Huit légendes populaires sur Dostoïevski

Culture
EKATERINA SINELCHTCHIKOVA
Vous l’avez entendue, vous, cette histoire qui dit que Dostoïevski aurait écrit l’un de ses romans en seulement 26 jours? Et qu’il aurait été gracié à la dernière minute, alors qu’il était déjà sur l’échafaud? Ou encore, celle sur sa pauvreté? Dans cet article, nous vérifions quelles histoires entourant l’écrivain sont vraies, et lesquelles sont le fruit de l’imagination de ses contemporains.

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Dostoïevski était obsédé sexuellement et se rendait fréquemment dans des maisons closes.

Toute la haute société était au fait des relations sexuelles désordonnées de Dostoïevski. L’écrivain se lamentait de sa propre débauche et de son incapacité à se contrôler. Dans sa jeunesse, il a fréquenté presque tous les bordels de Saint-Pétersbourg. L’une de ses lettres, adressée à son frère Mikhaïl en 1845, en est le parfait exemple : « Minouchka, Klarouchka, Marianna, et toutes les autres, sont devenues plus jolies, mais coûtent des sommes colossales. L’autre jour, Tourgueniev et Belinski m’ont critiqué pour ma vie désordonnée ». Dans Les Carnets du sous-sol, il parle de lui-même au travers des mots du héros : « Je suis débauché la nuit, en secret, dans la solitude, la peur et la honte ».

En revanche, Dostoïevski était très mauvais pour rencontrer des femmes de la société : il était immédiatement pris de timidité et pouvait même s’évanouir si une jolie dame lui adressait la parole. Ce fut le cas lors d’une réception de la haute société, lorsqu’on lui présenta une jolie jeune femme. Après cela, sur la suggestion de son ami Ivan Panaïev, Dostoïevski est devenu l’objet de plusieurs feuilletons moqueurs. Tout était beaucoup plus simple pour lui avec les femmes qu’il pouvait « acheter ». C’était probablement dû aux préférences sexuelles de l’écrivain : il aimait faire mal et soumettre ses partenaires. Les femmes qu’il avait déjà fréquentées refusaient d’ailleurs de le revoir pour cette raison.

La situation s’est ensuite améliorée pour Dostoïevski, et il s’est marié deux fois.

Verdict : la légende est vraie.

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Il était harcelé dans le cercle des écrivains.

« Il était maigrichon, petit, blond et avait le teint maladif », écrivait à son sujet Avdotia Panaïeva, dont le jeune Dostoïevski était follement amoureux. L’écrivain lui-même se surnommait « Casimodo ». Cependant, ce n’est pas son apparence physique ou ses controverses idéologiques et créatives qui lui valurent les moqueries constantes de ses contemporains, mais bien son comportement.

Dans le cercle des écrivains, beaucoup le considéraient comme un homme écrivant de la simple prose sentimentale et des histoires criminelles, mais qui se voit lui-même comme un véritable génie. Ainsi, il n’était pas rare d’entendre ses contemporains le qualifier de « colérique », « timide », « véritable toqué » ou encore « homme lamentable et fier de l’être ». De nombreux écrivains, parmi ceux qui le connaissaient personnellement, ne l’appréciaient pas, et l’idée générale derrière ce sentiment était que Dostoïevski se considérait comme meilleur que les autres auteurs et exigeait donc un traitement particulier.

Nikolaï Nekrassov et Ivan Tourgueniev sont allés jusqu’à le qualifier de « pustule sur le nez de la littérature ». Tourgueniev a également fait circuler une rumeur, prétendant que Dostoïevski lui aurait demandé de mettre en avant son roman Les Pauvres Gens dans les recueils de Saint-Pétersbourg au moyen d’une bordure dorée. Ce n’était qu’une rumeur, mais tout le monde y a cru tellement elle rimait avec l’image de Dostoïevski.

Verdict : la légende est vraie.

Dostoïevski était un pédophile.

Le critique de littérature Nikolaï Strakhov, que l’on considérait alors comme un ami de Dostoïevski, s’est plaint dans une lettre adressée à Léon Tolstoï en 1883 qu’il ne pourrait jamais écrire une bonne critique de Dostoïevski car il connaissait trop de détails épouvantables à son sujet. « Il était attiré par des vilenies, et il s’en vantait. [Alexandre] Viskovatov a commencé à me narrer comment il a forniqué dans un bania avec une petite fille que sa gouvernante lui avait amenée ».

