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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe permettant de réaliser des photographies avec des couleurs vives et détaillées. Son approche de la photographie, qu’il percevait comme une forme d'éducation et d’éveil, s’illustre avec une clarté particulière à travers ses photographies de monuments architecturaux sur des sites historiques du cœur de la Russie.
En juin 1912, Prokoudine-Gorski s'est rendu en Sibérie occidentale dans le cadre d'une commission chargée de documenter la voie navigable Kama-Tobolsk, un lien entre les versants européen et asiatique des monts Oural. La ville de Tioumen a servi de point de départ à son périple vers le nord jusqu'à Tobolsk, ville située sur la rivière Irtych. Là, il a photographié le monastère de la Trinité, l'un des plus anciens de Sibérie. Mes photographies de Tioumen et Tobolsk remontent à la fin de l'été 1999.
Porte de l'Est
La colonisation russe de la Sibérie à la fin des XVIe et XVIIe siècles est l'histoire de la conquête de vastes territoires dans un pays austère par des marchands russes entreprenants, dont les intérêts commerciaux coïncidaient avec l'appétit des tsars pour l'expansion vers l’est. Tioumen, fondée en 1586 sur le site d'un campement tatar au confluent des rivières Toura et Tioumenka, est considérée comme la première colonie russe permanente en Sibérie.
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Tioumen a été créée à l'initiative de Boris Godounov, éminence grise du tsar Fiodor Ier avant de devenir lui-même tsar en 1598. Godounov était conscient de l'importance de la Sibérie en partie grâce à son association avec la famille Stroganov. Les Stroganov avaient envoyé un détachement de Cosaques de leur centre commercial à Solvytchegodsk en Sibérie pour défier le pouvoir du souverain tatar, Khan Koutchoum.
La bande de Cosaques était commandée par Yermak Timofeïevitch. Les origines et l'identité de Yermak restent un sujet de controverse, mais il est probable que lui et ses hommes se sont livrés au brigandage et à la piraterie fluviale avant de s'enrôler comme mercenaires pour les Stroganov. Bien que les dates soient discutables, il semble qu'à l'automne 1581, Yermak ait capturé Tchingui-Toura (plus tard Tioumen) mais l'ait abandonné pour se rendre à Kachlyk, la capitale de Khan Koutchoum. Yermak a vaincu le khan en 1582 lors d'une bataille près de la rivière Irtych. Yermak lui-même mourut lors d'un raid surprise en 1585.
Comme la plupart des premières villes russes de Sibérie, Tioumen a servi de forteresse de garnison aux Cosaques et à d'autres troupes qui protégeaient les routes commerciales, en particulier avec la Chine, au XVIIe siècle. L'emplacement de Tioumen sur la rivière Toura a fourni un lien direct vers l'ouest, jusqu’à la « ville-porte d'entrée » de Verkhotourié, fondée par Boris Godounov sur le côté asiatique des monts Oural en 1598. Au nord-est de Tioumen, la Toura se jette dans la rivière Tobol, qui rejoint à son tour la puissante rivière Irtych près de Tobolsk. Compte tenu de son emplacement favorable, Tioumen était vouée à jouer un rôle important dans le développement de la Sibérie.
Kiev en Sibérie
Il n'y a pas de vestiges architecturaux du premier siècle de l’existence Tioumen. Les premiers bâtiments étaient en bois (y compris les murs de palissade) et étaient vulnérables aux incendies, comme celui qui a détruit la majeure partie de la ville en 1695. Par la suite, le bureau sibérien à Moscou a encouragé l'utilisation de la brique et de la pierre pour construire les bâtiments majeurs. La construction en maçonnerie reflétait également les vues du jeune tsar Pierre Ier (le Grand), qui entreprit l'expansion de la présence russe en Sibérie malgré le fardeau d'une guerre majeure avec la Suède. Cependant, de grands incendies ont continué à dévaster la ville (en 1705 et 1766), et le manque de maçons qualifiés a entravé la construction.
