Par une journée de début d’hiver, ils sont des dizaines à attendre devant une tente. Il est 14h00, l’heure du déjeuner. Le temps que les personnes handicapées, principalement aux jambes amputées, terminent leur repas, des hommes d’âges différents discutent en se frottant leurs mains gelées. Moins nombreuses, les femmes se tiennent en tête de file. Portant des assiettes en plastique, les volontaires déambulent avec habileté entre la cuisine mobile et la cantine improvisée.
« Montrez-moi où vous avez mal. Ces maux sont-ils périodiques ? », s’enquiert un homme d’une soixantaine d’années au visage doux, circulant au milieu des personnes sans-abri ayant afflué de différents coins de la ville vers le centre de stabilisation de Lioublino, dans le sud de Moscou, où sont servis des repas gratuits.
Au crayon - l’encre du stylo gèle en hiver - il note dans son carnet les noms des patients et leur distribue tantôt des médicaments, tantôt des bandages. Lorsque les cas nécessitent une hospitalisation ou un examen médical approfondi, il appelle les urgences. C’est Boris Voïnov, l’un des deux médecins du Samusocial de Moscou, antenne locale de l’ONG créée en 1993 à Paris par le docteur Xavier Emmanuelli.
Partage d’une expérience acquise à l’international
Arrivée à Moscou en 2003, cette ONG française comptant sept membres permanents a lancé ses premiers projets en 2005 en se basant sur une méthode de travail qui avait déjà fait ses preuves sur le territoire de l’Hexagone et à l’étranger. Comme l’explique Eva Bertrand, sa directrice, les premières initiatives ont tout d’abord porté sur les mineurs, puis sur les femmes en situation de rue.
Mais déjà vers 2010-2011 le contexte dans la ville a commencé à évoluer : l’État a pris la question en charge et les enfants ont quasiment disparu des rues. Le projet s’est donc réorienté vers des personnes adultes sans domicile, parmi lesquelles la population masculine ne représente pas moins de 80%.
D’un autre côté, la mise en place par les autorités municipales durant cette même période des « patrouilles sociales », aide aux personnes sans-abri engageant une trentaine de véhicules, a remis en question la pertinence du travail mobile effectué par le Samusocial, ses effectifs étant incomparables à ceux mobilisés par la mairie. Le travail de l’ONG s’est donc adapté aux nouvelles réalités.
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« Un contrat de partenariat a été conclu avec la mairie de Moscou pour que nos équipes travaillent dans des centres municipaux d’accueil pour les personnes sans-abri, centres à la fois d’urgence et de stabilisation, où elles peuvent être hébergées pendant quelques semaines ou même quelques années », explique Mme Bertrand.
Outre les résultats palpables des efforts déployés par les autorités municipales, une série d’initiatives privées, axées sur l’aide aux sans-abris, a vu le jour au cours de ces dernières années à Moscou. Quel est donc l’intérêt du Samusocial, compte tenu de la prise en charge du dossier par des acteurs locaux ? Eva Bertrand élucide la question :
« Nous sommes en contact avec environ 2 000 personnes par an et assurons un accompagnement global sur les aspects psychologiques, médicaux et sociaux. Nous sommes l’une des rares organisations installées en Russie à avoir ces trois volets de travail et cette approche est ce qu’on apporte comme valeur ajoutée. C’est toute l’historicité de l’expérience du Samusocial ».
Portrait-robot d’un sans-abri moscovite
Ancienne professeur de musique expulsée par ses beaux-parents après le décès de son époux ou vieille dame ayant perdu la mémoire après une attaque cérébrale, homme en fauteuil roulant récitant des poèmes de Pouchkine et ayant perdu son pied à cause du gel ou ancien prisonnier que, depuis le décès de sa mère, nul n’attend plus - ce qui unit ces personnes, c’est qu’elles ont passés des jours, des semaines ou des mois dans la rue avant d’être hébergées dans le centre de Lioublino.
Selon les statistiques fournies par la mairie de Moscou, entre 10 000 et 15 000 sans-abris sont recensés dans la capitale russe, ville qui compte quelque 12 millions d’habitants (17 dans l’agglomération), rappelle Eva Bertrand. À titre de comparaison, à Paris ils seraient environ 3 000, d’après les données fournies par la mairie en février dernier.
