Entouré de légende: comment Sergueï Essenine est devenu le chantre du patriotisme russe

Culture
ALEXANDRA GOUZEVA
Il se qualifiait de «meilleur poète de Russie», mais n’a jamais été en mesure de se trouver lui-même. Garçon de la campagne, fêtard espiègle ou type sournois en quête de gloire: qui était Sergueï Essenine?

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Un jeune villageois débarque dans l'immense Saint-Pétersbourg en costume de paysan pauvre, portant une modeste valise. Dès la gare, il se précipite à la recherche de son « icône » - le poète à la mode Alexandre Blok. Juste pour le voir...

Ce n'est qu'un des nombreux mythes inventés sur lui-même par le poète Sergueï Essenine. Au début du XXe siècle, les milieux poétiques russes regorgeaient de talents ; pour sortir du lot et devenir célèbre, il fallait recourir à des ruses et inventer des mythes, voire se livrer à une sorte de carnaval. C'est ainsi qu’Essenine a cultivé son image de poète paysan autodidacte.

Grand créateur de mythes

S’il était bel et bien originaire d’un village, sa famille était cependant loin d'être pauvre et Essenine s’habillait tout à fait décemment. De plus, il avait reçu une bonne éducation. Avant de venir à Saint-Pétersbourg, il avait vécu plusieurs années à Moscou, où il avait fréquenté un établissement d’enseignement populaire en tant qu’auditeur libre et travaillé dans une imprimerie. Ses poèmes avaient déjà été publiés dans des magazines. L'un de ses premiers opus publiés est un poème que tout enfant russe connaît désormais par cœur. Il commence comme ça :

Le petit bouleau vierge
Près de mon foyer
S’est couvert de neige
Comme l'argent moire.

(Traduit par Alla Kotchoubey)

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C’est probablement avec Essenine qu’a commencé l'amour inconditionnel des Russes pour les bouleaux, les champs, le seigle doré, le « feu des sorbiers rouges » et les « bosquets d'or ». Il a lié la Russie avec l’image du bouleau, faisant de cet arbre un emblème, et le thème de la patrie, des étendues natales et du paysage rural est omniprésent dans ses poèmes, nécessairement sur le mode nostalgique. Certes, il vit à Moscou et à Saint-Pétersbourg – mais sa terre natale lui manque. Les poètes nobles du XIXe siècle ne décrivaient pas la nature de cette manière ; ils l’admiraient, mais pas avec une angoisse aussi tenace.

Essenine est effectivement allé voir Blok à Saint-Pétersbourg, cependant, il lui avait auparavant envoyé une note polie l'avertissant de sa visite. Blok a laissé l'inscription suivante dans son journal après la rencontre : « Paysan de la province de Riazan. 19 ans. Les poèmes sont frais, nets, bruyants, verbeux. Langage. Venu me voir le 9 mars 1915 ».

Un ami d'Essenine, Anatoly Mariengof, écrira alors, prétendument à partir de ses propos, qu'il n'avait jamais porté la moindre tenue paysanne avant ce jour. « Je n'ai jamais mis de bottes rousses de ce type de ma vie, ni de vestes aussi minables que celles que j’avais pour apparaître devant lui ». Il aurait aussi lancé : « Je suis venu à Saint-Pétersbourg pour la renommée mondiale, pour un monument en bronze ». Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a bel et bien obtenu la renommée - il est toujours de bon ton parmi les patriotes d'aimer Essenine.

Fêtard et bagarreur

En 1918-1919, Essenine se rapproche du cercle des poètes imaginistes, des personnalités nimbées de scandale. De simple garçon de la campagne, il devient un « voyou », un « malicieux fêtard moscovite », et troque sa tenue campagnarde contre un costume, un haut-de-forme et une canne. En vers, il fait l'éloge des tavernes de Moscou et narre sa gloire en tant que « chahuteur ».

