Suivez Russia Beyond sur Telegram ! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr
Macha Méril a porté cette histoire personnelle mais en même temps imprégnée de milliers de destins, tragiques et heureux, très différents mais avec le même ADN – celui de l’attachement à ses racines russes, toute sa vie. Ses parents, le prince Wladimir Gagarine et Marie Belsky, tous deux de grands propriétaires terriens, ont fui la Russie avec leurs familles au cours de la Révolution de 1917, laissant, comme de nombreux aristocrates russes, tout derrière eux. Elle passe sa petite enfance à Rabat, au Maroc, alors sous protectorat français, mais la mort tragique de son grand frère et de son père juste après la fin de la deuxième guerre mondiale fait revenir le reste de la famille à Paris. Très jeune, âgée de 16 ans seulement, elle entame une carrière au cinéma et se fait rapidement un nom en tant qu’actrice de la Nouvelle Vague. Cependant, pour cela, il a fallu renoncer à son nom de famille, Gagarine, pour un autre sonnant plus français et ne faisant pas fuir les producteurs – Macha Méril.
« J’ai vécu toute ma vie avec ce faux nom. Ça n’a l’air de rien, mais passer sa vie entière à porter un nom qui n’est pas le sien c’est comme une sorte de masque, une sorte de voilette que j’avais envie d’enlever et de raconter vraiment qui je suis à travers ce roman », révèle l’auteur lors de la rencontre avec les lecteurs.
Vania, Vassia et la fille de Vassia n’est pas un roman autobiographique, mais plutôt inspiré du vécu personnel de Macha Méril, de l’histoire de l’intégration dans la société de son pays d’accueil, de ce qu’elle fut et de ce qu’elle est devenue.
Elle définit son livre comme un hymne à l’immigration, l’immigration qui peut être un drame pour certains et un formidable stimulant pour d’autres. « J'ai accompli beaucoup de choses précisément parce que j'étais la fille d'immigrés et que j'ai réussi à profiter de ma chance. Nous étions très pauvres et je remercie cette pauvreté, parce que c’est grâce à cette difficulté que je suis devenue ce que je suis et je dois à cette condition-là d’avoir été obligée de me surpasser », avoue l’actrice.
Focus sur l’« immigration silencieuse »
Macha Méril a choisi pour pouvoir incarner cette histoire d’une jeune immigrée russe en France le milieu très peu connu et discret des cosaques, dont plusieurs communautés étaient disséminées un peu partout dans l’Hexagone à la suite de l’exode des restes de l'armée blanche après la défaite dans la guerre civile fratricide. Leur situation en exil fut délicate : « passeports Nansen, titres de propriété incertains, revenus inexistants, préjugés de toutes sortes sur leur façon de vivre… ». Leurs descendants vivent encore dans le Midi, dans le Jura, en Ardèche, en Corrèze.
>>> Portraits de descendants d’émigrés blancs en France
Le protagoniste du roman, Sonia, est une fille de cosaque, qui a atterri avec ses frères d’armes au fin fond de la Corrèze avec leurs centaines de chevaux, et vivant pratiquement en autarcie de leurs cultures et de leurs bêtes. Orpheline de mère, elle vit avec son père Vassia dans « un domaine ingrat, abandonné par un général, chevalier-garde du tsar Alexandre II qui l’avait gagné au jeu contre un général français et l’avait légué à son escadron de cosaques, éleveurs de chevaux… Ils ont réhabilité cette exploitation agricole qui était à l’abandon, ils ont travaillé dur été comme hiver sans voir passer les ans ».
« J’ai voulu parler de l’immigration silencieuse, des gens qui ne faisaient pas de bruit, qui ne faisaient pas parler d’eux, qui étaient heureux d’être accueillis par la France tout en étant très nostalgiques de leur Russie natale », explique la romancière.
L’histoire commence en 1939, quand Sonia a dix ans. Au fil des pages, on voit cette ambitieuse jeune fille, dotée d’une grande beauté naturelle, de talents et d’une intelligence remarquable, grandir, évoluer physiquement et mentalement, devenir une femme de formation nouvelle – indépendante, émancipée, dévouée et réussie. Elle a la chance d’avoir croisé sur son chemin des gens qui ont su reconnaître en elle une personne exceptionnelle et faire leur possible pour l’épauler. Ce fut d’abord son instituteur et le directeur de l’école communale, qui a insisté sur son éducation musicale, grâce à laquelle Sonia a été remarquée par le comte Charles de la Barrère, magistrat à Tulle. Ce vieux garçon, propriétaire d’un petit château, a offert à la jeune orpheline un confort matériel, ce qui lui a permis de sortir de la précarité et de se concentrer sur ses études. C’est sa cousine, la veuve du général de Hauteville, qui a pris le relais et a hébergé Sonia dans son hôtel particulier à Paris tout en la poussant à faire de prestigieuses études à Sciences Po et à l’ENA. Toutefois, pour s’inscrire au concours des grandes écoles, la jeune fille a dû renoncer à son nom Vassiliev et accepter la proposition de son bienfaiteur Charles de l’épouser, même si cet acte était une pure formalité.
