Elle a échappé au convoi de police avec habileté, d’un saut puissant. Ses sandales en caoutchouc ont glissé de ses pieds et sont restées près de la porte de l’immeuble, en pleine rue. Elle a couru pieds nus à travers les cours sombres. Son « amie » en a fait de même - elle a saisi sa chance et a couru dans la pénombre directement de la voiture de police, tout s'est passé très rapidement.
Bella regarde tout ce tohu-bohu à travers la vitre. Elle a été arrêtée dans le même appartement que les « fugitives ». Mais elle s’est résignée à monter dans la voiture de police : c'est elle qui a vendu la mèche. Elle a parlé du bordel avec des Nigérianes, dans lequel elle a passé plus d'un mois en esclavage sexuel.
Lire aussi : Victime des flammes à 4 ans, une ado russe se livre sur son calvaire et sa renaissance
Malédiction vaudou
Sud-ouest de Moscou, quartier de Tioply Stan, à 18 km du Kremlin. Immeubles qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, cours désertes. Si vous ne pouvez pas lire le nom des rues en russe, vous ne comprendrez jamais où vous vous trouvez. Bella et Joy - une fille d'un autre bordel dans une rue proche - vivaient ici. Elles ont échangé des sms, et se croisaient parfois au « point ».
Bella s'est vu proposer un emploi en Russie au Nigeria. Lequel – ce n’était pas précisé, mais on lui a promis que « tout irait bien ». Elle a reçu un FAN-ID et est arrivée dans le pays pendant la Coupe du monde durant la période « sans visa ». On dit que les filles ont été amenées de cette manière par groupes entiers. À l'aéroport de Moscou, Bella a été accueillie par son futur proxénète qui lui a confisqué son passeport. Elle a été emmenée à Tioply Stan dans un appartement où vivaient d'autres filles nigérianes depuis plus de trois ans. Pour recouvrer la liberté, elle a contracté une « dette » de 47 500 euros qu’elle a dû régler dans le cadre de la prostitution. On l’a menacée, et on lui a promis des problèmes si elle essayait de contacter la police.
Joy a été amenée sous un autre prétexte. Au Nigeria, elle est allée à des cérémonies vaudou. Lors de l’une d’elles on l’a « maudite ». Pour ôter la malédiction, elle devait payer. On lui a alors proposé de « gagner » rapidement l'argent en Russie.
Lire aussi : Cinq types de mendiants à éviter en Russie et comment aider ceux qui en ont vraiment besoin
Puis tout s’est passé comme pour les autres : on l’a amenée à Moscou, on lui a cité le montant de sa « dette », ensuite on l’emmenait tous les jours en taxi jusqu'au « point » en bord de route, et on lui a promis qu’en cas de mauvais coup de sa part elle ne reverrait plus son passeport. Une proxénète lui a dit : « Quand je suis arrivée en Russie, j'avais aussi peur. Mais quand j’allais travailler, j'étais courageuse ». Après cela, la proxénète a parlé d’un cas où un client a voulu la jeter par la fenêtre, et où elle a elle-même sauté par peur. Elle donne des conseils : « Éloignez-vous des fenêtres. Si Dieu est à tes côtés, tu arriveras rapidement à rembourser ta dette ».
À la fin de l'été, Joy et Bella se sont adressées à des bénévoles d’Alternative, une organisation russe qui se charge de libérer les gens de l'esclavage, et leur ont demandé de les sauver ainsi que les autres. Joy a été libérée en premier, Bella - une semaine plus tard.
Comment on achète une personne
Le nombre de personnes tombées en esclavage en Russie a été évalué par l'organisation sans but lucratif anti-esclavage Walk Free à un peu plus d'un million de personnes. Il y en a 45,8 millions dans le monde. Dans l'indice mondial de l'esclavage, la Russie se classe au 64e rang. Autrement dit, pour 1000 habitants, il y a 5,5 « esclaves ». La Russie ne tient pas ses propres statistiques.
Lire aussi : En Russie, le fléau de l’esclavage a la vie dure
« Cela peut sembler absurde : comment peut-on croire à une malédiction vaudou ? Certaines maquerelles soutiennent que leur mari est un ami de Poutine. Et des filles mordent à l’hameçon. Elles sont sans instruction, elles ne comprennent pas qu'un passeport, par exemple, peut être refait et que le vaudou est un non-sens », soupire Oleg Melnikov, responsable d'Alternative.
Selon Oleg, l'exploitation sexuelle, comme dans le cas des Nigérianes, n'est qu'une partie de « l'industrie » de l'esclavage. L'esclavage par le travail est plus courant. On y agit selon un schéma établi.
Des gens venus de province viennent travailler dans les mégapoles. Ils n’ont même pas d'argent pour payer une chambre d’hôtel. Pendant quelques jours, ils poireautent à la gare, parcourant les petites annonces. Puis un recruteur vient les voir et leur propose un emploi « dans le sud ». Aucune compétence spéciale n’est nécessaire, le salaire est alléchant. L'homme accepte. On lui propose de fêter ça en buvant un coup. L'alcool contient de l'azaleptine ou de la clonidine. L'homme s'endort pendant deux jours. Il se réveille quelque part au Daghestan, dans une usine, sans passeport ni téléphone. Il veut partir, mais on lui dit : « On t'a acheté. Soit tu paies, soit tu bosses ».
