Les gothiques - les hommes en noir
Au milieu des années 2000, Timour était un gothique. C’est après avoir achevé sa scolarité dans une petite ville provinciale russe qu’il a commencé à se conformer à l’image propre aux adeptes de ce mouvement. Les réseaux sociaux n’existaient pas encore (ils n’ont débarqué en Russie qu’en 2006), et les partisans de ce style faisaient donc connaissance sur des forums thématiques et se rencontraient dans les endroits à l’atmosphère appropriée, tels que des locaux d’usines abandonnées et des cimetières.
« Un soir, réunis dans un cimetière, on a entendu des gens s’approcher. C’étaient deux adolescents. Après une longue hésitation, l’un d’entre eux a demandé si on était gothiques et en quoi consistait alors notre politique. C’était la question la plus unique qu’on ne m’a jamais posée sur le sujet », explique Timour.
D’après lui, sur la Toile, des « règles gothiques » et d’autres tentatives de réglementer la subculture se propageaient à l’époque, mais seuls les enfants pouvaient les prendre au sérieux. Comme il l’explique, en réalité cela ressemblait à un club quasi-fermé.
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« On t’admet ou pas, cela dépendait du niveau culturel et intellectuel du groupe et de ses leaders. Quelque part, il suffisait d’écouter HIM et Rasmus pour être admis dans les rangs des gothiques, ailleurs, cette même personne pouvait être immédiatement renvoyée. Qui plus est, les communautés étaient souvent en rivalité, cherchant à prouver qui était le "vrai gothique" », se souvient Timour.
Mais les gothiques ont subitement expiré vers 2010. « Tout a disparu et est devenu désuet. Les gothiques d’hier ont mûri et se sont vu emportés par le quotidien. Les événements gothiques attiraient de moins en moins de visiteurs. Des fois, n’y venaient que des passants lambda, curieux de voir des gothiques, qui de leur côté ne pointaient finalement pas le bout de leur nez », résume l’interlocuteur de Russia Beyond.
Aujourd’hui, ce jeune de 30 ans est entrepreneur et propriétaire d’un centre de formation psychologique. Seuls son amour pour les groupes Lacrimosa et Sopor Æternus, pour les œuvres d’Edgar Allan Poe, et ses chaussures à semelle épaisse rangées dans l’armoire font à présent un clin d’œil à son passé. Il est persuadé que chaque génération a son propre contexte et ses tendances à elle : « Chez la génération Y russe, c’était la subculture. Je ne regrette pas d’y avoir pris part ».
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Les otakus - «Tu aurais mieux fait de regarder du porno»
« Cela fait cinq ans que mes parents cherchent le bon moyen pour détruire mon ordinateur. Au début en raison des jeux vidéo, maintenant à cause des animes [dessins animés japonais, ndlr]. Pour le moment, ils n’ont réussi qu’à briser mon écran. 80% de mes connaissances considèrent qu’il n’est pas normal d’aimer les animes. Je n’avais qu’un seul ami qui partageait cette passion, mais il a été appelé sous les drapeaux. Du coup, tous cherchent par tous les moyens à m’interdire cela, mais ça ne me gêne pas. Il y a eu une seule crise, lorsque maman a vu que je regardais un hentai [anime à caractère pornographique, ndlr]. Choquée, elle a même voulu me traîner chez le psychologue. Tu aurais regardé du porno, mais ça... », dit un message laissé sur un forum en 2007.
La culture anime a fait son apparition en Russie à la fin des années 1980 avec les copies piratées de films. « Les cassettes [VHS] venaient du Japon et des États-Unis et souvent les "pirates" enregistraient quelques épisodes en surplus au film. Par exemple, après Cobra avec Sylvester Stallone (1986), on trouvait quelques épisodes de Ken le Survivant », relate Nikolaï Novitski, 38 ans. D’ailleurs, son hobby vit toujours : il continue de se rendre aux festivals d’anime, aide à organiser ces derniers et y participe même en tant qu’animateur
« Aujourd’hui, j’ai encore plus l’air anime qu’il y a 20 ans. Il y a encore deux semaines, j’avais une coupe iroquoise et des cheveux verts. Je n’ai pas à aller au travail, je reste donc à la maison », explique-t-il, précisant avoir travaillé par le passé comme gérant de logistique dans un petit entrepôt.