À la lisière des mondes réel et imaginaire
Nous traversons avec l’héroïne tout le XXe siècle et les événements politiques et culturels qui ont marqué la société française : la guerre, l’après-guerre, la Nouvelle Vague, les avancées féministes, mai 68, l’élection de François Mitterrand, la chute du mur de Berlin. Elle fait une belle carrière dans les coulisses de la vie politique française, perturbée à la fin des années 50 par la découverte de l’engagement de son père (dont elle était sans nouvelles depuis le début de la guerre et qu'elle considérait comme mort) dans le régiment des Waffen-SS, déployé sur le front de l'Est. Néanmoins, de nombreux Russes en exil ont emprunté d’autres voies lors du conflit, comme le jeune Rafael Alfenboum, résistant, dont Sonia tombe amoureuse et qu’elle retrouve plusieurs années plus tard pour vivre un véritable amour, qui a survécu aux distances et au temps. Cette relation évoque l’histoire vécue par Macha Méril et le compositeur Michel Legrand. Par ailleurs, on croise dans le roman des personnages politiques, des écrivains (Romain Gary et Joseph Kessel), des cinéastes de la Nouvelle Vague et même Macha Méril, évoquée parmi les autres figures remarquables de son temps.
« J’ai réussi cette petite prouesse littéraire de mélanger la fiction totale, de vrais souvenirs et des faits réels. J’ai introduit dans le livre les personnes que j’ai connues, comme Pierre Mendès France, comme Boris Eltsine, comme Jean-Luc Godard. Aujourd’hui, on ne peut plus écrire une histoire complètement romanesque, il faut la situer, l’ancrer dans la réalité », justifie l’écrivain.
Elle explique également avoir délibérément choisi la forme d'un roman non autobiographique : « Je me disais que si un jour j’écris sur mes origines, sur de quoi je suis faite, je ne veux pas le faire en biographie, parce que je pense que dans les biographies on ne peut pas s’empêcher de mentir, on se présente sous des jours favorables, on est incapable d’analyser et de s’autocritiquer, c’est très difficile. Donc, j’ai inventé ce personnage de Sonia ».
>>> Du front germano-russe aux aciéries d’Ugine: bouleversant destin d’un Russe blanc émigré en France
Un autre personnage très attachant de ce roman est Vania, ami et voisin du père de Sonia qui, par la force des circonstances, devient une sorte d'ange gardien de cette dernière et, par la suite, du vieux et infirme comte Charles de la Barrère. Sa vie est pleine d'épreuves et de pertes, mais il ne râle pas, il accepte tout le travail qui se présente, se contente de peu et se réjouit de chaque petite avancée et réussite de Sonia, pour qui il reste le principal maillon lui permettant de ne pas rompre avec ses racines russes.
Macha Méril a connu quelques-uns de ces cosaques de la deuxième et troisième génération, dans le Loiret, près de Montargis, à Châlette-sur-Loing, où une communauté existe toujours. Ce sont des descendants des exilés russes et ukrainiens de la première vague d’immigrés des années 20. Ils se sont fait embaucher par l’usine Hutchinson, qui a même fourni un terrain pour édifier une église du culte orthodoxe.
Les personnages de ce livre, la romancière les connaît de près ou de loin. Née à Rabat, elle n’a pas connu la Russie jusqu’à l’âge adulte, mais a été bercée par des histoires de Russie, elle a fréquenté les communautés russes rue Daru, rue Lecourbe à Paris, et ailleurs. Elle a noté avec justesse, que partout où les Russes arrivent, ils créent une église, un cours de chant et un cours de danses. La notion de culture chez eux est très importante.
« Ils ont essayé par tous les moyens de protéger ce dont ils étaient faits. Tout d’abord la langue. Les premiers soviétiques, venus plus tard en France, étaient très étonnés de la langue que parlaient les Russes émigrés. Ils mangeaient russe, ils chantaient russe, ils avaient leurs églises. Je trouvais ça très romanesque, émouvant, et je me suis demandé s’il y avait un autre pays au monde ou c’était possible, qu’en France. Mon livre est un hymne à l’émigration, mais aussi à la France. Je pense que ce que nous sommes et ce que je suis, je le lui dois. Une grande partie de ma famille, ceux qui sont partis aux États-Unis, sont devenus Américains, et ils ont dû tout sacrifier pour être Américains. Ce qui est merveilleux avec l’esprit d’accueil en France, c’est qu’on peut continuer d’être Russes en France », conclut Macha Méril le récit sur son dernier roman, dédié à Michel Legrand, qui l'a encouragée à raconter ce voyage de toute une vie.
Dans cet autre article, nous vous proposions un gros plan sur la cité de «La petite Russie», à Paris, habitée de réfugiés russes devenus chauffeurs de taxi.