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Dans des chaudrons installés en forêt sont bouillies des oies sacrificielles. Coupées, leurs ailes, têtes et pattes sont soigneusement déposées sur des plateaux en bois. À quelques pas d’ici, des sortes de « boulettes » à base du sang des animaux sacrificiels et d'un mélange de céréales sont préparées. Personne ne touche aux plats jusqu’à ce qu’une prière collective ne soit lue devant chacune des cinq charbonnières.
Cette prière énigmatique est un rituel païen officiellement pratiqué en Russie. Seuls les Maris, ce peuple habitant principalement la République de Mari El, dans l’Est de Russie européenne, peuvent le pratiquer. Il y a encore une paire de siècles, pour la pratique de ces rites les Maris étaient persécutés et déportés en Sibérie. Quant aux lieux ayant accueillis ces cultes païens, ils se voyaient détruits à l’explosif. Aujourd’hui, c’est avec plus de respect qu’on perçoit dans le pays la religion traditionnelle des Maris, appelée Marla. Toutefois, comme tous les néopaïens, ils ont dû défendre leur droit de prier les esprits même dans la Russie contemporaine.
Des esprits dans un bosquet
« Dans notre village, nous étions les seuls Maris. Mais nos voisins nous couvraient et nous protégeaient – ils ne disaient à personne qu’on priait et nous, de notre côté, on gardait en secret leurs prières orthodoxes. Mon père était un ioumotan (« ami de Dieu », personne qui possède le droit de célébrer les prières dans toute famille marie) et à la fois un communiste », raconte une habitante du village de Sernour.
À plusieurs reprises, la menace a pesé sur ce peuple, dont sans doute la plus sérieuse remonte à la fin du XVII/début du XVIIIe siècle – le baptême. Les Maris ont refusé de se convertir à l’orthodoxie et même les promesses de se voir doter de privilèges n’ont pas eu d’effet sur eux. Les autorités ont alors opté pour une autre méthode : déportations, brutalités et des impôts encore plus élevés à verser aux prêtres russes. Les Maris se cachaient donc dans les forêts et continuaient à prier leurs dieux.
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Pour eux, l’arbre est le modèle de l’univers qui unit les monde souterrain, terrestre et spatial. C’est un intermédiaire entre les dieux, dont le nombre varie de 70 à 140 en fonction des lieux de peuplement. Ainsi, pour pratiquer leurs prières, les Maris vont dans des « bosquets sacrés », qui sont choisis par le kart, ce prêtre mari. Aujourd’hui, on en décompte plus de 400 dans la République des Maris. Durant les années de cohabitation avec les orthodoxes, une sorte de symbiose mutuellement profitable s’est développée entre les deux communautés. Selon les données officielles, 67,3% des habitants de la République se disent orthodoxes, 14% païens et 5% musulmans. Toutefois, beaucoup de ceux qui se disent orthodoxes pratiquent en même temps le paganisme – cette double-confession facilite fort la vie lorsque la conjoncture change.
C’est à la fin des années 2000 qu’on a commencé à parler des Maris comme d’« extrémistes », après que le département missionnaire du Patriarcat de Moscou de l’Église orthodoxe russe a inscrit le centre religieux Ochmari-Tchimari (Mari blanc – Mari pur) sur la liste des Nouvelles organisations religieuses de Russie à caractère destructif et occultiste. Alors, la Marla a commencé à être de plus en plus souvent évoquée dans le contexte de l’extrémisme religieux. Vitali Tanakov, l’un des grand prêtres, a été traduit devant le tribunal pour l’édition du livre Un prêtre parle, dans lequel les autres religions dont présentées sous un mauvais jour (le livre figure sur la liste de la littérature extrémiste du ministère russe de la Justice). Toutefois, ce culte païen a préservé sa forme plus authentique que bien d’autres cultures préchrétiennes. « Dernière réserve païenne d’Europe » - c’est ainsi qu’on appelle parfois cette République. Toutefois, elle est loin d’être la dernière.
L’attraction païenne
Selon l’étude panrusse datant de 2012 Atlas des religions et nationalités, en Russie, 1,7 million de personnes (1,2% de la population totale) professent la religion traditionnelle de leurs ancêtres, vénèrent les dieux et les forces de la nature. Dans la plupart des cas, il s’agit de religions ethniques et dont le sort ressemble fort à celui des Maris.
