Une jeune fille entre dans un café et commande à manger ainsi qu’un thé. Elle s’en empare, se dirige vers sa table et réalise soudainement qu’une bouteille d’eau se trouve dans sa poche. Elle ne se souvient pas quand et comment elle s’y est retrouvée et ne sait pas non plus si elle l’avait payée.
Des choses inexplicables se passent parfois dans la vie d’Esteri (pseudonyme dont cette jeune Moscovite se sert depuis longtemps) : les objets ne se trouvent plus à leur place habituelle et à sa plus grande surprise le mot de passe de son iPhone change aussi sans qu’elle en ait le moindre souvenir.
La cause de ces changements ? Elle ne s’en souvient pas mais assure que c’est inévitablement lié au fait suivant : « Outre ma propre personnalité, trois autres vivent à l’intérieur de moi ».
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Esteri a une courte coupe de cheveux. Ses bras fins sont recouverts de tatouages : un poulpe enlace avec ses tentacules ses poignets, puis l’inscription disant : « Do what thou wilt ». Au moindre bruit, elle cesse de parler et se retourne.
Esteri
Archives personnelles« Cela ressemble à un dialogue intérieur, mais il y a tout de même une différence. Si l’homme essaie d’établir un dialogue intérieur, il formule des phrases et répond à ses questions mais il sait à l’avance ce qu’il dira. Lorsque tu parles avec d’autres identités, tu ignores ce qu’elles te diront », explique Esteri, tentant de décrire ce phénomène si difficile à imaginer.
Pour mieux comprendre ce que ressent une personne souffrant d'un trouble dissociatif de l'identité, il peut être utile de voir le film Split de M. Night Shyamalan. Il met en scène un individu qui enlève trois écolières et leur dévoile ses 23 identités, chacun adoptant une attitude différente envers les trois victimes.
Cadres du film Split
M. Night Shyamalan/Blumhouse Productions, 2016Contrairement au personnage du film, Esteri ne possède que trois identités supplémentaires et leur interaction avec son identité principale n’est pas aussi dramatique que celle montrée dans l’œuvre.
« C’est comme si je restais à l’arrière, dit Esteri, en montrant son occiput. Et l’un d’entre eux sort et fait quelque chose à ma place ».
C’est rare que la jeune fille oublie complètement ce qui se passe pendant leurs interventions. « Au bout de 15 minutes, je commence à me souvenir de morceaux de ce qui s’est passé, mais c’est comme si c’était dans un rêve », explique-t-elle.
Oui, il y a des voix dans sa tête, mais elle les décrit avec moins de dramatisme que les auteurs des films hollywoodiens. « Il n’y a pas d’hallucinations auditives, c’est comme un monologue intérieur, sauf que j’ignore ce que c’est et d’où ça vient ».
Chacune des trois identités, dont elle ressent la présence, a ses fonctions concrètes et des situations desquelles elle est responsable. « Le premier s’appelle Max, c’est le défenseur. Lorsque je vais mal, il débranche toutes les émotions. Ce que je ressens à ces moments c’est le calme absolu. Comme si tu étais assise sur ses épaules et que c’est lui qui marche et finalise les choses », relate la jeune fille.
Sa deuxième sub-identité s’appelle Frankie. Elle est responsable des relations avec les autres. Esteri donne l’impression d’être une personne renfermée, méfiante avec les étrangers et hostile face aux nouvelles rencontres. « Frankie a des fonctions sociales : elle aime les fringues, discuter, elle est polie. C’est elle qui assume la fonction communicative ».
Le troisième c’est Charlie. D’après ce qu’elle décrit, c’est ce que les autres appelleront la voix de la raison, sauf qu’elle peut communiquer avec lui et lui demander de parler avec ses autres identités.
Ces aveux semblent si improbables que la jeune fille tente de trouver une explication admissible de tout ce qui se passe avec elle. Cela dit, elle ne compte pas sur l’aide de médecins.
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La question des patients assurant posséder plusieurs identités, divise la communauté médicale.
« Il n’y a pas de consensus au sujet du trouble dissociatif de l'identité au sein de la communauté médicale », affirme Vladimir Motov, psychiatre et chef du département de psychiatrie générale du pensionnat psycho-neurologique №13 de Moscou.
Ayant suivi un stage au centre médical de l’Université George Washington, aux États-Unis, il a vu de ses propres yeux que les principaux scientifiques américains ne parvenaient pas à s’accorder sur la question.
« À l’Université de Georgetown un professeur racontait activement comment il a vu l’identité d’une femme de 30 ans se transformer en celle d’une fillette de 2 ans, son comportement changeait aussi bien que sa manière de parler », raconte-t-il. Mais au cours de son stage entrepris en 2002, lui-même n’a pas eu l’occasion d’observer de tels patients.
L’existence de personnes souffrant de ce trouble a gagné l’intérêt de la communauté pendant les années 1950, suite à la sortie en 1957 sur les écrans de Lizzie et Les Trois Visages d'Ève, adaptations cinématographiques de romans dont le personnage principal souffre d’un trouble de la personnalité multiple.
Scène du film Fight Club
David Fincher/20th Century Fox, 1999Peu après, des scientifiques se sont vivement intéressés à ce diagnostic inexplicable et les personnes assurant en souffrir ont commencé à le dévoiler au monde.