Tolstoï n’a jamais réagi à cette lettre, mais par la suite il a évité de se retrouver dans la même pièce que Dostoïevski. Cependant, il tenait son œuvre en haute estime. La veuve de Dostoïevski a commencé à réfuter farouchement cette histoire, expliquant qu’il s’agit en fait d’un récit se trouvant dans les brouillons du roman Les Démons, et qu’il n’était donc question que de pure fiction. Cette rumeur est cependant longtemps restée populaire.

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Il s’est avéré plus tard que Strakhov avait une raison de ternir la réputation de l’auteur. Après la mort de Dostoïevski, en 1881, il a été invité à analyser ses archives, et il y a trouvé une note peu flatteuse le concernant dans l’un des carnets de l’écrivain. L’auteur de Crime et Châtiment l’y qualifiait d’homme sans scrupules, « prêt à vendre père et mère ». Comme le note la chercheuse Lia Rosenblum, Strakhov savait que ces carnets et la correspondance de Dostoïevski seraient un jour publiés, et il a alors mis au point un plan sur le long terme, qui a bien fonctionné : sa lettre à Tolstoï a été publiée dans les années 1910, et le carnet de Dostoïevski seulement dans les années 1970. Pendant 60 ans, personne n’a ainsi pu réfuter la rumeur lancée par Strakhov.

Verdict : la légende est fausse.

Il devait être exécuté, mais a finalement été gracié quelques minutes avant l’application de la sentence.

Aujourd’hui, l’on dirait que l’écrivain était impliqué dans la diffusion de littérature extrémiste appelant au renversement du pouvoir en place. Il a donc été condamné à mort avec d’autres comploteurs, faisant tous partie comme lui du Cercle de Petrachevski, nommé ainsi du nom de son fondateur, Mikhaïl Petrachevski.

Peu d’entre eux souhaitaient réellement lancer une révolution, la majorité se contentait d’étudier et de diffuser les idées socio-utopiques du XIXe siècle (pour lesquelles on les qualifiait de « communistes ») et de discuter de l’horreur du servage, de la censure et de la corruption des fonctionnaires. La plupart des membres du cercle étaient des littéraires, des auteurs, des enseignants ou des étudiants. Le cercle a cependant été dissous pour « tentative de renversement du pouvoir ». Petrachevski a été accusé de « complot visant à renverser l’État », et Dostoïevski et 19 autres personnes d’avoir distribué des copies de la lettre de Vissarion Belinski adressée à Nicolas Gogol, où il critiquait le pouvoir en place. En outre, aucun d’entre eux n’a rapporté aux autorités la réunion où l’un des membres du cercle a lu son propre essai avec des recommandations sur la manière de renverser le tsar.

Les condamnés ont été amenés sur la place publique pour être fusillés. Sixième dans la liste, Dostoïevski attendait son tour. Cependant, tout cela n’était qu’une mascarade pour les intimider : une amnistie impériale et la commutation de leur peine de mort en d’autres peines moins lourdes étaient déjà prévues. L’on alla tout de même jusqu’à leur bander les yeux et à ordonner aux soldats de les mettre en joue. Juste après, on annonça leur libération aux condamnés. Dostoïevski racontera ensuite cette expérience dans son Journal d’un écrivain : « Nous étions tous sûrs que la sentence serait exécutée, et nous avons attendu pendant dix terribles, terrifiantes minutes, notre mort certaine ».

Verdict : la légende est vraie.

Dostoïevski détestait les juifs.

Il a souvent écrit sur les juifs, et en a résumé ses conclusions générales dans Journal d’un écrivain. Comme il a beaucoup critiqué les juifs, parfois en des termes très durs, il a rapidement été catégorisé comme antisémite. Pour être tout à fait juste, cependant, Dostoïevski n’attaquait pas que les juifs mais aussi les Polonais, les Français, les Allemands... Il n’appréciait réellement que le « peuple de Dieu, le peuple russe ».

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Dans un texte dédié à la « Question juive », il explique sa position : il ne peut pas penser aux problèmes du peuple juif quand beaucoup de monde dans son propre peuple vit dans des conditions pires. Il faisait notamment référence à la plainte des juifs qui voulaient pouvoir vivre où ils le souhaitaient (dans l’Empire russe, ils ne pouvaient habiter que dans certaines zones du pays) alors que dans le même temps, 23 millions de serfs russes vivaient dans des conditions autrement plus dures. Il s’opposait aux entrepreneurs juifs qui s’emparaient de la presse et menaient une « propagande antirusse », mais était tout aussi virulent contre les libéraux russes qui « rampaient devant l’Occident » et méprisaient leur patrie.