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Les emos et fans de rock alternatif - «C’était très effrayant de n’être rien du tout»
« On s’étirait les oreilles, perçait nos lèvres, notre langue et même nos joues. On se colorait les cheveux, sautait de la scène au milieu de la foule pendant les concerts », se rappelle Edouard. Âgé à présent de 26 ans, il relate que, à l’époque, tous ceux se considérant comme emos ou issus du mouvement des « alternatifs », un mélange aux frontières floues de metalleux, de punks et de rappeurs, s’adonnaient volontiers à ce type de pratiques.
« Je me souviens qu’on se rassemblait à 50 personnes pour écouter des chansons, boire du Blazer (boisson gazeuse alcoolisée, ne coûtant pas plus cher qu’une bouteille de jus de fruits) et se tailler tous ensemble les veines », affirme-t-il, non sans ironie, précisant que, pour ce qui est des veines, il ne s’agissait que d’une blague inspirée du stéréotype selon lequel les emos ne faisaient que pleurer et se mutiler.
« En réalité, nous étions des ados repliés sur nous-mêmes, mais remplis d’énergie et d’amour », confie Edouard.
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Aujourd’hui, afin de gagner sa vie, il tourne des vidéos. « Lorsque j’étais ado, j’ai travaillé dans le bâtiment. Ensuite j’ai été serveur, puis barman. J’ai fini par comprendre que tout cela n’était pas fait pour moi. Je n’ai jamais travaillé dans un bureau », assure-t-il à Russia Beyond.
« J’étais effrayée à l’idée de ne rien devenir du tout, ne de rien laisser après mon départ », se souvient Karina, 26 ans, ex-« alternative ». En 2007, elle avait son groupe à elle. Avec d’autres musiciens, ils répétaient dans des studios vétustes, tapissés de carton et enfumés. Elle se souvient qu’à l’époque personne n’avait d’Internet illimité. Avec ses camarades, ils achetaient des cartes prépayées pour télécharger, puis imprimer, des paroles de chansons pour pouvoir correctement les comprendre et les prononcer. « Linkin Park et Limp Bizkit étaient nos idoles », avoue-t-elle aujourd’hui.
Après que le groupe a cessé d’exister, elle a travaillé comme photographe, avant de devenir visagiste. « Bien évidemment, je n’oublie pas ma guitare, mais je ne chante plus ni ne joue en public. J’ai honte », clôt-elle son récit.
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Ilia Kapranov, ex-soliste d’Amatory, l’un des groupes metal russes les plus populaires en ces temps-là, semble avoir vécu la transformation la plus radicale de toutes. Seules ses oreilles percées rappellent aujourd’hui son passé. Il chante dans un chœur d’église et considère que son adresse à Dieu l’a sauvé de la dépression et des drogues qui hantent les stars du rock.
Culte de l’année 2007
Une théorie avance que les subcultures, dans le sens propre du terme, ont disparu, emportant avec elles les emos et gothiques, qui ont alors cédé leur place aux bénévoles et aux protecteurs des animaux. En Russie, la division des représentants de la génération Y se fait désormais selon un vecteur différent. « C’est le genre, la xénophobie, le patriotisme (notre Crimée, ou pas la nôtre) et le mode de vie sain. D’ailleurs, ce dernier gagne du terrain », estime Elena Omeltchenko, qui a mené des recherches sur les subcultures à l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou.
Une autre version assure qu’elles n’ont point disparu, mais ont juste été oubliées.
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« Il se peut qu’on soit devenus moins nombreux, mais quelques représentants demeurent toujours. C’est comme dire que la demande sur une sorte de viande a baissé et que bientôt personne n’en mangera plus », dit Nikolaï.
« En 2016, avec un ami, on est allés à Moscou au concert de Jane Air [groupe russe populaire auprès des emos, ndlr]. La salle voisine accueillait une emo party. Une vraie EMO PARTY. Il y avait les mêmes têtes percées, colorées et à frange. Même les vêtements étaient identiques. Et les mêmes chansons. Une sorte de culte de l’année 2007. Sauf que John et moi on n’est plus les mêmes », constate Edouard.
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