D'octobre 2016 à mars 2017, l’exposition Icônes de l'art moderne a fait grand bruit à la Fondation Louis Vuitton de Paris, en mettant en vedette des œuvres de la collection du marchand russe Sergueï Chtchoukine. Ces toiles avaient alors été apportées depuis deux établissements de Russie, le Musée Pouchkine et l’Ermitage, entre lesquels elles ont été réparties après la Révolution de 1917.
L'événement a provoqué une effervescence sans précédent dans la capitale française et le nombre total de visiteurs a dépassé le million. Or, la Ville Lumière s’apprête à accueillir à nouveau une exposition «russe» de grande ampleur, en 2021. Il s’agira cette fois-ci des œuvres d'autres célèbres collectionneurs russes, les frères Morozov.
Pendant ce temps, les spectateurs russes découvrent à peine ces deux expositions celle de Chtchoukine est actuellement présentée à Moscou, au Musée Pouchkine, tandis que celles des Morozov l’est à Saint-Pétersbourg, à l'Ermitage. Les Moscovites ont toutefois un peu plus de chance : juste à côté de la collection Chtchoukine, dans le bâtiment voisin, les attend également l'une des meilleures collections d'art contemporain et d'après-guerre au monde, issue de la collection de la Fondation Louis Vuitton.
« Les idées sont nées en parallèle et il n'y a ici pas de lien direct, ce n’est pas un programme uni, mais l’un stimule et inspire probablement l’autre », explique Russia Beyond Alekseï Petoukhov, chercheur en chef au Musée des beaux-arts Pouchkine.
>>> Trésors perdus: comment les bolcheviks vendirent les œuvres des musées russes
Mais attendez, pourquoi la collection réunie de Chtchoukine a-t-elle été présentée pour la première fois en France et non dans la patrie du marchand, et pourquoi entendons-nous constamment parler de Louis Vuitton lorsqu’il est question d’expositions d’œuvres de légendaires collectionneurs russes du XXe siècle ?
La passion des marchands russes pour l’avant-garde française
Tout a commencé à la fin du XIXe siècle, alors que Paris était la capitale illustre de l'art mondial. Les amateurs russes venaient eux aussi y compléter leurs collections, et dans leurs rangs figuraient deux marchands moscovites, Sergueï Chtchoukine et Ivan Morozov. Chacun était obsédé par la collection à sa manière : si Morozov savait clairement ce qu'il voulait acheter pour sa collection, Chtchoukine effectuait des achats aussi passionnés qu’impulsifs.
L'art français contemporain, Chtchoukine y a été familiarisé par son frère cadet, Ivan, qui avait choisi Paris pour lieu de résidence. Les œuvres des impressionnistes ont alors frappé Sergueï, arrivé assez tardivement dans le monde de la collection. Le manoir du marchand est ainsi devenu un autel à sa passion : la salle à manger a été décorée avec les peintures de Gauguin de manière si fournie que les critiques la surnommaient « l'iconostase ». Le salon de musique était orné des toiles de Monet, que Chtchoukine a été le premier à présenter en Russie, tandis qu’une autre pièce était remplie d’œuvres de Matisse, l'un des artistes français les plus appréciés par Chtchoukine, qui l’a d’ailleurs hébergé à Moscou. Enfin, dans son bureau se trouvait une collection unique de tableaux signés par Picasso, du cubisme à la « période bleue ».
Tous ceux qui venaient chez Chtchoukine pouvaient se rendre compte que rien au monde n’ennuyait plus ce dernier que l'art figé dans le vide, et qu’il s’intéressait avant tout au développement, au mouvement. « Sergueï a eu plusieurs vies dans la collection et chacune d’elles est associée à un artiste en particulier ou à un groupe d’artistes, explique Petoukhov. C’est d’abord un intérêt pour l’impressionnisme et le symbolisme, puis pour le postimpressionnisme, et à ce moment-là, Chtchoukine traverse une série de tragédies, la collection le sauve, puis bien une période héroïque, où sa génération apparaît totalement dépassée par Chtchoukine ».
