Ils ne sont pas encore connus en Europe, leurs noms ne figurent pas dans les calendriers des Fashion Weeks internationales. Mais porteurs d’un goût raffiné, d’un bagage culturel impressionnant, et de riches traditions de l'art de la couture, le tout marqué par des codes culturels communs, les créateurs des pays slaves ont leur mot à dire dans le domaine du design vestimentaire.
Le co-fondateur (avec Yana Flame, designer de Londres) de ce festival, l’artiste, designer, et, depuis une quinzaine d’années journaliste de mode, Andrey Andreev-Arton, Parisien d’origine russe, a décidé de combattre des clichés auxquels il se heurte dans son milieu professionnel. « J’entends souvent dire que les designers des pays slaves "se lèvent le matin, boivent un coup de vodka, caressent l’ours et s’en vont tresser des couronnes de fleurs". Malgré tous les moyens de communication que nous avons aujourd’hui, les médias, la banalisation des voyages à travers le monde, ces clichés sont très tenaces », déplore Andrey.
Il admet en même temps que les designers qui n’ont pas fait d’études dans les capitales de la mode ont presque tous des problèmes de communication et manquent de sens commercial. Ils font de « l’art pour de l’art », souvent sans se soucier du client potentiel. Selon le journaliste, il y a dans les pays slaves beaucoup de créateurs originaux et talentueux, beaucoup d’idées absolument géniales et novatrices, mais la mode c’est tout d’abord un business et deuxièmement - la création. Designer est un métier qui demande de la productivité et de la rigueur : il a quatre collections par an à réaliser et ses humeurs, états d’âme et impulsions créatives n’ont rien avoir là-dedans. Mais heureusement, affirme-t-il, de plus en plus de jeunes stylistes des pays de l’Europe de l’Est créent de belles choses pour en faire un business.
« En Russie, par exemple, il y a actuellement des acteurs qui répondent tout à fait aux critères du marché et remplissent parfaitement leurs obligations auprès des professionnels du secteur, en ce qui concerne toute la chaîne de production et de réalisation des collections. Mais, quand ils arrivent en Europe et essaient de fonctionner avec les mêmes méthodes qu’en Russie, cela ne marche pas. Résultat – perte d’argent, frustration et désenchantement. Ils repartent en laissant dans la confusion leurs interlocuteurs », explique Andrey.
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Le but du festival est de changer cet état de fait, mais aussi de modifier le regard des professionnels français et européens en général sur les designers et leurs produits. Les participants, venus de Russie, d’Ukraine, de Serbie, de Biélorussie ou encore de Slovénie, ont pu rencontrer lors de cet événement les vendeurs et les journalistes, ont participé à des défilés et assisté à des master-classes données par les professionnels du monde de la mode.
Russia Beyond a interrogé quelques participants sur leur conception du métier et leurs attentes concernant festival Fil rouge.
Andrey Artyuhin est venu à Paris de Saint-Pétersbourg. Artiste, enseignant d’arts plastiques de formation, il s’est lancé dans le design de vêtements depuis un an seulement. « Ayant côtoyé beaucoup de créateurs dans mon entourage, j’ai compris que j’avais mon mot à dire dans ce domaine. J’ai beaucoup voyagé et j’ai remarqué que même dans les pays ayant une culture nationale riche et ancienne, comme la Turquie, tout le monde essaie de copier l’Europe. En Russie, le phénomène est similaire : trop peu de Russes développent les tendances locales, tandis que nous possédons un formidable background culturel, suffisant pour inspirer les créateurs », regrette Andrey, qui a lancé sa marque de « vêtements conceptuels » Andy Artyuhin.
Sa source d’inspiration est l’avant-garde russe, « l'un des rares phénomènes purement russes de l'art qui a conquis le monde », selon l’artiste. Ce n’est pas le flirt avec ce style qui l’intéresse, il ne copie pas ses signes extérieurs, mais travaille avec les significations fondamentales de l'avant-garde, son essence. Ces idées sont exprimées par les coupes, les couleurs, et les textures du tissu des modèles créés par Andrey. Sa première collection s’appelle Uniforme. Le concept : redéfinir le rôle de l’uniforme (tenue conçue pour un groupe de gens unis par quelque chose de commun) comme moyen de développer sa propre individualité. La coupe stricte et confortable, la silhouette raffinée, l’absence de logo ou d’autres éléments de marque susceptibles de détourner de l’essence : l’accent se déplace de l’extérieur vers l’intérieur, soulignant la personnalité et la libérant du superficiel. Le défi d’Andrey Artyuhin est de transformer l’uniforme, initialement conçu comme un vêtement destiné aux ouvriers, en vêtement de podiums, en phénomène de mode.