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D’ailleurs, l'image poétique que s’est forgée Essenine n’est pas usurpée - il boit tout son soûl et fait effectivement la tournée des tavernes, collectionnant scandales et bagarres, ce qui lui attire une certaine renommée. Cependant, même ici, l’évocation se fait sur le mode mélancolique - le malheureux fêtard a le mal du pays, et il s’en veut de son mode de vie, comme s'il courait à sa perte – tout en laissant entendre que seul l'amour peut le sauver.

L’amour, le jeune poète le recherche très activement. Sa vie personnelle est orageuse - plusieurs mariages infructueux, des enfants abandonnés et de nombreuses femmes au cœur brisé. Parmi elles se trouvait la célèbre danseuse américaine Isadora Duncan. Avec elle, il a fait une tournée en Europe et aux États-Unis, mais il ne peut supporter d'être dans l'ombre de sa gloire – la rupture ne tarde pas à se produire. Sa dernière épouse était la petite-fille de Léon Tolstoï, Sophia. Pendant de nombreuses années, après des liaisons à répétitions, il revenait trouver Galina Benislavskaïa, qui l’aimait sans espoir et qui travaillait comme secrétaire pour lui. Après sa mort, elle se suicidera sur sa tombe.

Dans Confessions d’un voyou, il écrit qu'il se comporte délibérément de manière choquante et aime être critiqué. Il avoue alors à nouveau son amour pour sa patrie, et se tourne vers les anciens de son village – il se demande s'ils savent que « l’enfant de leur terre est le meilleur poète de Russie ! ».

Le plus russe des poètes

Lorsqu’éclate la révolution, Essenine est à Moscou. Cependant, il parle extrêmement peu et prudemment de ces turbulences, comme s'il ne se retrouvait pas dans le maelström des événements. Il se tourne à nouveau vers la boisson, apprécie le son des guitares et engage des gitans à venir chanter. Il veut oublier - oublier ces jours terribles. Logiquement,  il a souvent des problèmes avec la police.

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Il observe les horreurs de la guerre civile, connaissant lui-même la faim et le froid dans le chaos urbain. Mais l'issue n'a pas d'importance pour lui, il s'inquiète d'abord pour sa patrie bien-aimée : « Mon pays natal d’un bout à l’autre / Illuminé par le feu, les sabres / Rongé par une intestine discorde ».

Et pourtant, au beau milieu de cette guerre, il prend parti pour les bolcheviks. Lui, qui avant la révolution lisait sa poésie devant la famille impériale, estime désormais qu'en tant que représentant du peuple, il devrait être du côté du régime soviétique. En 1924, il écrit qu'il veut être un digne fils des « grands États de l'URSS ». Mais il dit aussi que peu importent les guerres qui se produisent sur la planète, peu importe que les tribus se fassent la guerre, toujours, de toute son essence poétique, il restera le chantre de ce « Sixième de la terre qui porte ce court  nom : " Rus’ " ».

Mort mystérieuse     

Dans un poème de 1923, il demande à ceux qui seront avec lui à la dernière minute de sa vie « de lui mettre dans une chemise russe et de le placer sous les icônes pour mourir ». Cependant, sa mort fut différente. En Russie, des débats entourent encore les circonstances exactes du décès du principal poète paysan.

La version officielle est le suicide. Le 28 décembre 1925, le poète se pend dans une chambre de l'hôtel Angleterre à Leningrad. Il laisse un poème écrit avec du sang (il n'y avait pas d'encre): « Au revoir, mon ami, au revoir », qui contient également les mots « Il n'y a rien de nouveau à mourir dans cette vie ».

Cependant, dans les années 1970, l'un des employés du Département des enquêtes criminelles de Moscou a avancé la version selon laquelle Essenine aurait été assassiné par des agents des organes de sécurité de l'État qui auraient mis en scène le suicide. Il appuyait principalement cette thèse par le fait que le poète avait un hématome sur le visage (il est clairement visible sur les photos posthumes) -  un signe de violence selon lui. Le poète aurait pu, se souvenant de son expérience des tavernes, se battre avec ceux qui venaient l’assassiner.

Cette version, qui ajoute encore un peu de romance et de tragédie à l'image du poète, a été immédiatement reprise par la culture de masse - plusieurs films et séries télévisées mettant en scène le meurtre du poète ont été tournés.

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