Chtchoukine pour la France, la Russie et le monde
Grâce à l’activité de Chtchoukine, la Russie a reçu une collection unique d’œuvres de peintres français. Dans un même temps, l'investissement du marchand dans l'art français est alors apparu tel que Sergueï s’est rendu incontournable pour le milieu artistique français au début du XXe siècle. « Chtchoukine était très riche, il ne lésinait pas sur les moyens pour assouvir ses passions. Souvent, ses acquisitions n’étaient pas des achats ponctuels, mais des investissements systémiques », souligne Petoukhov.
>>> Observations d’une galeriste: ce que les étrangers pensent de l'art russe
L’expert explique qu’en achetant des peintures à Gustave Fayet, Chtchoukine lui donnait beaucoup d’argent, lui permettant à son tour d’acquérir l’abbaye abandonnée de Fontfroide et d’y loger le grand symboliste Odilon Redon. « Lorsque Chtchoukine achète du Matisse, ce dernier a la possibilité de louer une spacieuse villa avec l'argent de son mécène russe, de construire un pavillon dans lequel il crée des œuvres d'art non seulement pour Chtchoukine, mais pour le monde entier, poursuit l'expert. Donc, ici, les finances du Chtchoukine ont aussi joué leur rôle ».
En outre, dit Petoukhov, il convient de ne pas oublier que Chtchoukine est devenu le plus grand collectionneur de Picasso au monde. « Cela a sérieusement soutenu l'artiste et son entourage, souligne le spécialiste. C'est précisément au moment où des Picasso étaient collectionnés, entre autres, par Chtchoukine, qu’il est passé d'un pauvre peintre de Montmartre à un maître plus éminent, déménageant à Montparnasse ».
Pourquoi les Français ont été les premiers à admirer cette collection?
La Révolution a cependant éclaté, après quoi les bolcheviks ont nationalisé les trésors de Chtchoukine. Suite au départ de Chtchoukine pour la France, ses tableaux ont été sortis du manoir et ont longtemps erré d’un endroit à un autre. En conséquence, les joyaux avant-gardistes français du marchand sont interdits, car étrangers à l'esthétique utilitaire, et ont commencé à accumuler la poussière dans les remises, tragiquement divisés entre deux lieux, le Musée Pouchkine et l'Ermitage, chacun de ces derniers nourrissant l’espoir que c’est au sein de ses propres murs que la collection connaîtra un jour une nouvelle vie.
La question de la restauration de cette étonnante collection, derrière laquelle se cache la personnalité haute en couleur de Chtchoukine, a été activement débattue ces dernières années. « Il y a quelques années, du côté de la direction du Musée Pouchkine, des appels ont commencé à être lancés en faveur de la restauration du Musée d’État de l’art moderne occidental à Moscou, ce qui nécessitait de solliciter la partie de la collection de Chtchoukine appartenant à l'Ermitage », se remémore Petoukhov. À la lumière de ces circonstances, « remettre les peintures à la Fondation Louis Vuitton [pour la tenue d’une exposition réunissant les œuvres des deux musées, NDLR] s’est avéré plus facile, c’est un lieu indépendant, à l’étranger, duquel elles reviendront indubitablement », soutient-il.
En fin de compte, l'incroyable collection de Chtchoukine a été victime d'une histoire inexorable, pas de la bureaucratie, et aujourd'hui, le public russe peut lui aussi la contempler entre les murs du Musée Pouchkine ... Qui sait, c'est peut-être cette coopération avec la fondation française qui a conduit à des mutations ayant poussé ces deux musées russes à se rapprocher d’un compromis.
>>> La révolution artistique de Serge Diaghilev
Une fois l’exposition terminée, les œuvres retourneront dans leur musée respectif de provenance. En attendant, Petoukhov ne cache de son côté pas sa joie de voir que l'exposition des trésors de Chtchoukine à Moscou est devenue réalité. Il souligne d’ailleurs que, malgré l'abondance de peintures françaises, cet événement est un projet portant sur la Russie, sur Moscou, sur les Moscovites, sur les frères Chtchoukine, et qu’il est indépendant du fait d’être organisé par la fondation Louis Vuitton. « Ce sont des collectionneurs moscovites, chacun a sa propre maison, sa propre atmosphère, ils se complètent et vivent tous ensemble dans l’ambiance de son temps et de sa ville », conclut-il.
Dans cet autre article, nous vous expliquons pourquoi une ville grecque possède la deuxième collection d'avant-garde russe au monde.