La vie d’Alexandre Tikhomiroff, énoncée par son fils dans le livre autobiographique La tasse de thé (éditions l’Harmattan), est le reflet parfait de l’époque trouble qui a bouleversé le destin de millions d’individus, éparpillant des familles, détruisant le mode de vie traditionnel, piétinant toutes les valeurs inébranlables et condamnant des centaines de milliers de personnes à l’errance et à l’exil. On a du mal à croire qu’une seule vie humaine peut dissimuler autant de péripéties, de mésaventures et de souffrances.
Alexandre Tikhomiroff-fils
Maria TchobanovLe 19 octobre 2018, la communauté russe en France a appris une nouvelle n’ayant, à première vue, rien d’original : un historien de la marine russe nommé Alexandre Vladimirovitch Plotto est mort à Paris à l’âge de 98 ans. Mais cette nouvelle prend une tout autre signification si l’on précise qu’il était le dernier citoyen vivant à avoir quitté Sébastopol sur les navires de l'escadre russe en novembre 1920, à la suite de la défaite de l’Armée blanche et face au carnage qui s’annonçait. Âgé de six mois au moment de l’exode, il avait en effet fui la Crimée embarqué avec 150 000 autres Russes, dans les bras de son père, officier de la marine, qui avait participé aux combats navals dans la mer Noire contre l'Allemagne.
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À un âge déjà très avancé, il avait avoué que durant toute sa vie il s’était lui-même perçu comme un « réfugié », « réfugié russe » dans un pays étranger.
Ce ressentiment serait valable pour un million et demi d’autres personnes qui ont quitté la Russie de 1917 à 1921, ceux que l'on appelle la première vague d'émigration postrévolutionnaire, ou, en généralisant – l’émigration blanche. Parmi eux, notre héros inconnu, Alexandre Tikhomiroff, né en 1896, fils de l’ingénieur Condrad Tikhomiroff, qui a fait une belle carrière en Russie tsariste, et d’Olga Vokoulova, fille d’un intendant général de la citadelle de Kronstadt, mère de sept enfants.
Sa famille habitait à Nikolaïev, le centre de la construction navale de l’Empire russe sur la mer Noire. « Parler de sa famille était une épreuve comme celle d’enlever un bandage qui colle encore à la plaie (...) qu’on croyait cicatrisée, mais qui se rouvre et saigne », écrit Alexandre Tikhomiroff-fils, né en France et auteur du livre La tasse de thé - un récit qui évoque les évènements de la Première Guerre mondiale en Russie, puis de la guerre civile et les périples de l’exode, vus, vécus et racontés par son père, réfugié russe en France.
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Dès le début de la Première Guerre mondiale l’armée russe a subi de fortes pertes humaines. Pour Alexandre, étudiant de l’école d’ingénieurs, les études sont finies, on en fabrique vite un officier qu’on envoie sur le front germano-russe, en première ligne, comme instructeur de mitrailleuses. « Beaucoup furent tués. Beaucoup trop. Quand près de toi ton ami s’écroule le visage éclaté, tu comprends, vraiment, ce qu’est la guerre… Impossible de sortir, impossible d’aider les blessés et toujours les coups qui raisonnent. Alors, un jeune soldat devient comme fou. Les mains sur les oreilles il sort de la casemate en courant et en criant : "Maman, maman !" et puis plus rien. Un obus l’avait fauché », racontait le père des années plus tard au jeune Alexandre, devant une tasse de thé dans un minuscule appartement parisien, l’épisode d’une opération de pilonnage qu’effectuaient les Allemands sur les positions russes.
Après le coup d'état bolchévique et la promulgation de la paix avec l’Allemagne à Brest-Litovsk, l'Armée impériale a été dissoute, tandis que Léon Trotski a créé l’Armée rouge pour défendre le nouveau pouvoir.
Rentré chez lui, Alexandre a été confronté à la demande de son père Condrade : « Pour le Tsar et la Sainte Russie, pour l’honneur de notre famille, je souhaite que l’un d’entre vous au moins, soit volontaire pour s’engager dans l’Armée blanche ». Tous les fils avaient levé la main. Ils étaient cinq frères, Alexandre n’en reverra aucun.
Suivent les « années de sang, de morts et de faim ». Un périple au cours duquel le jeune officier blanc a failli mourir maintes fois de faim, ou sous les balles. Le rythme auquel galopent les évènements dépasse l’échelle humaine. La Russie était exsangue. Des milliers de gens perdus, désorientés, démoralisés, abandonnant toute dignité, préoccupés par la survie. Les chapitres, consacrés à cette période, nous plongent dans une atmosphère de désespoir, de désolation et de permissivité régnant dans un pays déchiré entre « les rouges », « les blanc », « les noirs » (anarchistes) et de nombreuses autres formations idéologiques ou tout simplement criminelles. Cette atmosphère est transmise par des mots simples et sincères, découlant de souvenirs d'enfance de l’auteur, sans pathétique inutile, mais imprégnés de tristesse, un sentiment qui n’a jamais quitté son père, surtout aux moments d’évoquer son pays, la Russie.
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« Mon père n’avait pas tout raconté. Au cours d’une histoire parfois un silence arrivait, assourdissant, ses yeux semblaient fixer une réalité en dehors de notre temps, au-delà de notre horizon », peut-on lire entre les passages parlant des différentes étapes de l’Odyssée de son père. « Quand j’ai eu 16-18 ans, j’ai essayé de lui faire raconter plus en détails certains épisodes qu’il avait déjà brièvement mentionnés auparavant. Il commençait à parler, mais au bout de trois minutes il se taisait et partait. Je comprenais qu’il partait pleurer et ne voulait pas que je le vois ainsi », a avoué Alexandre Tikhomiroff-fils, âgé de 85 ans aujourd’hui, lors de notre rencontre.
