«Roi de la métaphore»: comment l'écrivain Iouri Olecha a été écrasé par le réalisme socialiste

Sputnik; L'Age d'Homme
Cet écrivain soviétique a laissé plusieurs chefs-d'œuvre, mais n’a pas réussi à s'adapter à la nouvelle réalité dans laquelle il était sommé de vivre.

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Iouri Olecha était l'un des écrivains soviétiques les moins prolifiques, ses œuvres pouvant se compter sur les doigts d'une main. Il a écrit un roman exceptionnel, un conte de fées brillant, une pièce de théâtre médiocre, un petit recueil de nouvelles et un livre d'un genre inventé par lui - un pot-pourri de journaux sur la façon dont il ne parvenait plus à écrire. Bien que seuls deux livres aient vu le jour de son vivant, c'était déjà suffisant pour qu’Olecha soit qualifié de génie.

Le dernier homme du siècle

Olecha avait beaucoup de talent en tant qu'écrivain, poète, satiriste et même... joueur de football. Né en 1899 en Ukraine, il se désignait fièrement comme « le dernier homme du siècle ». Son père était un noble polonais appauvri. Olecha a passé son enfance dans la classe moyenne à Odessa (ville de son compatriote Isaac Babel) et a commencé à écrire de la poésie à l'école.

Iouri Olecha

Iouri était l'un des meilleurs élèves de sa classe et donnait de grands espoirs dans le football, sport qui commençait à devenir populaire. Mais après un match, le médecin de l'école a déclaré qu'Olecha avait le cœur trop faible et lui a interdit de jouer au football. « C'est à ce moment-là que j'ai réalisé ce que signifiait une interdiction pour la première fois de ma vie », s’est souvenu Olecha plus tard.

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En 1917, il entre à l'université, où il étudie le droit pendant deux ans. Comme plusieurs autres jeunes, il accueille la révolution bolchevique avec beaucoup d’espoir. En 1920, après des années de troubles, le pouvoir soviétique s’est finalement établi à Odessa. Olecha rêvait de parcourir le monde, d'aller en Allemagne, en France et en Italie. En 1922, alors que ses parents émigraient en Pologne, Iouri décide de déménager à Moscou. Il écrit des essais satiriques pour le journal des cheminots Goudok (« Le sifflet »), sous le nom de plume Zoubilo (« Le burin »).

Roi des métaphores

Olecha était connu pour son humour mordant. « Ma vie a été une série d'événements, se souvient-il un jour. Par exemple, il y a eu le jour de la mort de [Léon] Tolstoï et le jour où j'ai vu une fille lire Anna Karénine sur un escalator dans le métro ».

Olecha était souvent considéré comme le roi des métaphores, chacune étant sous sa plume un délice qui suscite la réflexion.

« Ses muscles bougeaient sous sa peau comme des lapins avalés par un boa constrictor », écrit-il. Ou : « Le médecin s'est agrippé le cœur, qui sautait comme un œuf dans de l'eau bouillante ».

« La flaque d'eau gisait sous l'arbre comme un gitan ».

Selon l'écrivain de fiction soviétique Konstantin Paoustovski, nominé trois fois pour le prix Nobel de littérature, il y avait « quelque chose de beethovénien chez Olecha, même dans sa voix. Ses yeux ont découvert beaucoup de choses merveilleuses et impressionnantes autour de lui et il a écrit à leur sujet de façon concise, précise et parfaite ».

Les Trois Gros

La renommée s’est abattue sur Olecha brusquement, juste après la sortie du conte de fées Les Trois Gros.

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La légende raconte qu'au printemps 1924, Olecha regardait par la fenêtre quand il a vu une gamine d'environ 13 ans. Elle lisait les contes de fées d'Andersen. Olecha était à tel point fasciné par l'adolescente qu’il a promis d'écrire le « meilleur conte de fées du monde » et de le lui dédier. Cette promesse a donné naissance aux Trois Gros, écrit pour les enfants et les adultes.

L’histoire se déroule dans un pays fictif inconnu et se concentre sur un soulèvement dirigé par l’armurier Prospero (dont le nom est évidemment une allusion au magicien de Shakespeare dans La Tempête). Faisant écho à la Révolution de 1917, le roman d’Olecha se déroule dans un pays dirigé par une aristocratie insatiable et avide, les Trois Gros étant les plus en vue. Ils ont un garçon nommé Tutti qui est censé devenir leur héritier. La pauvre créature romantique n'est pas autorisée à avoir de contacts avec d'autres enfants, son seul compagnon étant une poupée nommée Suok. Les hommes, qui ressemblent à des cochons, construisent également un zoo avec des animaux sauvages pour donner à Tutti sa première leçon de cruauté.

