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Nous avons sélectionné trois exemples de confrontation entre des membres de différentes générations dans la littérature classique. Bien entendu, on ne peut pas vraiment appeler ces personnages créés au XIXe siècle « boomers », car il n’y a pas eu de baby boom durant ce siècle, ni « zoomers », car la génération Z n’était pas encore née.
Il ne s’agit toutefois pas que d’une histoire d’âge. Dans l’exemple du conflit entre Samoïlenko et Von Koren, les deux hommes ont à peu près le même âge, mais l’un professe des opinions conservatrices et l’autre des idées plus « jeunes », plus libérales. Dans notre second exemple, le plus vieux des deux soutient, étonnamment, le libéralisme, tandis que le plus jeune est simplement critique de tout.
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Pourquoi écrire sur la rivalité entre les jeunes et leurs aînés, demanderez-vous ? Eh bien, pour montrer que, depuis des siècles, rien n’a changé, et que les débats sont toujours fondamentalement les mêmes : le travail contre la fainéantise, « ceux d’ici » contre les étrangers, les habitudes contre le changement...
Samoïlenko vs Von Koren. Cadres tirés du film Plokhoï khorochiï tchelovek basé sur la nouvelle de Tchekhov
Iossif Kheifitz/Lenfilm, 1973Samoïlenko est un médecin militaire, on ne connaît pas son âge. Il est bourru est simple d’esprit, mais respecté et apprécié par les habitants de la ville. Son ami, Von Koren, est un jeune zoologue. Ils discutent de Laïevski, un homme de 28 ans à la vie compliquée. Samoïlenko défend Laïevski, expliquant qu’il traverse une mauvaise passe. Von Koren, qui endossele rôle du « zoomer » dans cette conversation, pense au contraire que Laïevski mérite ce qui lui arrive.
Samoïlenko :
— J’ai vu ce matin Vania Laïevski. L’existence lui est difficile ; les côtés matériels de la vie ne lui sont d’ailleurs pas très consolants, mais c’est surtout la psychologie qui l’a déprimé. Pauvre garçon !
— Il ne me fait aucune pitié ! — dit Von Koren. — Si cet homme-là se noyait jamais, je le pousserais encore à l’aide de ma canne : noie-toi, frère, noie-toi...
— Ce n’est pas vrai. Tu ne ferais pas cela.
[...]
— Laïevski est absolument nuisible, et aussi dangereux pour la société que le microbe du choléra, — poursuivit Von Koren, — le noyer est donc méritoire.
[...]
— J’ai compris mon Laïevski, — poursuivit-il en se tournant vers le diacre, — dès le premier mois de nos relations. [...] Dès les premiers temps, il me frappa par une extraordinaire propulsion au mensonge, qui me donna des nausées. En qualité d’ami, je lui reprochai de boire autant, de dépenser plus que ses moyens et de contracter ainsi des dettes, de ne rien faire ni rien lire, enfin d’être si peu instruit et, en réponse, il se contenta de sourire amèrement, de soupirer et de dire : « Je suis un raté, un être inutile... » ou bien : « Que voulez-vous faire de nous, débris du temps du servage », ou encore : « Nous sommes des dégénérés... ». Il se mettait aussi parfois à perpétrer un long galimatias sur Oniéguine, Petchorine, Keane de Byron, Bazarof, en ajoutant : « Ce sont là nos pères pour le corps et pour l’esprit. » Comprenez-vous ? Si les envois du Gouvernement restent sans être ouverts durant des semaines entières, si lui-même s’enivre et habitue les autres à l’ivrognerie, ce n’est pas sa faute, mais celle d’Oniéguine, de Petchorine et aussi de Tourguenieff, qui a créé le type de l’homme raté et inutile.
Traduit par Henri Chirol, Paris, Perrin et Cie, 1902.
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Kirsanov vs Bazarov. Cadres tirés du film Pères et Fils
Avdotia Smirnova/Rekun-Cinema, 2008Dans cette situation, le « boomer » est Paul Kirsanov, un officier à la retraite et un aristocrate qui soutient le libéralisme. Eugène Bazarov, lui, est un étudiant nihiliste qui hait le libéralisme comme le conservatisme. Les deux hommes discutent de science, et Kirsanov tente désespérément de comprendre la logique rebelle de Bazarov. Il n’y parvient pas, et devient seulement plus cinglant au fur et à mesure de la conversation.
— Vous vous occupez spécialement de physique ? demanda Paul.