Aar Aïyi, cette ancienne religion des Iakoutes, n’a été officiellement reconnue en Russie qu’en 2014, soit après 316 ans d'interdiction. Avec l'arrivée des Russes et de l'orthodoxie, la pratique publique de rituels et les prières collectives dans la vallée sacrée de Toïmaad ont été interdites par un décret de 1696. Ainsi, le culte d’Aar Aïyi a commencé à disparaitre et vers le XXe siècle, seules quelques personnes professaient encore cette croyance. Nul ne sait combien d’adeptes ce culte compte de nos jours.
« Le tengrianisme est la religion qui a existé avant toutes les autres, c'est l'ancêtre de toutes les croyances. Avec cette foi, Gengis Khan a conquis presque le monde entier. Aar Aïyi est sa branche septentrionale », explique le Iakoute David, qui s’occupe de la promotion de la culture et de la religion de la République de Sakha, estimant qu'Aar Aïyi est la foi la plus forte, car « en harmonie avec la nature ».
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Les Iakoutes croient que le monde se compose de trois parties : le monde supérieur, où vivent les divinités suprêmes, le monde du milieu, où vivent les hommes, et le monde souterrain, la demeure des mauvais esprits. Or, ce qui les distingue des autres païens, c’est qu’ils considèrent que dans le monde du milieu tous les objets sont eux aussi dotés d’un esprit.
Chaque Iakoute sait pour qui est préparé un plat au beurre clarifié et au crin de cheval blanc, ou, par exemple, pourquoi il faut asperger la terre de produits laitiers. Toutefois, de nos jours, ces beaux rites sont de plus en plus souvent la prérogative d’artistes locaux et non des prêtres. Il en est à peu près de même pour les Oudmourtes, ce peuple finno-ougrien du Moyen-Oural.
Encore en 1960, 70% des habitants de Karamas-Pelga, village natal de l'Oudmourte Anna Stepanovna, étaient païens. Elle se souvient encore comment le village tout entier se réunissait sur un champ en levant les bras vers le ciel. Maintenant, l’on ne trouve de cabane sacrée, qui ressemble à une izba russe ordinaire en rondins, que dans la réserve-musée de Loudorvaï.
« Les Oudmourtes sont polythéistes. Nous-mêmes ne savons pas expliquer en quoi nous croyons. Le sens de la foi est la Nature et elle est riche en dieux », explique Svetlana, chercheuse à Lourdorvaï. Ce petit village éloigné de 1 270 km à l’Est de Moscou est la seule résever oudmourte qui s’est transformée en une sorte d’attraction pour les touristes.
Or, il convient de dire que de nouveaux mouvements religieux jouissent d’une bien plus grande popularité en Russie.
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Des vegans dans la taïga
En 1991, l’ex-policier de la route Sergueï Torop, originaire de la région de Krasnoïarsk, a pris le surnom de Vissarion, s’est proclamé messie et a fondé l’Église du dernier testament. Près de 5 000 personnes ont alors afflué dans le Sud de la région pour y bâtir, sur ses prescriptions, l’éco-colonie de la « cité du Soleil ». À cette fin, ils ont vendu tous leurs biens. Nombreux de ses adeptes n’ont ainsi plus nulle part où repartir.
« L'Église du dernier testament » a réuni tout un amas de religions et de pratiques, allant de l'hindouisme et du bouddhisme à l'apocalypticisme et aux enseignements athées de Karl Marx. Tous ses adeptes vivent dans l'anticipation de la fin du monde, dont les dates de l’avènement sont constamment repoussées par Vissarion.
Placés dans les conditions de la taïga sibérienne, ils observent un régime vegan très strict, rejettent la médecine moderne et encouragent la polygamie. Et bien que l’Église orthodoxe russe et les spécialistes en sciences des religions reconnaissent le culte comme une secte destructrice, l'Église du dernier testament existe depuis quelque 30 ans en Russie (elle est enregistrée auprès du ministère de la Justice) et a déjà acquis des adeptes en Europe, au Proche-Orient et aux États-Unis. Depuis sa création, elle n’a attiré que quelques fois l’attention des forces de l’ordre. La dernière vérification, lancée en 2019, n’a toujours pas pris fin.