Olecha marchait délibérément sur la corde raide à un moment où le moindre faux-pas pouvait détruire une carrière. Son roman, qui possédait autant de strates qu’un mille-feuilles, était rempli de métaphores spirituelles et de couches de sens cachés.

L’apogée

Trois ans plus tard, en 1927, le chef-d’œuvre suivant d’Olecha, L’Envie, est publié dans le magazine Krasnaïa Nov. De nombreux critiques littéraires l'ont qualifié d'apogée de sa carrière littéraire et y ont vu l'une des plus grandes œuvres de la littérature soviétique du XXe siècle.

Nikolaï Kavalerov, le héros du roman, est un intellectuel, un rêveur et un poète, qui devient un étranger dans (l’ancien et le nouveau, ndlr) mondes : pour être précis, c’est un loser de la réalité soviétique. Andreï Babitchev, directeur d'une usine de viande, obsédé par les résultats et prospère, est son strict opposé. L'échec à réussir dans le nouveau monde, où des lois inhumaines ont tendance à dominer, donne une teinte autobiographique à l'image de Kavalerov, qui peut être considéré comme l’alter ego d'Olecha. Dans son tour de force, l'écrivain a créé une métaphore du système soviétique, la très appréciée Bologne devenant un symbole de la prospérité soviétique.

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Nouvelle réalité soviétique

Au début des années 1930, Olecha a publié une série de nouvelles et de pièces de théâtre, dont La Liste des bienfaits. La pièce a été mise en scène par une grande figure du théâtre soviétique, Vsevolod Meïerhold.

Pendant de nombreuses années, Olecha a travaillé sur ses mémoires, publiées à titre posthume sous le titre Pas un jour sans une ligne. C’est un pot-pourri de croquis, d’essais, de photos et de journaux, souvent comparés au Journal d’un écrivain de Fiodor Dostoïevski. « Je ne connais pas grand-chose à la vie. Ce que j'aime le plus, c'est qu'il y a des animaux, grands et petits ; qu'il y a des étoiles en forme de dôme qui me dardent un regard étincelant depuis un ciel clair ;  qu'il a des arbres comme de belles peintures et bien plus encore ».

La notion de « réalisme socialiste » (qui a été imposée par Joseph Staline après la mort de Lénine et qui forçait essentiellement les artistes à créer des représentations de la vie soviétique d'un optimisme nauséabond) allait à l'encontre des valeurs et des croyances d'Olecha. Il a alors sombré dans l'alcool.

« Je ne peux plus écrire. Si j'écris que le temps était mauvais, ils me diront que le temps était bon pour le coton », a déclaré Olecha à Ilya Ehrenbourg, un collègue écrivain. À l'époque soviétique, la peur de devenir un paria social était palpable. Olecha voulait écrire, mais ne savait pas sur quel sujet c’était encore possible.

Iouri Olecha en 1954

« Moi, écrivain soviétique, je me pose une question : qu’as-tu fait pour le prolétariat ? Je n'ai rien fait pour le prolétariat. J'écris des romans, des essais, des nouvelles, des poèmes et des pièces de théâtre. Je pose des questions, élabore des problèmes, couvre des aspects de la vie, etc. Je suis publié, distribué et lu. [Et tout cela est un mensonge.] Tout va bien. En surface. Il ne fait aucun doute que tout ce que j'ai écrit est totalement inintéressant et inutile pour le prolétariat. Ce sont des subtilités intellectuelles, des délices… que j'aurais pu écrire si la révolution prolétarienne ne s'était pas produite », a écrit Olecha dans son journal.

Dans les années 30, les collègues et amis de l’écrivain ont été arrêtés, envoyés dans des camps de concentration, certains d’entre eux exécutés. Olecha a réussi à éviter un tel sort. Pendant la guerre, il a vécu en évacuation à Achgabat, la plus grande ville du Turkménistan. L'écrivain n'est rentré à Moscou qu'en 1947.

Les dernières années de sa vie se déroulent principalement au restaurant de la légendaire Maison des écrivains, où Olecha se retrouvait souvent en train de siroter de la vodka. Il était fauché.

Un jour, ayant appris qu'il y avait différents types de cérémonies funéraires pour différents écrivains soviétiques, il a demandé comment il serait inhumé. On  lui a dit que ses funérailles coûteraient cher. Olecha, qui n'a jamais perdu son sens de l'humour sardonique, a demandé s'il était possible de bénéficier d’un enterrement bon marché et de lui rembourser immédiatement la différence.

Il n’a pas eu à attendre longtemps : Olecha est mort d'une crise cardiaque à Moscou en 1960. Il est enterré au cimetière de Novodiévitchi.

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