À la fin de 1920, les dernières armées blanches sont regroupées sous l’autorité du général Wrangel dans le sud de la Russie et en Crimée. Affaiblis par des mois de privations, le jeune officier tombe gravement malade. On lui a alors diagnostiqué la fièvre jaune, il a donc été placé au lazaret de Théodosie et laissé pour mourant dans la pièce jouxtant la morgue. Malgré tout il s’en est sorti et s’est évadé de ce mouroir pour rejoindre son corps d’armée. Or, l'issue de la guerre ne laissait plus aucun doute. « Des milliers d’hommes se précipitèrent vers la côte où déjà, venus d’ailleurs, d’autres milliers étaient en marche. Le port de Théodosie n’était qu’à quelques kilomètres de la caserne, les derniers à parcourir, après les milliers à traverser la Russie (…) pour s’évader de l’enfer ».
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Obligés d’embarquer illégalement depuis une barque de pécheurs et à l’aide du filin, jeté par quelqu’un du pont du bateau, déjà surchargé, Alexandre et ces compagnons quittent le rivage natal pour accoster à Galipoli (détroit des Dardanelles) le 12 novembre. Pendant tout le voyage, passé débout dans le vent glacial, sans manger ni boire, Alexandre rêvait d’une tasse de thé chaud qui devrait les accueillir à l’arrivée. Mais cette tasse de thé, il l’a bue seulement en Bulgarie où il est parti comme ouvrier après avoir passé neuf mois derrière les barbelés du camp, surveillé par les gardes armés des nations alliées et où « de nouveau ce furent la faim et la maladie. Une chapelle orthodoxe célébrait jour et nuit l’office mortuaire. Le pope n’en pouvait plus… ».
En Bulgarie, il a eu du travail, à manger, et l’accueil chaleureux de la population. Mais un nouveau malheur s’est abattu sur lui – il a attrapé la malaria, qui a fauché plusieurs de ses compatriotes, affaiblis et sans moyens de se soigner. Une fois de plus le destin l’a épargné, il a été guéri dans les Balkans, où cette maladie existait à l’état endémique.
En octobre 1926, Alexandre Tikhomiroff arrive en France, recruté par les aciéries d’Ugine, avec lesquelles il signe un contrat léonin, faute de la non-maîtrise de la langue française. Ce contrat se trouve actuellement à la galerie des dons de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, là où les immigrés ou leurs descendants donnent un objet emblématique de leur vie. Ce document a été légué au musée par son fils Alexandre avec d’autres objets - le cor d’harmonie et une photo sur laquelle son père pose devant le chapiteau du cirque Hagenbeck avec d’autres musiciens. Dans les années 30, Alexandre-père faisait en effet partie d’un orchestre, composé de musiciens russes, qui accompagnait les tournées des cirques, et il jouait cet instrument imposant.
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Ce sont ces objets qui ont attiré l’attention du dessinateur et scénariste Gaétan Nocq, qui, après avoir rencontré l’auteur du livre La tasse de thé, a décidé de faire revivre l’exceptionnelle aventure vécue par un officier de l’Armée blanche. En 2017, pour le centenaire de la Révolution d’octobre les éditions La Boîte à Bulle sortent ainsi un fascinant album de plus de 230 pages, qui raconte en images réalisées de manière virtuose le périple du Capitaine Tikhomiroff. Très réalistes, faisant parfois penser à des plans-séquence ou des arrêts sur image, les planches de cette BD montrent encore une fois l’échelle de la catastrophe qu’a été la Révolution russe et l’absurdité de la guerre qu’elle a engendrée.
« Gaétan est un artiste exceptionnel. Il m’a compris. Mais au début, notre collaboration a été un peu difficile. Ses premières planches avaient très peu de la réalité russe. Si vous regardez son album, les dessins sont très précis, chaque détail est fidèle à la réalité, mais sur les premiers dessins qu’il m’a montrés, les izbas rassemblaient plus aux maisons des cadres supérieurs en Normandie. Je lui ai pourtant montré des photos de la campagne russe, mais il a pensé que c’étaient des bidons-villes, à cause des clôtures tordues qui entourent traditionnellement les maisons dans des villages. Et puis, les avenues droites avec les peupliers qui les bordent… Il a fallu tout refaire. Sur une autre planche il a dessiné un train, où les gens fut installés confortablement, ce qui ne correspond pas aux conditions misérables que subissaient les gens pendants leurs voyages dans le pays ruiné par la guerre. Nous avons eu beaucoup d’échanges et au final je suis très satisfait par le résultat : j’ai l’impression d’avoir vu mon grand-père, comme il était, très réaliste, grâce à son coup de pinceau », témoigne Alexandre Tikhomiroff-fils.
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Le livre La tasse de thé a été récemment traduit vers le russe. Outre les témoignages inestimables, car très rares, sur les années de la guerre civile, il parle de manière très sincère des gens, qui après avoir tour à tour changé de statut, de militaires fidèles à la Patrie à ennemis de la jeune République soviétique, d'hommes libres à prisonniers, de fugitifs à réfugiés, n’ont jamais arrêté, jusque la fin de leur vie, de rêver de la Grande Russie.
« Au milieu de la table trônait une bouilloire bien chaude. Il n’y avait pas besoin de samovar, tous l’imaginaient. Dans la vapeur qui sortait de la bouilloire chacun retrouvait un visage lointain, une bataille, une steppe, un bois de bouleaux, chacun revivait son rêve et dans chaque rêve il y avait un morceau de terre russe ».
Dans cette autre publication, nous vous présentons quatre génies ayant fui la Russie au cours de cette tragique période.
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