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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a inventé un procédé complexe permettant d’obtenir des clichés aux couleurs vives et détaillés. Sa conception de la photographie, qu’il considérait comme une forme d’éducation et d’illumination, s’est incarnée avec une vivacité particulière dans ses photographies de monuments architecturaux situés au cœur de la Russie.
Parmi les villes visitées par Prokoudine-Gorski en 1912 se trouvait Kolomna, située près du confluent des rivières Moskova et Oka, à environ 115 km au sud de Moscou. Là, dans le village voisin de Goloutvine, il a réalisé plusieurs clichés du monastère de l’Épiphanie-Goloutvine (connu après 1800 sous le nom de Vieux monastère de Goloutvine), qui aurait été établi par le prince Dmitri Donskoï dans les années 1380.
La caractéristique la plus marquante de l’ancien monastère de Goloutvine réside dans ses tours, des fantaisies pseudo-gothiques construites à la fin des années 1770 en briques rouges avec des détails en calcaire. Le style néo-gothique est apparu en Russie sous le règne de Catherine la Grande, reflet de l’anglomanie de l’impératrice et de son intérêt pour la culture russe médiévale. Les photographies de Prokoudine-Gorski témoignent d’une fascination pour cet ensemble architectural coloré.
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Pourtant, une expression beaucoup plus élaborée du renouveau gothique se trouve dans une église construite au cours de la décennie suivante dans le domaine de la banlieue de Moscou de Bykovo, également appelé Marino. Dédiée à l’icône de la Vierge de Vladimir, l’église de Bykovo est l’un des monuments russes les plus surprenants de la fin du XVIIIe siècle.
Origines bovines
Bykovo, situé au sud-est de Moscou dans la région de Ramenski, est désormais entourée de logements modernes et de zones de datcha, mais son vaste parc boisé est une oasis le long de la petite rivière Bykovka. Le village de Bykovo est mentionné dans des documents médiévaux à la fin du XIVe siècle et au XVIIe siècle, en tant que domaine tsariste avec une église en bois dédiée à la Nativité du Christ. La prairie s’étendant au sud de la Bykovka avait été utilisée pour faire paître du bétail destiné à être vendu à Moscou, et c’est une origine possible du nom (byk signifiant « taureau » en russe).
En 1704, le village fut concédé par Pierre le Grand à Illarion Vorontsov (1674-1750), voïvode de Rostov, dont les descendants ont joué un rôle majeur dans la vie politique russe et ont possédé de nombreux domaines. L’un des plus splendides était Voronovo, créé par son fils Ivan Vorontsov (1719-86) et bien conservé à ce jour.
Dans les années 1760, Bykovo a été accordé à Mikhaïl Izmaïlov (1719 ?-1800), qui avait soutenu le coup d’État de 1762 ayant porté Catherine II (la Grande) sur le trône. Izmaïlov a occupé de nombreux postes étatiques importants à Moscou, parmi lesquels celui de directeur du Bureau de construction du Kremlin. À ce titre, il a travaillé avec deux des architectes éminents, Vassili Bajenov (1737-99) et Matveï Kazakov (1738-1812).
Bajenov et Kazakov étaient tous deux des maîtres du néoclassicisme, mais ils ont également travaillé dans le style pseudo-gothique, notamment dans le domaine impérial de Tsaritsyno, à la périphérie sud de Moscou, non loin de Bykovo. Commencé dans les années 1770, le projet Tsaritsyno - palais et pavillons – a été abandonné par l’impératrice au milieu des années 1780. Le vaste ensemble de palais est désormais achevé et il constitue l’un des principaux lieux d’exposition et de promenade de Moscou.
Inspiration du dessin
Izmaïlov a sans aucun doute été intrigué par le travail de Bajenov à Tsaritsyno et, pour Bykovo-Marino, il a opté pour un style similaire afin de construire une église à la mémoire de sa femme, Maria (Narychkina), décédée en 1780. Le chef-d’œuvre qui en a résulté, l’église de l’Icône de la Vierge de Vladimir, a été achevé en 1789.
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Bien que la documentation spécifique manque, le style de l’église de Bykovo en désigne Bajenov comme l’auteur. Comme pour son travail à Tsaritsyno, la conception générale combine le style pseudo-gothique avec un plan baroque ovale pour le sanctuaire principal.
Il existe peu d’édifices ayant un aspect plus remarquable dans la région de Moscou. La structure s’élève avec des formes riches et incurvées décorées, de flèches, de fenêtres à lancette et de sculptures en pierre, y compris des têtes d’apôtres. Le recours au calcaire plutôt qu’à la brique comme matériau de construction de base était inhabituel au XVIIIe siècle et confère une aura médiévale aux détails de la façade gothique.
L’église est divisée en deux niveaux, le rez-de-chaussée hébergeant un autel dédié à la Nativité du Christ, en l’honneur de l’ancienne église en bois du domaine. Ce niveau inférieur pouvait être chauffé et était une église « d’hiver » utilisée pendant les mois froids.
L’église principale, au niveau supérieur, avec son autel dédié à l’icône de Vladimir, est accessible par un imposant escalier qui permet une ascension spectaculaire jusqu’à cette structure flamboyante. La façade ouest et le portail principal sont flanqués de tours symétriques, dont l’une abritait autrefois des cloches (détruites en 1937).
Occupation française, continuation gothique et ère soviétique
À l’automne 1812, le domaine de Bykovo a été occupé par l’armée française pendant six semaines lors de l’invasion napoléonienne. L’église est saccagée et transformée en écuries.