Olesya Sakhro est venue de l’Ukraine avec une collection de sacs et d’autres accessoires brodés à la main selon une technique unique élaborée par l’artiste et brevetée, faisant plutôt penser à la peinture. Effectivement, il y a encore un an et demi, elle était surtout connue comme créatrice de tableaux brodés – des œuvres exclusives achetées par les collectionneurs américains et européens. « La broderie c’est ma vie. Je connais toutes les techniques existantes de cet art traditionnel et j’ai créé ma méthode individuelle, qui permet avec le même fil de coton de créer l’effet de la soie ou de la laine, de créer des nuances de couleurs en fonction de l’angle d'imposition du point. Ce sont mes tous premiers sacs, j’en suis à ma première collection, car pour réaliser un objet pareil, il faut au moins deux mois, 8-10 heures de travail par jour », avoue Olesya.
Parmi les objets que l’artiste a amenés à Paris, il y a les « bessaga », un sac ukrainien traditionnel constitué de deux sacoches souples de voyage nouées ensemble, qui peut être porté de différentes manières en fonction des besoins. Toute en gardant sa forme traditionnelle, cet objet folklorique s’est transformé en objet de design, original et moderne.
La marque Rasena, qui a emprunté le nom d'un des clans proto-slaves, a été lancée il y a deux ans par le designer Yulia Solntseva dans la ville russe de Perm (Oural). La collection, présentée au festival Fil rouge et appelée Thistle (chardon en français), est inspirée par l’esthétique de l’art nouveau et du moderne russe. « L’envie de combiner les éléments marqués par les codes des traditions vestimentaires russes avec le stylisme de la Belle époque dicte le choix des matières et éléments décoratifs, ainsi que le positionnement de la marque, le choix des distributeurs. Nous utilisons du néoprène, du coton et du lin produits en Russie exclusivement, la confection des vêtements est assurée par les entreprises de la région de Perm dans le souci de développer l’industrie légère en Russie », raconte la fondatrice de la marque. Les fourrures et peaux naturelles sont bannies par le designer tandis que les technologies écologiques sont privilégiéesdans le packaging et dans la production, dans la mesure du possible.
La marque réalise deux collections prêt-à-porter par an, crée des vêtements de sport et propose la réalisation par l’atelier de couture de commandes individuelles, plus sophistiquées. Les vêtements sont vendus à Perm, mais également en ligne et via deux show-rooms en Italie. Selon Yulia, les modèles créés sous la marque Rasena séduisent plutôt la clientèle créative, des gens qui connaissent l'art et s’intéressent au design moderne. La présence au festival lui a permis de découvrir d’autres créateurs, de partager des idées et d’essayer d’avancer dans ses efforts visant à conquérir le marché international.
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Olga Gerasimenko a apporté de Saint-Pétersbourg des robes, des manteaux et des pulls de sa maison de couture Dress by Olia Gerasimenko, une entreprise de haute couture et de prêt-à-porter pour femmes fondée en 2015. Elle ne cherche pas à être identifiée en tant que designer slave, mais affirme tout de même que les femmes slaves sont plus soucieuses de leurs toilettes, elles veulent être féminines et ravissantes. « Je crée des vêtements pour les femmes qui s'aiment elles-mêmes, qui aiment se faire belles et qui sont conscientes du fait que leur apparence influence le monde environnant, le rendant plus attrayant », explique Olga.
Vlada Busygina, architecte de formation vivant à Paris, s’est lancée dans le design d’accessoires par hasard, tout en ayant depuis toujours envie de se réaliser à travers des objets créés de ses propres mains. Un jour elle a transformé un foulard de laine artisanal de Pavlov Possad offert par des amis, mais endommagé par les mites, en collier, lui offrant une deuxième vie. Mis au bureau, le collier a fait l’effet d’une bombe auprès des collègues de Vlada. Ils en ont tout de suite commandé plusieurs exemplaires. Ainsi le vieux rêve a commencé à se matérialiser. Depuis, elle en a créé des centaines, souvent en recyclant des cravates démodées, des bouts de tissus anciens, et des foulards en y ajoutant des perles fantaisistes au d’autres éléments décoratifs.
« Redonner la vie à un vieil objet est très motivant, mais ce qui me fait vraiment plaisir, c’est de pouvoir trouver une touche particulière qui donne à chaque femme, peu importe son âge et sa manière de s’habiller, un attrait supplémentaire. Une fois je présentais mes colliers dans une boutique éphémère à Paris et une jeune Italienne est venue avec sa mère et sa grand-mère. Elles sont réparties toutes les trois avec mes colliers, en souriant. Ce fut ma meilleure récompense », avoue Vlada.