Les couvents d’Ekaterinbourg: centres de foi dans une ville industrielle

Culture
WILLIAM BRUMFIELD
L'historien et expert en architecture William Brumfield a découvert les monuments religieux d'un centre industriel.

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Porte d'entrée vers la Sibérie, Ekaterinbourg est une création relativement récente, qui trouve son origine au début des années 1720, et qui faisait partie du plan, instauré par Pierre le Grand, de développer l'industrie lourde et celle de l'armement pour son armée en pleine expansion. La modernisation des capacités métallurgiques russes était une partie importante de la stratégie industrielle ambitieuse du tsar, et les riches ressources minérales de l'Oural ont alors permis la création de nombreuses colonies et villes industrielles.

En 1909, le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski a visité Ekaterinbourg dans le cadre de son projet de photographier la diversité des peuples et des lieux des monts Oural. Voyageant avec l'appui logistique du ministère des Transports, il a immortalisé de tout, de la nature sauvage aux grandes usines.

Appelée « Sverdlovsk » lors de la période soviétique, entre 1924 et 1991, la quatrième plus grande ville de Russie fut le témoin de transformations qui sont particulièrement saisissantes quand on compare la ville d'aujourd'hui aux photographies de Prokoudine-Gorski. Il a pris soin d'y inclure l'une des plus importantes institutions monastiques de l'Oural, le couvent Saint-Alexandre-Nevski-de Notre Dame de Tikhvine, dédié à la fois à l'icône de la Mère de Dieu de Tikhvine et au prince Alexandre Nevski, saint guerrier russe du XIIIe siècle. Ma première visite de ce lieu de culte a eu lieu neuf décennies plus tard, à la fin de l'été 1999. J'y suis retourné au printemps 2017.

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Construite pour l'industrie

La construction de la colonie d’Ekaterinbourg a commencé en 1721, sous la supervision de Vassili Tatichtchev, qui a aussi joué un rôle central dans le développement de la ville de Perm. Sous la direction de Tatichtchev et avec l'assistance technique de Johann Blier, Ekaterinbourg est rapidement devenue un centre industriel.

Les chantiers des usines et d'un grand barrage pour contenir le réservoir de la ville et canaliser les eaux de la rivière Isset afin de fournir l'énergie nécessaire aux fabriques se sont déroulés à un rythme intensif. L'ensemble industriel était entouré d'un grand rempart rectangulaire fait de terre, mesurant environ 730 mètres sur 640 mètres. 2 000 paysans et 1 000 soldats ont servi de main-d'œuvre pour la construction de cette fortification imposante.

On a retiré à Tatichtchev la supervision de ces usines d'État à la fin de l'année 1722 à la suite d'une dispute avec les Demidov, riche famille d'industriels, qui avaient pratiquement le monopole sur l'approvisionnement d'État. Georg Wilhelm Henning (appelé de Gennin en Russie) a alors pris le relai, et les travaux ont continué au complexe industriel d’Ekaterinbourg. La production dans la première usine d'État de métaux, sur les berges de l'Isset, a commencé en 1723, et trois ans plus tard la colonie était nommée en l'honneur de Catherine Ire (Ekaterina en russe), seconde femme de Pierre le Grand, qui a régné brièvement après sa mort entre 1725 et 1727.

En plus de la production et du travail du fer, d'autres entreprises industrielles y sont apparues, y compris une branche de l'atelier monétaire d'État, en 1725. Par conséquent, Ekaterinbourg était connue au XVIIIe siècle comme un centre de production d'objets ornementaux en pierres semi-précieuses de l'Oural, comme le jaspe, le porphyre, ou la malachite. Les plus précieux de ces objets sont aujourd'hui exposés au musée de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg.

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Avec l'extension de la route de Moscou vers Ekaterinbourg, en 1763, la ville industrielle s'est également développée comme centre de transport, et ce, malgré le fait qu'elle soit à une distance considérable des grands fleuves. En 1745, la découverte d'un gisement d'or dans le village voisin de Beriozovski, qui a marqué le début de l'extraction d'or à grande échelle en Russie, a également contribué à stimuler sa croissance. 

Malgré toute son importance comme centre minier, industriel et de transport, Ekaterinbourg n'a pas reçu le statut de « ville » avant 1781, quand elle est aussi devenue le centre de la nouvelle province éponyme, faisant elle-même partie d'un territoire plus grand administré par Perm. C'est seulement en 1804 que le premier plan général de la ville a été officiellement approuvé, bien que son processus de rédaction ait commencé dans les années 1780.

Centre religieux

À la fin du XVIIIe siècle, l'importance d’Ekaterinbourg fut toutefois confirmée par la construction d'églises en dur dans une ville encore en grande partie en bois. On peut notamment citer l'église de la Dormition, consacrée en 1782 et construite grâce au financement d'un commerçant de la ville, dont la femme était enterrée non loin. L'année suivante, une chapelle dédiée à l'icône de la Mère de Dieu de Tikhvine a été ajoutée sur la façade sud.

Un hospice, établi dans l'église en 1796, a ensuite été transformé en refuge orthodoxe pour femmes en 1799, à l'initiative de Sœur Tatiana Mitrofanova, dont le mari militaire était mort en service. À la même époque, les marchands locaux ont commencé à amasser des fonds pour ériger une église dédiée au tsar Alexandre Ier. En 1807, avec leur soutien, Tatiana a voyagé avec une autre sœur jusqu'à la lointaine Saint-Pétersbourg, où elle a imploré le tsar et le Saint-Synode de l'Église orthodoxe d'élever la communauté au rang de couvent.

