C’est vendredi soir à Moscou, je suis dans un bar et prends part à un quiz en anglais. Mon ami, que les autres joueurs ne connaissent pas, est en retard. J’ai perdu mon téléphone il y a un mois, alors comment le contacter ?
J’aperçois un téléphone vintage à cadran sur le mur et soudain une idée de génie me vient à l’esprit. Je m’en approche et tourne le cadran neuf fois, espérant qu’un opérateur confus me marmonne quelque chose à l’autre bout du fil. Personne. J’essaye à nouveau. Rien.
À ce moment, je sens une main légère se poser sur mon épaule droite. Je me retourne pour finalement faire face au barman me dévisageant avec pitié. « Eto oukrachenié » (« C’est de la décoration »), me dit-il.
Je décide finalement de voir combien de temps je pourrai survivre sans téléphone à Moscou. Autrefois patrie de l’idéologie anticonsumériste, ce pays est aujourd’hui le pire endroit pour mener une telle expérience.
Actuellement, tandis que les Occidentaux utilisent les réseaux sociaux pour exprimer leur consternation et leur ironie par le biais d’articles VICE ou de memes nihilistes, j’ai remarqué que les Russes en ont un usage plus … social justement.
La Russie est également un endroit avec ses propres normes concernant les réseaux sociaux. Imaginez juste le temps que vous passeriez sur Facebook s’il comprenait à la fois Spotify et Youtube avec tous les films et musiques récents disponibles dessus. Pour le réseau social russe VKontakte, c’est le cas.
La lente intégration des téléphones portables dans la moindre fonction sociale n’a jamais cessé de m’impressionner. De retour à la maison en Irlande, je me suis habitué à avoir besoin d’une bonne excuse si je souhaitais obtenir le numéro de quelqu’un : « juste au cas où je me perde », « peut-être n’aurai-je aucune connexion Internet », « ma mère veut un numéro d’urgence, pour savoir où je suis » … À Moscou, parler simplement à quelqu’un pendant plus de cinq minutes garantit généralement un échange de numéros.
Dans la capitale russe, pour certaines situations d’identification personnelle, posséder un téléphone est plus important qu’avoir un logement : Quand j’ai essayé d’ouvrir un compte courant ici sans téléphone, même un justificatif de domicile n’est pas parvenu à satisfaire la banque. « C’est quoi cette affaire, vous n’avez pas de téléphone ? », m’a-t-on demandé. L’employé perplexe a alors appelé son supérieur, et tous deux ont passé au moins cinq bonnes minutes à chuchoter pour savoir s’il fallait ou non me faire confiance. Finalement, après que j’ai fourni mon passeport, mon certificat de naissance, mon visa, et chaque bulletin d’école primaire, ils ont finalement conclu que je n’étais probablement pas un escroc.
Jusqu’ici mon calvaire a apporté sa part de difficultés. Une fois, alors que je devais rencontrer un agent immobilier à une station de métro pour une visite d’appartement, ça m’a pris 20 minutes avant de réaliser que c’était la femme armée de son téléphone qui était assise derrière mois depuis le début. « Depuis combien de temps attendez-vous ?, s’est-elle enquis, Ça fait une demi-heure que j’attends un message de votre part ».
Quand vous êtes habitué à la vie avec un smartphone, selon moi la soif d’informations inutiles ne disparait pas, mais nécessite maintenant de l’ingéniosité pour être étanchée. L’autre jour, je me suis retrouvé à lire chez un libraire un article d’encyclopédie (en russe) à propos de l’incident du service à la cuillère lors de la finale du championnat 1981 de cricket opposant l’Australie à la Nouvelle-Zélande.
Ne pas avoir de téléphone m’a également exposé à ce que c’est que d’être dépendant du moyen d’interaction le moins cool de tous : l’email. Il y a quelque chose d’universellement pas très sexy dans le fait de ne pouvoir être contacté que par le biais d’un service où toute communication débute par un « Très cher » et s’achève sur un « Cordialement ».
C’est vrai, imaginez : Vous parlez à une fille, vous vous entendez bien. Une heure plus tard, elle doit partir, vous vient donc naturellement l’idée de la revoir. Elle accepte. Vous vous dites : « Super ! Pourrais-je avoir ton adresse mail ? ». Oui ça semble tout aussi bizarre aux yeux des filles russes.
Malgré tout cela, la vie sans téléphone commence à faire sens. Si j’ai retenu une chose de ce mois passé, c’est que la réalité virtuelle est la forme la plus simple d’existence. C’est un lieu où vos chansons préférées sont à portée de main, où tout le monde se cache en permanence derrière le filtre de la perfection, où toutes vos interactions sont si distantes qu’elles n’ont aucune chance de vous blesser.
Ça a pris des semaines de tâtonnements instinctifs dans mes poches vides, mais j’en viens à apprécier Moscou pour ce qu’elle est vraiment. Peut-être est-ce une perception privilégiée que seul un nouveau venu étranger peut avoir ici, mais je ne pense pas que Moscou ait besoin d’être virtualisée pour être appréciée. Depuis que je ne peux plus prendre des photos de bâtiments avec des filtres, j’ai commencé à imaginer les gens qui vivent ici, et ce qu’ils font dans ces rues. Depuis que je ne peux plus écouter de musique dans le métro, j’ai commencé à lire Dostoïevski durant mes trajets. Depuis que prévenir les gens par SMS de mon retard n’est plus une option, j’ai commencé à être à l’heure.
Finalement, la vie sans téléphone commence à porter ses fruits. En réalité, tout ce que cela requiert c’est d’accepter l’humiliation occasionnelle évoquée précédemment vis-à-vis des emails, les changements de plans desquels vous n’avez pas été mis au courant, ou les brefs instants d’angoisse quand vous réalisez que votre téléphone n’est pas dans votre poche. Est-ce que ça en vaut le coup ? Jugez par vous-même.
Quant à moi ? Je suis faible. Je vais acheter un nouveau téléphone ce week-end.
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