En 1985, le New York Times a décrit l’histoire incroyable de John, cet aiguilleur aérien, qui a eu une crise en beau milieu de sa journée de travail : il a commencé à s’adresser aux pilotes avec une voix infantile et en formulant des phrases incohérentes. Syndrome de la personnalité multiple (c’est ainsi qu’on appelait ce trouble à la fin du XXe siècle) – tel a été le verdict des médecins.
Toutefois, ce diagnostic n’a pas persuadé tous les spécialistes. Beaucoup de psychiatres ont ouvertement protesté contre un tel diagnostic.
En dépit de ce scepticisme de la part de la plupart des représentants de la communauté scientifique, les recherches se sont poursuivies, suscitant encore plus d’intérêt. En 1998, Bennett Braun du Centre médical Saint-Luc de Chicago a initié une étude approfondie des patients chez qui ce trouble avait été diagnostiqué. Il voulait savoir comment le changement au niveau de la conscience peut se répercuter sur les caractéristiques des patients. Par exemple, pourquoi l’allergie aux agrumes donnait des effets différents chez les différentes sub-identités d’un seul individu.
Toutefois, il a n’a pas pu mener son étude jusqu’au bout : en 1990 il s’est vu retirer la licence pour une période de deux ans et interdire d’étudier la question pendant encore cinq années. Ayant à l’époque 60 ans, il ne s’est jamais relancé dans ces recherches.
En Russie, ce diagnostic n’est pas posé. En raison de l’absence de cas cliniques prouvés et d’une étude superficielle de la question, les médecins russes sont extrêmement sceptiques face à ce phénomène.
« En Russie, dans les milieux psychiatriques professionnels, on a même honte d’en parler. Si vous demandez à un psychiatre russe chevronné ce que c’est qu’un trouble dissociatif de la personnalité, il vous dira qu’il ne comprend pas de quoi vous parlez », explique M.Motov.
Il explique la différence d’approche en Russie et, par exemple aux États-Unis, par la différence d’écoles de psychiatrie prônées par les médecins dans ces deux pays : « La compréhension de plusieurs phénomènes psychiatriques diffère beaucoup de l’américaine ».
C’est le problème d’Esteri : « Lorsque j’ai dit au psychiatre, à qui je me suis adressée en raison de ma dépression, ce que je ressentais, la réponse a été que c’était étrange et qu’en Russie ce diagnostic n’était pas posé ».
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Attablée, Esteri boit de l’eau et cesse de parler à chaque fois qu’une machine à café se met en marche en émettant beaucoup de bruit. Elle parle de la violence sexuelle subie pendant son enfance de la part de son père, des voix qui débattent dans sa tête, des trios de mémoire, de la modification de son humeur, de périodes de dépression, des trois identités « vivant » à l’intérieur d’elle et tout cela sur un ton avec lequel on décrit habituellement une simple sortie pour faire les courses.
Apparemment, elle ne se soucie guère si on croit son récit ou pas. Mais elle-même y croit-elle ?
« Il y a ceux qui considèrent que leurs identités multiples sont des personnes à part entière. Je comprends que la situation s’est créée à l’intérieur de mon cerveau et je ne dirai pas qu’il s’agit de personnes indépendantes », confie Esteri.
Deux de ses amis proches assurent la croire, même s’ils ne peuvent se rappeler d’étrangetés particulières liées à l’apparition de ses sub-identités. « Parfois sa voix change, devenant soit plus aigüe, soit au contraire, plus grave », relate Ilya Danine, son ex ayant étudié dans la même classe qu’elle. Il se montre incapable de fournir tout autre détail.
Son amie Marianna Jigoune veut la croire, mais n’exclut pas qu’Esteri puisse se tromper de diagnostic. « Nous en avons discuté, précisant qu’on ne croit qu’à 50%, car l’esprit critique doit être présent. Je la crois, mais tant qu’il n’y a pas de preuves solides, j’admets qu’on puisse se tromper », dit la jeune fille.
Pendant leurs études scolaires, les deux jeunes « s’intéressaient à la psychologie, aux questions liées à la dépression, à la schizophrénie et aux crises de panique ». Est-il possible qu’elle ait fini par inventer ce diagnostic juste pour attirer l’attention de ses amis ?
On ne peut pas l’exclure, mais même une telle explication n’apporte pas de solution au problème, car même si elle a tout simplement inventé ce diagnostic, cela n’exclut pas la présence chez elle de ce syndrome.
Le guide de psychiatrie de l’Université Johns Hopkins indique qu’en plus d’un traumatisme profond reçu pendant l’enfance, le trouble dissociatif de l’identité peut avoir une autre cause : « Certaines personnes, sans intention consciente, développent le comportement observable chez les personnes souffrant du trouble dissociatif de l'identité, et ce, par le biais de la persuasion », ce qui veut dire que si le patient est convaincu qu’il en souffre il peut donc afficher les symptômes appropriés.
Quant à notre interlocutrice, elle n’espère même plus trouver une réponse. Elle ne souhaite pas spécialement rencontrer de personnes lui ressemblant et ne compte plus sur l’aide des spécialistes. D’ailleurs, elle a appris à vivre avec ses autres identités. « Si nous avons une entente et que personne ne la viole, c’est qu’il n’y a pas de problème. Il y a d’ailleurs une sorte d’aide : Franckie s’occupe des bagatelles auxquelles je ne m’intéresse pas. Sur Max, je peux compter si quelque chose ne va pas. Quant à Charlie... Il ne procure que des avantages ».
Dans cet autre article, nous nous intéressons aux troubles mentaux des tsars de Russie.
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