Quand le cinéma soviétique puisait son inspiration dans les lettres françaises

Mikhaïl Romm/Mosfilm, 1934
Stendhal, Guy de Maupassant, Jules Verne, Alexandre Dumas père... En URSS, les œuvres des écrivains français nous regardaient aussi bien des étagères des bibliothèques domestiques que du téléviseur. Certaines mises à l’écran ont toutefois subi des modifications si significatives qu’elles peuvent être considérées comme des œuvres à part.

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Boule de Suif, de Mikhaïl Romm

Si c’est Sergueï Eisenstein qui avait tourné cette œuvre, il se serait focalisé sur le début de la nouvelle – l’arrivée des Allemands à Rouen, témoignaient ses contemporains. Cela aurait donné un film bien différent. Mais ce n’était ni Eiseinstein ni, d’ailleurs, pas tout à fait Maupassant. « C’était pour ainsi dire Maupassant à la Jules Romains, qui plus est, dans l’interprétation de Romm », écrivait le réalisateur à propos de sa première œuvre indépendante sortie sur les écrans en 1934. 

Séduit par l’idée du philosophe français sur la foule et l’individu qui s’y dilue, Romm essaie de la transporter sur l’écran et, il faut l’avouer, non sans succès. Dans son film, Boule de Suif est juxtaposée à une sorte d’Hydre de Lerne formée par différents représentants de la classe bourgeoise. Tous ensemble, ils ont faim, enfilent un masque hypocrite de gentillesse, méprisent celle qui se distingue tant d’eux et qui, telle Sonia Marmeladova de Dostoïevski, n’est point une coupable, mais la victime de la société. Deux décennies plus tard, le film initialement muet sera accompagné de voix off et de musique.

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Ne t'en fais pas, de Gueorgui Danielia

Les spectateurs ne seront sans doute pas nombreux à immédiatement établir un parallèle entre cette œuvre de Danielia, réalisateur à qui l’URSS doit plusieurs films cultes, et Mon oncle Benjamin d’Édouard Molinaro avec Jacques Brel dans le rôle principal. Cependant, sorties toutes les deux en 1969, ce sont deux adaptations d’une seule et même œuvre, roman écrit par Claude Tillier.

Dans le film de Danielia, l’action est transportée en Géorgie et le choix du lieu n’étonne point : où, si ce n’est en cette terre, pourrait donc vivre « un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse » ? Ayant rassemblé sur le même plateau de tournage une vaste gamme d’artistes du cinéma soviétique absolument brillants, tels Vakhtang Kikabidze, Sofiko Tchiaoureli ou Sergueï Filippov, le réalisateur n’a pas hésité à incruster dans son œuvre le merveilleux chant polyphonique géorgien.

À la recherche du capitaine Grant, de Stanislav Govoroukhine

Il s’agit de la seconde adaptation cinématographique soviétique du roman de Jules Verne contant les aventures de l'équipage du Duncan. Si l’on retient celle-ci et non celle de Vladimir Vajnshtok parue en 1936 et surtout célèbre pour sa musique composée par Isaac Dounaïevski, c’est car le sujet du film en sept épisodes, coproduit avec la Bulgarie et sorti en 1986, a été plus profondément revisité par le réalisateur. Les aventures de Mary et Robert Grant y sont en effet encadrées par l’histoire de l’écrivain lui-même.

Annonçant à l’auditeur son intention d’écrire un livre sur un capitaine écossais, le personnage de Jules Verne avoue vouloir créer un roman mariant la science et les aventures, une sorte de « géographie divertissante ». Et c’est justement cette phrase qui décrit le mieux le film de Govoroukhine. Plus riche en aventures que l’œuvre dont il s’inspire, comptant des scènes de différents phénomènes naturels, dont une éruption volcanique, une avalanche ou des pluies diluviennes, et garni d’incessantes explications de Jacques Paganel, ce film est une véritable encyclopédie visuelle pour la jeune génération de l’époque (et dont l’auteur de ces lignes a fait partie).

La réutilisation dans la série de la magnifique ouverture composée par Dounaïevski pour le film de Vajnshtok est un agréable bonus.

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Gavroche, de Tatiana Loukachevitch

Le cinéma était un instrument important de l’idéologie soviétique – Lénine lui-même définissait déjà le septième art comme le plus important pour le pays. Le message n’était cependant pas toujours direct – il pouvait s’agir de clins d’œil délicatement sertis dans la trame narrative et à des moments où l’on s’y attend le moins. « C’est le problème de l’oppresseur et des opprimés. Mon cœur est toujours du côté de ces derniers », dit le personnage de Jules Verne dans le film que nous venons de mentionner et sorti vers le crépuscule de l’ère soviétique. Qu’en dire alors si l’on parle de son aube ?

En 1937, sort Gavroche, de Tatiana Loukachevitch, et il faut dire, qu’inspiré par Les Misérables, le sujet a subi plusieurs modifications et des personnages supplémentaires y ont été introduits, sans doute dans le souci de trouver plus d’écho auprès de la société prolétarienne, qui venait de créer un nouveau monde sur les cendres de l’Empire russe, et de renforcer l’atmosphère du romantisme révolutionnaire. Si, chez Hugo, le père Thénardier est un personnage antipathique, dans le film, il s’agit d’un homme envoyé au bagne et dont le retour est tant guetté par le gamin. Ce que l’enfant garde de lui, c’est un livre sur Icare et Dédale et la promesse de lui confectionner un jour des ailes, rêve voué à l’échec, car la nouvelle sur le décès du père ne tarde pas à arriver.

D’ailleurs, en regardant le film, l’on n’a étrangement pas l’impression de se transporter dans le Paris des années 1830, mais de rester dans la Russie du début du XXe, avec ses immeubles de rapport, ses gens plongés dans la misère, ses enfants de rues et sa révolte.

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