Or, la différence entre ici et là-bas ne se limite pas aux chiffres, mais réside également dans les raisons pour lesquelles les personnes se retrouvent en situation de rue. Si à Paris, selon les données du Samusocial, 50% le sont suite à des conflits familiaux, à Moscou cette cause ne figure qu’au deuxième rang (30%), la principale étant la perte d’emploi par des travailleurs migrants.
Eva Bertrand souligne toutefois une autre différence du contexte : en évoquant, dans le cas de Moscou, les travailleurs migrants, elle ne fait en réalité pas allusion à des étrangers, mais principalement à des Russes venus d’autres régions de cette vaste contrée.
Encore un élément peu commun pour un lecteur français : quelque 10% des sans-abris se retrouvent en situation de rue après avoir perdu leur appartement suite à une vente frauduleuse – phénomène qui prend ses racines dans les années 1990 et que l’on observe encore aujourd’hui.
La proportion des personnes se réinsérant dans une vie qualifiée de « normale » parmi les sans-abris suivis par le Samusocial reste faible, explique Eva Bertrand. « L’âge moyen des personnes qu’on accompagne est de 50 ans ».
« Cette "vie normale" ils l’ont eue avant. Nous, nos réussites c’est plutôt de trouver un placement en maison de retraite, d’aider les personnes à aller chercher leur pension de retraite. Pour nous, ça ce sont des victoires », explique la directrice, soulignant qu’elle et ses collègues travaillent dans le réel et cherchent à donner aux sans-abris un accès à des structures où ils continueront d’être accompagnés.
Spécificité du travail en Russie
« Le climat a un effet foudroyant sur la réalité physique », constate Mme Bertrand en expliquant en quoi diffère en outre la tâche du Samusocial à Moscou de celui à Paris.
Ainsi, plusieurs patients se voient amputer des membres à plusieurs reprises en conséquence du froid extrême régnant durant la saison hivernale. Comme le confirme Boris Voïnov, même des températures de +5 ou +7 suffisent pour subir des gelures sérieuses.
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Un autre défi : l’aide psychologique, qui reste toujours peu populaire auprès des Russes (9% d’après les données de l’Institut russe VTsIOM), se heurte à un mur de rejet, qu’il s’agisse des personnes ayant vécu en situation de rue ou ayant derrière elles des années de prison. Pourtant, comme le souligne M. Voïnov, psychiatre de formation, près de 60% des patients qui passent par lui souffrent de troubles psychiques ou d’une personnalité broderline. Viennent donc à leur secours des séances de travail en groupe, d’art-thérapie ou encore de l’aide humanitaire, mais aussi un travail régulier et de longue haleine permettant d’établir une relation de confiance et de porter ses fruits sur le long terme, d’après Eva Bertrand.
Vers un nouveau changement de format
Si encore récemment les médecins du Samusocial étaient le seul personnel médical à intervenir auprès des hôtes du centre de stabilisation de Lioublino, durant l’automne 2017 une équipe de médecins et d’infirmiers y a été employée par la mairie, constate Mme Bertrand, ajoutant qu’au vu de ce contexte, l’antenne Moscovite de l’ONG songe par conséquent à nouveau à réorienter son action.
Il ne s’agit pourtant pas d’élargir l’activité du Samusocial à d’autres régions du pays, mais de retourner sur des actions plus mobiles dans les territoires se trouvant en marge de Moscou et n’étant toujours pas couverts par la mairie de la ville, clarifie-t-elle.
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Interrogée vers la fin de notre rencontre sur l’attitude des personnes sans-abri face aux efforts déployés par une ONG d’origine étrangère, elle souligne qu’ils ignorent tout simplement ce qu’est réellement le Samusocial.
« Ils savent qu’il y a un médecin, Boris, qui intervient tous les mercredis et jeudis de telle heure à telle heure. Ils savent qu’il y a un travailleur social, Vitali, qui est sur d’autres points d’accueil. C’est notre équipe sur le terrain qui est connue. S’ils ne sont pas là, les sans-abris appellent pour demander quand il serait possible de les voir. Quant au nom de l’organisation, je ne suis pas sûre qu’ils le connaissent ».
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