Il terminait son article en souhaitant « l’élargissement complet des droits pour le peuple juif » tant que cela « ne nuirait pas à la population russe ».

Dans sa correspondance avec le publiciste Arkadi Kovner, on peut lire : « Je vous le dis, je ne suis pas l’ennemi des juifs et je ne l’ai jamais été ! Mais leur existence depuis déjà 40 siècles, comme vous le dites, montre que ce peuple a une force de vie incroyable, qui ne pouvait pas ne pas prendre la forme d’États dans l’État ».

Verdict : la légende est fausse.

Il a fui sa femme mourante pour s’enfuir à l’étranger avec sa maîtresse.

Ses contemporains décrivaient sa première épouse, Maria, comme une femme blonde, mince et « plutôt belle », qui se distinguait des autres par « sa passion, son exaltation, sa vivacité et son émotivité ». Ils se sont mariés alors que Dostoïevski avait 34 ans et le mariage a officiellement duré huit ans. En réalité, ils n’ont pas vécu ensemble très longtemps : ils ont commencé à vivre dans des villes différentes peu de temps après la cérémonie, et chacun voyait d’autres personnes à côté.

Leurs problèmes ont commencé lorsque Dostoïevski a fait une crise d’épilepsie lors de leur voyage de noces. Jusqu’alors, les médecins lui avaient affirmé qu’il ne s’agissait que de crises de nerf, qui passeraient s’il changeait de mode de vie. Cette fois-ci, le médecin qui l’a examiné a donné un diagnostic différent : Dostoïevski souffrait d’épilepsie. « Si j’avais su que j’étais épileptique, alors je ne me serais pas marié », a-t-il écrit plus tard dans une lettre à son frère.

En 1862, Dostoïevski a effectué son premier voyage à l’étranger, sans son épouse. À ce moment-là, sa femme était déjà atteinte de la tuberculose. Pendant les dernières années de Maria, jusqu’à son décès en 1864, Dostoïevski a tenté de la soigner, l’emmenant voir les médecins de différentes villes et engageant un infirmier pour veiller constamment sur elle. Il est resté à ses côtés jusqu’au bout.

Plus tard, il écrira : « Elle m’aimait infiniment, je l’aimais aussi comme un fou, mais nous n’étions pas heureux quand nous vivions ensemble... C’était la femme la plus honnête, la plus noble et la plus généreuse que j’ai jamais connue ».

Verdict : la légende est fausse.

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Il était extrêmement pauvre.

Il gagnait surtout sa vie en écrivant et les revenus pour ses publications dans les journaux étaient très modestes. De plus, il ne savait pas comment gérer son argent correctement. Enfin, sa dépendance au jeu a fortement impacté ses finances.

Sa situation s’est fortement aggravée après le décès de Maria. Juste après sa mort, le frère de Dostoïevski, Mikhaïl, avec qui il publiait le journal Le Temps, est décédé, et Dostoïevski a dû dépenser une somme considérable pour leurs funérailles. Quand le journal cessa d’être publié à cause de la censure, Dostoïevski dut faire face, seul, à ses difficultés financières et à toutes ses dettes. Il continua les jeux d’argent, où il ne gagnait quasiment jamais. Plus tard, lors de son second mariage, il a dû vendre leurs bagues de fiançailles et la robe de mariée de son épouse, Anna, pour pouvoir rembourser ses dettes.

Verdict : la légende est vraie.

Il a écrit un roman en seulement 26 jours.

La pauvreté a poussé l’écrivain à prendre des mesures extrêmes. En 1866, grâce à une avance, il put conclure un contrat avec l’éditeur Fiodor Stellovski, mais dans des conditions absolument horribles. Selon les termes du contrat, il devait écrire un roman pour l’éditeur d’ici au 1er novembre de la même année. Si Dostoïevski ne pouvait respecter les délais, Stellovski récupérerait les droits sur toutes les publications de l’écrivain pour les neuf années suivantes, pouvant les publier comme il le souhaite, quand il le souhaite, et sans rien lui payer.

Le travail était très difficile et ses crises d’épilepsie se sont intensifiées. Il a finalement été obligé d’engager une sténographe auquel il dictait son roman. Cette sténographe s’est trouvée être Anna Snitkina, sa future épouse. Ensemble, ils travaillèrent sur le roman Le Joueur, de 400 pages, qui reflète ce qui tourmentait alors l’écrivain. Ils l’ont écrit en 26 jours, et l’ont terminé trois jours avant la date limite.

Verdict : la légende est vraie.

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