— Oui ; de physique et des sciences naturelles en général.
— On prétend que les Germains ont fait faire de grands progrès à ces sciences depuis quelques années.
— Oui, les Allemands sont nos maîtres à cet égard, répondit négligemment Bazaro[v].
Paul avait employé ce mot de Germains avec une intention ironique ; mais cela ne produisit pas grand effet.
— Vous avez une bien haute estime pour les Allemands ! reprit-il avec une politesse affectée. Il commençait à sentir une sourde irritation. Sa nature aristocratique ne pouvait supporter l’aplomb de Bazaro[v]. Non-seulement ce fils de médecin ne se montrait pas embarrassé, mais il lui répondait brusquement et de mauvaise grâce, et le son de sa voix avait quelque chose de grossier qui frisait l’insolence.
— Les savants de ce pays-là sont des gaillards de mérite, dit Bazaro[v].
— C’est vrai, c’est vrai. Et vous n’avez probablement pas une si flatteuse opinion des savants russes ?
— C’est possible.
— Une pareille impartialité vous fait beaucoup d’honneur, ajouta Paul ; et il se redressa en portant la tête un peu en arrière. — Cependant Arcade Nikolaïevitch nous avait dit que vous ne reconnaissiez aucune autorité en fait de sciences. Comment concilier cela avec l’opinion que vous venez d’exprimer ? Est-il bien vrai, en effet, que vous ne reconnaissiez aucune autorité ?
— Pourquoi le ferais-je ? Et à quoi devrais-je croire ? On me démontre une chose raisonnable ; j’en conviens, et tout est dit.
— Les Allemands disent donc toujours des choses raisonnables ? murmura Paul Petrovitch ; et sa figure prit une telle expression d’indifférence et d’impassibilité, qu’il paraissait s’être élevé dans une sphère parfaitement inaccessible aux agitations terrestres.
—Pas toujours, riposta Bazaro[v] avec un bâillement contenu, comme pour donner à entendre que cette discussion oiseuse lui devenait à charge.
Traduit par Ivan Tourgueniev et Louis Viardot, Paris, Charpentier, 1863 (2ème éd. de 1876)
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Tchatski vs Famoussov. Cadres tirés du film Le Malheur d'avoir trop d'esprit
Vladimir Ivanov, Mikhaïl Tsarev/Ekran, 1977Le protagoniste, Alexandre Tchatski, demande la main de Sophie à son père, Famoussov. Ce dernier ne fait cependant pas confiance à Tchatski à cause de ses opinions.
Famoussov
Ah ! mon Dieu ! Il est carbonari !
Tchatski
Non, à présent le siècle n’est plus ainsi fait !
Famoussov
C’est un homme dangereux !
Tchatski
Chacun respire plus librement et n’a plus hâte de s’inscrire dans le régiment des bouffons.
Famoussov
Quels discours ! Il parle comme on écrit.
Tchatski
Bâiller au plafond chez des protecteurs, ne se montrer que pour garder le silence, pour tirer sa révérence, pour manger, avancer une chaise, ramasser un mouchoir...
Famoussov
Il veut prêcher la liberté !
Tchatski
Celui qui voyage, qui vit à la campagne...
Famoussov
Il ne respecte pas les autorités !
Tchatski
Celui qui sert une œuvre, et non les personnes...
Famoussov
Je défendrais de la façon la plus sévère à ces messieurs-là de s’approcher des capitales à portée de fusil.
Tchatski
Je vais enfin vous laisser en repos...
Famoussov
Ma patience est à bout, je n’en puis plus, je suis indigné !
Tchatski
J’ai attaqué votre siècle sans pitié, mais je vous laisse libre d’en rejeter une partie même sur notre temps. Vous pouvez vous en donner, je ne verserai pas une larme.
Famoussov
Je ne veux pas vous connaître, je ne tolère pas le libertinage !
Tchatski
J’ai tout dit.
Famoussov
Fort bien, mes oreilles sont fermées.
Tchatski
À quoi bon ? je ne les offenserai pas.
Famoussov (parlant vite)
Les voilà tous ! Ils courent le monde, battent le pavé, et, quand ils reviennent, attendez d’eux l’amour de l’ordre !
Tchatski
J’ai fini...
Famoussov
De grâce, cesse.
Tchatski
Prolonger les querelles n’est pas mon désir.
Famoussov
Laisse-moi un peu tranquille !
Traduit par Arsène Legrelle, Gand, F.-L. Dullé-Plus, 1884
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