Lire aussi : Un village pour les sans-abris dans un pavillon cossu près de Moscou
On lui donne les tarifs. Pour un esclave du travail - 316 euros ; pour une fille chargée de fournir des services sexuels - 2 000 - 2 600 euros. Une personne en fauteuil roulant ou une femme âgée se vend 65o euros, un bébé environ 2 000 euros. Ces derniers sont utilisés pour la mendicité.
« Cas d’école. Une femme âgée a perdu la vue dans sa jeunesse. Elle vivait seule à Lougansk. En 2012, des gens sont venus la voir et lui ont dit : ″En Russie, il existe un programme pour recouvrer la vision, il y a une opportunité pour y aller″, raconte Oleg. On l’a amenée à Moscou, on lui a cousu les yeux puis elle a été chargée de faire l'aumône près de la gare de Koursk. Et plus ses yeux s’infectaient, plus on lui donnait d’argent ».
Envergure d’une tragédie
Dans la nuit qui a suivi la descente dans le bordel nigérian, seules trois filles sont parties au poste de police. Bella, une des « fugitives » (la seconde n'a pas été attrapée) et le maquereau, un grand Nigérian en pantalon rouge et gilet en filet jaune acidulé. Les voisins disent qu'il est journaliste, et travaille dans une université de Moscou. Il s’est avéré que c’est lui qui « résout les problèmes » du bordel : il verse des pots-de-vin, négocie avec la police, organise la sécurité. Il affirme que les autres femmes africaines de la maison de passe ont déjà réussi à rembourser leur dette et se prostituaient volontairement. Toutes sauf Bella. Personne ne croit Bella. Nous restons au commissariat pendant trois heures.
Lire aussi : Entre vie et survie: le quotidien des personnes handicapées en Russie
Les activistes affirment que tout dépend du quartier – tous les policiers ne sont pas comme ça. Bella a juste été malchanceuse : autre part, elle aurait pu trouver une oreille attentive. Si elle était bien tombée, bien sûr.
Les activistes d’Assistance civique, une autre association, estiment que la législation dans ce domaine ne fonctionne pas en Russie. Chez Alternative, on le qualifie de « grossière et mal ficelée ». Collecte de preuves, confrontations, interrogatoires - le processus est étalé sur plusieurs mois.
« Et quand une personne sort du commissariat, que peut-elle faire ensuite ? Personne ne prend ces personnes en charge dans des centres, car ils n’existent pas en Russie. Au mieux, la personne repart dans son pays. Elle est convoquée [à témoigner au tribunal], mais elle ne peut pas venir. L'affaire est close », déplore Melnikov.
La Commissaire aux droits de l'homme de la Fédération de Russie, Tatiana Moskalkova, n'a pas répondu à la demande de Russia Beyond. Le ministère russe de l'Intérieur n'a pas non plus commenté le problème de l'esclavage et la lutte contre ce fléau, se contenant de fournir des statistiques sur les affaires pénales. Selon ces données pour 2017, dans le cadre de l'article du Code pénal « Utilisation de main-d'œuvre réduite en esclavage », six poursuites ont été initiées dans toute la Russie; pour trafic d'êtres humains - 21 ; pour « enlèvement de personnes » - 374, et pour « privation illégale de liberté » - 458. Au total, 859 affaires concernant de près ou de loin les victimes de l'esclavage moderne.
Lire aussi : Un tatouage pour aider les femmes battues à effacer leur passé
Gens étranges
Une semaine plus tard, Joy est assise sur le siège arrière d'une voiture qui l'emmène à son domicile temporaire. La diaspora nigériane lui a fourni un logement jusqu'à ce que tout soit réglé. Elle ne veut pas retourner au Nigéria, même après tout ce qui s'est passé, et pour la cinquième fois, elle demande quand on lui donnera « finalement » un micro. Joy veut chanter, se produire en public. Elle a besoin de répéter.
Après cela, elle demande comment trouver un mari russe. Le volontaire qui est au volant ne l’encourage pas sur cette voie : « Si vous voulez rester en Russie, apprenez à survivre par vous-même ».
Au cours des sept dernières années, Alternative a libéré environ un millier de personnes. Même à l'échelle de la Russie, cela ne représente pas grand-chose, estiment ses membres. Il y a beaucoup plus de demandes via la hotline. Mais impossible d’aider tout le monde. Il n'y a pas assez d'argent. 100 000 roubles (1 500 dollars) par mois peuvent être collectés grâce aux dons - cela représente environ 5% des besoins mensuels. Il faut acheter des billets d’avion pour rentrer au pays à certains, d’autres ont besoin de soins médicaux, de nourriture ou de cours d'intégration au sein de la société. Les dons ne suffisent pas. Alternative ne reçoit pas la moindre subvention gouvernementale. Presque tout l’argent vient du business de Melnikov : plusieurs usines, des hôtels et le bar à narguilé dans lequel nous parlons.
Lire aussi : Le fléau de la violence domestique en Russie
Au cours de notre conversation, il appelle six fois des amis afin de chercher un interprète pour les victimes, et frappe trois fois sur la table en bois lorsqu'il parle de quelque chose de triste (une superstition russe contre le mauvais œil). Il s’adosse avec un air fatigué contre le canapé.
« Nous sommes probablement les volontaires les plus étranges que vous ayez vus, pas vrai ? », demande-t-il. Et bien que ce côté bizarre semble lui plaire, il ne l'admet pas ouvertement. La version officielle : il aimerait bien faire autre chose, mais il n’est pas encore temps. Et, franchement, « ce serait dommage de tout laisser tomber maintenant ».