Après une approbation définitive fin 1809, le nouveau couvent dédié à l'icône de la Mère de Dieu de Tikhvine a vu le jour. Dans le même temps, Tatiana entrait au couvent Smolny de Saint-Pétersbourg, où elle a reçu la tonsure en 1811 et pris le nom de Taïssia. À son retour à Ekaterinbourg, elle est devenue la première abbesse du couvent de Tikhvine, qui a prospéré pendant les décennies suivantes, jusqu'à devenir l'un des plus grands de Russie au moment de la visite de Prokoudine-Gorski.

Le statut supérieur du couvent a été reconnu lorsque qu'Alexandre Ier a prié à l'église de la Dormition lors de sa venue en 1824, dans le cadre d'une visite au travers des provinces russes alors sans précédent pour un monarque régnant.

Bien que son centre datant du XVIIIe siècle ait subsisté, l'église de la Dormition avait été considérablement modifiée au moment où Prokoudine-Gorski l'a photographiée. Défigurée à l'époque soviétique par la destruction de ses coupoles et de sa tour de clocher, le bâtiment avait été transformé en hôpital militaire. Rendu au couvent en 2011, il est resté délabré jusqu'à sa démolition, en 2017 (lors de ma visite, en 1999, la structure abimée était à peine visible derrière le feuillage dense).

Église dédiée à un saint guerrier

Le principal sanctuaire est la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski. Une fois le statut officiel octroyé au couvent grâce à la bienveillance d'Alexandre Ier, l'idée de construire un sanctuaire en l'honneur de ce saint guerrier a pris de l'ampleur. Quand sa construction a commencé, en 1814, l'église était aussi considérée comme un monument à la mémoire des sacrifices de la Russie lors de la Guerre patriotique de 1812.

Les travaux n'ont progressé que lentement au cours des deux décennies suivantes, et des fissures inquiétantes sont apparues dans les murs. Le bâtiment à deux étages a été rasé, et la construction a repris en 1838 avec une architecture plus grande et majestueuse, attribuée à deux maîtres bâtisseurs de Saint-Pétersbourg, Louis Charlemagne-Baudet et David Visconti. Le chantier, qui a duré de 1838 à 1852, était supervisé par Mikhaïl Malakhov, l'architecte officiel de la région, qui a aussi conçu d'autres bâtiments de style néo-classique à Ekaterinbourg.

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L'apparence de la cathédrale imitait celle des églises néo-classiques de Saint-Pétersbourg : un cube massif avec un dôme central, flanqué de quatre dômes dans les coins. Une tour de clocher sur la façade ouest complétait l'ensemble.

L'intérieur de la cathédrale était peint dans un style d'art dit « académique », mais les peintures n'ont malheureusement pas survécu jusqu'à aujourd'hui. Le couvent a été liquidé au début des années 1920, mais la cathédrale a continué à servir la paroisse locale jusqu'en 1930, date à laquelle la majorité du territoire du couvent a été transférée à l'armée. La cathédrale a alors été utilisée comme entrepôt jusqu'en 1961, où elle a été transformée en musée.

L'Église orthodoxe a fait renaître le nouveau couvent de Tikhvine en 1994, mais la restauration a pris de nombreuses années. La priorité était la cathédrale, dont la rénovation a commencé en 2006. Repeindre l'intérieur dans un style de fresque de l'art byzantin était particulièrement exigeant, et a nécessité 60 peintres d'icônes aidés de dizaines d'assistants. Le cadre de la nouvelle iconostase est composé de marbre italien blanc et rose. Les résultats de ce travail de restauration sont visibles sur mes photographies d'avril 2017.

La cathédrale de Saint-Alexandre-Nevski restaurée a été consacrée le 19 mai 2013 par le patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies lors d'une cérémonie solennelle. Depuis lors, en l'honneur de cette transformation, l'ensemble monastique est désigné sous le nom de couvent Saint-Alexandre-Nevski-de Notre Dame de Tikhvine.

D'autres églises du couvent, érigées dans la première moitié du XIXe siècle au mur Est, sont en cours de restauration ; parmi elles, on peut citer l'église dédiée à l'icône de la Vierge « réconfortant les endeuillés », l'église de la Présentation-de-la-Vierge située à la Porte Sainte, au mur Est, et l'église de Théodose de Totma. Elles ont toutes été construites dans un style néo-classique austère. Les négatifs sur plaques de verre des photographies de Prokoudine-Gorski représentant ces églises dans la lumière du soir se trouvent quant à eux dans la collection de bibliothèque du Congrès américain.

Moins de dix ans après la visite de Prokoudine-Gorski, le destin du nouveau couvent de Tikhvine a croisé celui de son mécène, l'empereur Nicolas II. Au printemps 1918, le tsar, sa femme Alexandra, leurs enfants et un petit groupe de leurs domestiques ont été transférés de Tobolsk, en Sibérie, à la maison Ipatiev, à Ekaterinbourg.

Bien qu'ils aient été soumis à un isolement très strict et nourris avec des rations militaires, deux religieuses du couvent ont eu l'autorisation de leur amener des denrées alimentaires fraîches en juin et jusqu'au massacre de la famille impériale et de son entourage, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918. On raconte que les gardes postés autour de la maison Ipatiev n'ont cependant laissé passer que peu de cette nourriture.

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Aussi belles et instructives qu'elles soient, les photographies du couvent et d’Ekaterinbourg prises par Prokoudine-Gorski apparaissent donc désormais comme une présence spectrale planant au-dessus de la violente fin de la dynastie Romanov.

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé l’œuvre de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski.

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