Le professeur et vice-président du conseil d'experts au ministère russe de la Justice, Alexandre Dvorkine, estime pourtant que l'existence de ce culte est « une situation absolument impossible » : « Au sein de la Fédération de Russie, un territoire de la taille des 2/3 de la Belgique vit en effet selon ses propres lois et les autorités locales n'interviennent pas. Cela laisse soupçonner qu'il y a un grand nombre de décès non enregistrés. Un enfant meurt faute de soins médicaux ou de faim, il est enterré ici, dans la taïga, et l’affaire prend fin ».
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Néanmoins, ce sont surtout les succès économiques de l'Église de Vissarion qui attirent l'attention du Comité d'enquête de Russie. Au fil des ans, l’église a acquis tant de biens immobiliers que n’importe quel oligarque n’aurait même pas songé posséder : tous les adeptes lui ont cédé leurs biens et nul n’a jamais évalué l’ensemble des dons reçus. Les adeptes ignorent ce que c’est qu’une déclaration fiscale ou bien le suivi financier. Les « nécessiteux » reçoivent de l’aide directement sans un quelconque contrôle des autorités d'inspection. Selon une des versions, pendant longtemps les autorités n’ont pas touché à l'Église du dernier testament par crainte d'un suicide de masse.
Alexander Dvorkine, professeur et vice-président du Conseil d'experts auprès du ministère de la Justice, estime que l'existence de ce culte est « une situation absolument impossible » : « Au sein de la Fédération de Russie il y a un territoire de la taille des 2/3 de la Belgique, qui vit dans les faits selon ses propres lois, et dans lequel les autorités locales n'interviennent pas. Cela donne des raisons de soupçonner qu'il y a là-bas un nombre énorme de morts non comptabilisés. Un enfant meurt faute de soins médicaux ou de faim, il est enterré ici dans la taïga, sans aucune procédure, et tout se termine ainsi ».
Et pourtant, ce sont les succès économiques de l'Église de Vissarion qui attirent le plus l'attention du Comité d'enquête. Au fil des ans, elle a en effet accumulé autant de biens immobiliers que les oligarques russes n'en ont jamais rêvé : ils ont été offerts par toutes les familles d'adeptes, mais personne n'a jamais estimé leur valeur. En ces lieux, l’on ne sait pas ce qu'est une déclaration d'impôt et un contrôle financier, le flux de fonds vers tous les « nécessiteux » va « droit dans les mains », sans contrôle des organismes d'inspection. Il existe en réalité une version selon laquelle, pendant longtemps, l'« Église du dernier testament » n'aurait pas été inquiétée par crainte d'un suicide collectif.
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Un occultisme sous forme de yoga
Cependant, il existe des mouvements religieux en Russie qui cherchent à être aussi différents que possible de ce qu'ils sont. Les disciples de l'Agni Yoga (également connu sous le nom d’« Enseignement de l'Éthique de Vie ») croient que la famille du célèbre artiste et philosophe russe Nicolas Roerich a, par le biais de la clairaudiance, reçu des enseignements venus d’en haut, alors regroupés en en 14 livres. Ils sont basés sur le concept théosophique de l'Univers infini, de la réincarnation des âmes, de l'ésotérisme, du transhumanisme et de toutes sortes de yoga. Selon cette pensée, toutes les révélations auraient été dictées par le « Grand Maître » à Roerich entre 1920 et 1940.
Cet enseignement, originaire de Russie, a rassemblé des milliers d'adeptes tant dans le pays qu'en Occident, notamment aux États-Unis. Et comme toutes les autres idéologies du New Age, elle se camoufle sous le visage d’enseignements et pratiques socio-humanitaires, tout en niant tout lien avec la religiosité. Cependant, cela ne fonctionne pas toujours.
En août 2016, le ministère russe de la Culture a en effet retiré son autorisation de diffusion du film Appel de l'évolution cosmique sous prétexte de propagande d’une idéologie sectaire, tandis que le bureau du procureur a interdit au Centre international des Roerich de mener des rituels religieux dans le centre de la capitale. À l'époque, il s'agissait d'un rituel bouddhiste « Sunju Kanzena » (tradition du monastère de Drepung Gomang en Inde), pour lequel les disciples de Roerich faisaient payer de 500 à 1 000 roubles (5,65-11 euros) par personne.
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