À la fin des années 1830, l’intérieur spacieux de l’église supérieure a été rénové par l’architecte Ivan Tamanskt avec le soutien du comte Ivan Vorontsov-Dachkov. Son espace central était défini par des colonnes corinthiennes et des arcs décoratifs dans le style Renaissance qui soutenaient un plafond en forme de dôme. Bien qu’il y ait eu une iconostase, il y a peu de preuves que l’intérieur fût orné de peintures murales malgré des hypothèses de la fin du XIXe siècle.
L’attrait du style « gothique » a perduré au XIXe siècle et, dans les années 1830, Tamanski a également été chargé de construire un clocher séparé non loin de là, vers l’ouest. Conçue comme un campanile, cette haute structure en pierre calcaire évoque également la tour d’un château médiéval.
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Des preuves récentes indiquent que la conception du clocher n’a été matérialisée qu’un demi-siècle plus tard (1884) par Dmitri Gouchtchine, lorsque l’église elle-même a été rénovée par le nouveau propriétaire du domaine de Bykovo, Nikolaï Iline.
Après l’avènement de l’URSS, l’église est restée ouverte pour une paroisse locale jusqu’à la sombre année 1937. À ce moment-là, elle a été fermée et son intérieur complètement vandalisé. Miraculeusement, le bâtiment lui-même a survécu, bien que les croix aient été retirées des dômes. Pendant un certain temps, un atelier de couture s’y trouvait, mais pour l’essentiel l’ancienne église a été condamnée.
Nouvel espoir
Dans les années 1970, des tentatives ponctuelles de reconvertir l’église en espace culturel n’ont guère amélioré la situation, malgré le statut de monument accordé en 1960. Heureusement, avec la restitution inattendue de l’édifice à l’Église orthodoxe en 1989, le déclin a peu à peu commencé à s’inverser. Bien que les travaux de restauration aient été lents en raison du caractère limité des ressources, l’église inférieure « d’hiver » de la Nativité a été entièrement restaurée en vue d’un usage paroissial actif, une restauration des fresques ayant été effectuée au début du XXe siècle.
À l’est de l’église, un chemin descend vers le parc du domaine de Bykovo, aujourd’hui envahi par la végétation. Faisant aujourd’hui pâle figure quand on connaît sa splendeur passée, le parc est centré sur un étang paysager pittoresque reflétant un gracieux pavillon en forme de rotonde néoclassique.
Le chemin qui fait le tour de l’étang monte à travers la forêt vers l’autre élément principal de Bykovo, la grande résidence du domaine. Également attribuée à Bajenov, la maison originale d’Izmaïlov a été reconstruite au XIXe siècle.
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Mikhaïl Izmaïlov est décédé sans héritiers en 1800 et le domaine de Bykovo est finalement revenu aux Vorontsov, liés par mariage à une autre branche des Izmaïlov. Il convient de noter le mariage d’Illarion Vorontsov (1760-90) avec Irina Ivanovna Izmaïlov (1768-1848). Ils ont eu un fils, Ivan Vorontsov (1790-1854), et par décret impérial en 1807, cette lignée de la famille a été appelée Vorontsov-Dachkov.
Nouvelle génération
Le domaine de Bykovo est passé à son fils, le comte Illarion Vorontsov-Dachkov (1836-1916), qui a réalisé une brillante carrière de fonctionnaire et est devenu l’un des propriétaires terriens les plus riches de Russie. Dans les années 1850, il fait reconstruire le palais de Bykovo par l’architecte Bernhard Simon (1816-1900), un Suisse formé à l’Académie impériale des arts de Saint-Pétersbourg.
Achevé en 1856, le somptueux manoir de Bykovo est un excellent exemple du style néo-Renaissance, avec des murs en briques rouges et des détails décoratifs en calcaire. L’entrée principale, sur la façade nord, est ornée d’une rampe avec une balustrade. La façade ouest est marquée par une tour attenante offrant une vue panoramique.
Le plus impressionnant, cependant, est la façade donnant sur le parc, qui se concentre sur un portique massif orné de quatre cariatides. La large terrasse qui part de la façade est mal entretenue et présente des signes de vandalisme. Mais elle offre tout de même une vue imprenable sur le parc au sud, avec une pente dégagée descendant vers la forêt.
Les Vorontsov-Dachkov résidaient principalement à Saint-Pétersbourg et, dans les années 1880, le domaine de Bykovo a été vendu à un riche ingénieur et promoteur ferroviaire nommé Nikolaï Iline, qui a ajouté un bâtiment destiné à l’école paroissiale. Après la révolution, le domaine est passé parmi une série d’institutions et est finalement devenu un sanatorium pour tuberculeux. En l’absence de politique de préservation claire, la collection d’art a disparu, tout comme le mobilier intérieur, bien qu’une grande partie de la décoration murale élaborée soit parvenue jusqu’à nous.
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Quant au reste de l’ensemble, le parc, bien qu’accessible, est peu entretenu et la grande demeure est fermée au public, son avenir étant incertain. Néanmoins, des groupes de bénévoles continuent de promouvoir sa conservation, et l’imposante structure a réussi jusqu’à présent à éviter le sort des nombreuses résidences rurales qui ont cessé d’exister au cours des dernières décennies.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a inventé un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l’Empire et pris plus de 2 000 photographies avec ce nouveau procédé, qui implique trois expositions sur une plaque de verre. En août 1918, il a quitté la Russie avec une grande partie de sa collection de négatifs sur verre et s’est finalement installé en France. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu sa collection à la Bibliothèque du Congrès américain, qui, au début du XXIe siècle, a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l’a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Un certain nombre de sites web russes en proposent désormais des versions. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d’une période de travail en Russie débutant en 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d’articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les clichés pris par Brumfield des décennies plus tard.
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