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Les structures en briques précoces les plus imposantes se trouvent au monastère de la Trinité, fondé en 1616 (date incertaine) sur la haute rive droite de la rivière Toura à la lisière nord de Tioumen. Initialement dédié à la Transfiguration du Sauveur, le monastère a été transformé au début du XVIIIe siècle par un énergique prélat ukrainien, Filofeï (Rafaïl Lechtchinski), qui en 1702 fut nommé métropolite de Tobolsk et de Sibérie.
Lechtchinski a étudié à l'Académie spirituelle de Kiev et s'est ensuite formé dans la hiérarchie de la célèbre Laure des grottes de Kiev ; il n'est dès lors surprenant que l'architecture du monastère de la Trinité présente des éléments baroques ukrainiens. Le centre du monastère est dominé par la cathédrale de la Trinité, construite en 1709-1715. Des détails extérieurs à la forme des coupoles, la structure présente des motifs ornementaux ukrainiens très marqués.
La cathédrale de la Trinité a été fermée en 1923 et son intérieur a été vandalisé pendant la période soviétique. De plus, son intégrité structurelle a été menacée par la construction d'une usine entre la rivière Toura et le mur nord de l'église. Ce site avait en fait été l'emplacement de la deuxième église du monastère, dédiée aux Quarante Martyrs de Sébaste (également connus sous le nom de Saints Zossima et Savvatii), achevée en 1717 et rasée dans les années 1940. Malheureusement, nous n’avons aucune photographie réalisée par Prokoudine-Gorski de ce bâtiment ou de la cathédrale de la Trinité.
En 1711, Filofeï démissionna de son poste de métropolite de Sibérie pour devenir abbé du monastère de la Trinité. À la fin 1715, il reprit la direction de la vaste métropolitanat sibérien, mais cinq ans plus tard, il se retira à nouveau pour diriger le monastère jusqu'à sa mort en 1727.
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Les liens de Filofeï avec la cour impériale ont été nécessaires pour poursuivre la construction du monastère de Tioumen. Pierre le Grand, qui avait besoin de maçons expérimentés pour la construction de Saint-Pétersbourg, a interdit la construction de maçonnerie ailleurs en Russie entre 1714 et 1722. Peu de temps après la révocation du décret de Pierre limitant la construction, Filofeï a commencé à planifier une troisième église au monastère de la Trinité - l'église des Saints-Pierre-et-Paul - avec des murs de briques, un portail et une résidence. Le manque de matériel et de main-d'œuvre retarda les travaux de fondation jusqu'en 1726, et les ressources du monastère diminuèrent rapidement après la mort du prélat l'année suivante. La construction a repris une dizaine d'années plus tard avec l'achèvement des murs de briques en 1739, du clocher en 1741 et de l'église Saints-Pierre-et-Paul en 1755.
La superbe vue de l'église réalisée par Prokoudine-Gorski depuis l'extérieur du mur sud montre une structure cruciforme liée au baroque ukrainien, suggérant ainsi que les plans ont été menés à bien du vivant de Lechtchinski. Il est possible que les dômes originaux aient ressemblé aux coupoles à deux niveaux typiques de l'architecture ukrainienne et encore visibles dans la cathédrale de la Trinité à proximité. Un incendie survenu en 1842 a endommagé le toit et conduit à une restauration avec des dômes d'oignon traditionnels qui sont visibles chez Prokoudine-Gorski et sur mes photographies, réalisées près de neuf décennies plus tard.
Bien que les preuves documentaires fassent défaut, la conception de l'église a été attribuée à Semion Remezov, le principal architecte de Tobolsk au début du XVIIIe siècle. Elle ressemble à la fois à l'église Saint-Georges du monastère Saint-Michel-de-Vydoubytch de Kiev et à l'église de Tous-les-Saints (1698-1701) au-dessus de la porte Ekonom de la Laure des Grottes - des monuments qui étaient familiers à Lechtchinski.
Le grand clocher attenant à coupole conique suit un schéma répandu aux XVIe et XVIIe siècles. Récemment restauré et remis en service, le monastère de la Trinité orne à nouveau la rive haute de la rivière Toura.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIesiècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
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