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En pleine guerre froide, la censure soviétique se méfiait de tout ce qui était occidental. Écrit par un auteur britannique, Le Seigneur des Anneaux ne faisait pas exception. Pour faire connaître ce classique de la haute fantaisie aux lecteurs d'URSS, des traducteurs soviétiques ont tenté de le traduire illégalement, de publier l'histoire sous un autre nom, de la transformer en pièce de théâtre et même de réécrire le livre de Tolkien sous la forme d'une toute nouvelle histoire de science-fiction.
Masquer le récit
En 1966, la traductrice soviétique Zinaïda Bobyr a tenté un geste désespéré pour adapter la fiction de Tolkien aux normes de la revue littéraire soviétique Tekhnika – Molodioji (La Technique à la Jeunesse).
Convaincue que la censure soviétique ne permettrait pas l'impression d'une traduction directe de l'original, Bobyr a transformé l'épopée fantastique de Tolkien en un roman de science-fiction et a caché le thème de la magie derrière la façade des découvertes scientifiques rationnelles.
Dans la traduction de Bobyr, le conte original de Tolkien était par conséquent présenté comme une histoire à l'intérieur d'une autre histoire de science-fiction, celle de cinq scientifiques ayant découvert un anneau ancien qui, selon eux, était un dispositif permettant de stocker des informations qu'il révélait lorsqu'il était stimulé par une étincelle.
La tentative de Bobyr n'a cependant pas abouti, le magazine ayant refusé de publier le manuscrit.
Les premiers « Gardiens »
Le premier livre de la saga Le Seigneur de l'Anneau, intitulé La Communauté de l'Anneau, a été imprimé pour la première fois en Union soviétique en 1982. Les traducteurs soviétiques Vladimir Mouraviov et Andreï Kistiakovski – qui étaient également des fans de J. R. R. Tolkien – ont convaincu une maison d'édition soviétique d'imprimer 100 000 exemplaires de ce premier volume.
Cependant, la première traduction des écrits de Tolkien en URSS n’était pas strictement conforme à l'original de l'auteur. La traduction russe s'intitulait Gardiens (Хранители en russe) et constituait une version abrégée du livre initial, bien que sans les insertions directes des traducteurs. L'une des raisons pour lesquelles ces derniers avaient dû effectuer des compromis était la méfiance des censeurs soviétiques, qui jugeaient que le livre s'écartait des canons du réalisme socialiste, un mouvement artistique approuvé par l'État en URSS et dans d'autres pays socialistes à l'époque.
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« L'empire du mal »
À la grande déception de beaucoup en URSS, les deuxième et troisième tomes adaptés du Seigneur des Anneaux n'ont pas suivi immédiatement, malgré le succès stupéfiant du premier livre auprès des lecteurs soviétiques.
La raison de cet arrêt soudain est ancrée dans la géopolitique de la guerre froide. Le 8 mars 1983 – un an après la première publication des écrits de Tolkien en Union soviétique – le président américain Ronald Reagan a prononcé un discours dans lequel il qualifiait l'URSS d'« empire du mal ».
Rapidement, des parallèles ont évidemment été réalisés entre le monde fictif de Tolkien, le Mordor, et la référence de Reagan.
« Je n'avais pas d'idées antisoviétiques en tête. Vous voyez, il y a beaucoup d'allusions dans les écrits de Tolkien. Il suffit de dire que ses forces du bien sont situées à l'Ouest et que les forces du mal viennent de l'Est », a déclaré Alexandre Grouzberg, un autre traducteur soviétique de l'œuvre de Tolkien.
Aussi, le travail de traduction officiellement sanctionné s'est-il arrêté, laissant place aux tentatives illégales de traducteurs soviétiques dissidents d'introduire les lecteurs soviétiques dans le monde de Tolkien.
Traductions illégales
Des traducteurs indépendants ont en effet pris le risque de traduire les deux derniers livres de la saga lorsqu'il est devenu évident que le travail de traduction de Mouraviov et Kistiakovski ne serait pas poursuivi.
« [Si prise en train de traduire et d'auto-publier de la fiction illégalement, en contournant la censure], une personne pouvait perdre son emploi ou la possibilité de continuer ses études, la possibilité de gagner de l'argent était généralement limitée et des répressions administratives pouvaient être appliquées. Et, par ailleurs, cela signifiait ruiner la vie de votre famille, de vos proches, de vos amis et de vos collègues », aurait déclaré la philologue soviétique Evguenia Smaguina.
Malgré les risques encourus, les tentatives clandestines de traduction du Seigneur des Anneaux en russe ont suivi l'interdiction tacite de l'œuvre de Tolkien en URSS. Les nouvelles versions autoéditées s'appuyaient sur les réalisations de Bobyr, Mouraviov et Kistiakovski, les pionniers de la traduction en russe du langage complexe de l’auteur britannique.
En raison d’une vague de tentatives de traduction sans rapport entre elles, le personnage de Frodon Sacquet n’a pas manqué de dérouter le public russophone, son nom ayant été traduit de diverses manières, chacune tentant de transmettre au mieux le sens original de l'auteur. En effet, en anglais, ce personnage se nomme Frodo Baggins (ce qui comprend le mot « bag », « sac »). En russe, a donc été utilisée la traduction Frodo Torbins, « torba » signifiant « musette », et même Frodo Soumkins, « soumka » étant l’équivalent de « sac ».
Lorsque la politique de glasnost de Gorbatchev a relâché l'emprise de la censure soviétique en URSS, Vladimir Mouraviov a repris son travail de traduction des deux derniers livres de la série : Les Deux Tours et Le Retour du Roi. Son collègue Andreï Kistiakovski n'a néanmoins pas vécu ce moment, puisqu'il est mort en 1987.
Enfin, en 1991, un groupe de passionnés de Tolkien a enregistré une pièce de théâtre adaptée pour la télévision, basée sur la traduction de Mouraviov et Kistiakovski de La Communauté de l'Anneau.
Dans cet autre article, nous vous présentions un écrivain américain de fantasy s’inspirant des contes de fées russes traditionnels.