«Un peuple puni»: la vie des Allemands soviétiques dans «l’armée du travail»

Livre de mémoire des travailleurs allemands du goulag de Bakalstroï, 1942-1946
La Seconde Guerre mondiale a porté un coup de massue aux Allemands soviétiques. Du fait de leur origine, ils sont devenus victimes de déportations et de répressions massives. L’un des traitements du «peuple puni» était «l’armée du travail» – des travaux forcés dans des conditions des plus rudes.

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« Je me souviens des chariots traînés dehors, avec des jambes nues qui y pendaient, les bras des morts par la faim et le froid » – ce genre d’histoires macabres remplissent les souvenirs des Allemands soviétiques, qui ont survécu à la dénommée « armée du travail ». C’était l’un des traitements du gouvernement soviétiques des « peuples condamnés », ou « punis ». À part les Finlandais, les Roumains, les Hongrois et les Bulgares, en premier lieu, il s’agissait des Allemands soviétiques. Ils ont porté sur leurs épaules la culpabilité des méfaits de leur patrie historique. Nous vous racontons ce qu’était « l’armée du travail » et dans quelles conditions habitaient les personnes mobilisées au « front du travail ».

Qu’est-ce que « l’armée du travail » ?

Allemands déportés de la région de la Volga

La formation de l’armée du travail a eu lieu en septembre 1941. La cause de son apparition était claire : les Allemands déportés depuis la région de la Volga et la Crimée vers la Sibérie et le Kazakhstan au début de la guerre vivaient dans d’horribles conditions et étaient au bord du désespoir. Cette tension, d’un côté, cachait un potentiel danger. De l’autre côté, l’Union soviétique avait besoin de main-d’œuvre, qui permettrait le fonctionnement de l’industrie en temps de guerre. Les deux problèmes étaient réglables, si l’on envoyait les Allemands aux usines pour des travaux forcés.

Le 10 janvier 1942, le comité gouvernemental de la Défense sous le sceau « top secret » a adopté le décret « De l’ordre d’utilisation des Allemands-déplacés d’âge de recrutement entre 17 et 50 ans ». Les hommes aptes à travailler étaient envoyés aux exploitations forestières, aux constructions de chemins de fer et d’usines. Pour cela, les Allemands devaient se rendre aux points de rassemblement « en tenue chaude, avec des vêtements de rechange, des draps, une tasse, une cuillère et des provisions pour dix jours » – ces conditions pouvaient à peine être remplies par les personnes tout juste expulsées de chez elles lors des déportations. L’absence et la désertion pouvaient être suivies du châtiment le plus extrême – la fusillade.

Décret sur la réinstallation des Allemands de la Volga dans le journal Bolchevik, 1941

Il existe une version, selon laquelle le nom « armée du travail » aurait été donné aux travaux forcés par les mobilisés eux-mêmes. Certains historiens affirment que ce terme n’était pas employé dans les documents officiels : il était, selon eux, utilisé par les personnes qui ne voulaient pas être considérées comme des prisonniers, ce que faisaient les autorités soviétiques. D’autres affirment que dans les papiers faits sur place par les cadres – les chefs des camps ou des chantiers – ce mot est bien employé : pendant que les organes centraux ne voulaient pas créer d’association avec l’Armée du travail des années 1920, où avaient servi les soldats de l’Armée rouge après la guerre civile (1917-1922), les chefs des rangs inférieurs ne voyaient pas d’autres noms pour ce qui se passait.

Comment vivaient les soldats du travail ?

Allemands forcés de quitter leurs maisons

L’historien Nikolaï Bougaï appelle cette « armée du travail » une combinaison de « service militaire, d’activité de production, de régime de détention du goulag ». Beaucoup d’anciens « Allemands-soldats du travail » se souviennent des conditions de vie affreuses dans les « zones » : « Là, où nous sommes arrivés, c’était un vrai camp de concentration, racontait Mikhaïl Schmidt, né à Kharkov. J’ai atterri dans la brigade qui creusait les tranchées pour les canalisations de l’usine "Oural". Le sol était gelé, le froid atteignait les -35°. On creusait avec des pieds-de-biche et des massues – c’était un travail difficile. Beaucoup n’ont pas survécu ». Un autre Allemand mobilisé à l’Oural, Albert Henrichs se souvient : « Les conditions de vie étaient les mêmes que chez les prisonniers […] Ce qui faisait peur c’était surtout de se regarder dans le bania [sauna traditionnel russe] – de vrais squelettes ».

Le manque de nourriture et de vêtements, un travail acharné de plusieurs heures dans un climat extrême sans possibilité de se réchauffer en hiver – malgré ces conditions de détention, le labeur des « soldats du travail » faisait l’objet des exigences les plus hautes. La discipline était aussi très surveillée, les camps étaient entourés de barbelés, patrouillés et gardés par des employés armés, qui, souvent, ne cachaient pas leur mépris ou même leur haine envers les mobilisés. « En hiver, la brigade s’est approchée de la garde, on s’y tenait souvent lors de froids importants, l’un des détenus est tombé par terre et ne se levait pas, le garde s’approche alors de lui, lui mets un coup de pied et lui dit : "Lève-toi, put**n de fasciste !" Et lui, il était déjà mort », témoigne Mikhaïl Schmidt. Cependant, parmi les employés et les habitants, il y avait parfois des compatissants, qui aidaient les Allemands à survivre dans ces conditions monstrueuses : « … le monde n’est pas sans bonnes personnes. Un des gardes nous laissait sortir les soirs d’été, on allait dans le champ, on y trouvait des légumes, on les cuisinait et les mangeait. Au printemps, on trouvait des pommes de terre gelées », racontait Maria Sabot, née dans la région de la Volga.

Premiers Allemands soviétiques dans l'armée du travail dans l'Oural

Puisque la demande en travailleurs augmentait, la mobilisation continuait, de plus en plus de secteurs utilisaient les « soldats du travail ». À la fin de 1942, d’autres peuples ont été envoyés au « front du travail » – les Finlandais, les Roumains, les Hongrois, les Bulgares, les Italiens et d’autres « peuples condamnés », les patries historiques desquels combattaient du côté des nazis. Le recrutement a touché des hommes entre 15 et 55 ans et des femmes entre 16 et 45 ans, sans les femmes enceintes et celles ayant des enfants de moins de trois ans. « Je me souviens, les enfants couraient derrière le chariot, pleuraient et demandaient : "Maman, ne me laisse pas, prends-moi avec toi !", mais les soldats chassaient les femmes. Les enfants restaient chez des parents ou étaient placés en orphelinats », relate Emertiana Frank, qui travaillait à une usine de papier dans l’Oural.

Beaucoup de soldats du travail trouvaient la situation complètement injuste, note l’historien Arkadi German. Alors que la génération plus âgée avait déjà vécu la germanophobie du régime du tsar, les atrocités de la guerre civile et les répressions des années 1930, et était habituée à ce genre de chocs, les jeunes étaient davantage détruits. Les jeunes gens, qui avaient grandi avec les idéaux socialistes, « ne pouvaient pas comprendre comment on pouvait les assimiler aux "fascistes". […] La situation leur provoquait une rancune et une volonté de prouver, par leur travail acharné et leur comportement, leur loyauté et leur patriotisme ».

Allemands soviétiques en Sibérie, 1943

« On travaillait main dans la main, on croyait qu’on aidait aussi le front avec notre travail, on associait nos espoirs de revoir notre chez-nous et nos familles avec la Victoire […] on raconte qu’à Noël les femmes-soldates du travail chantaient tout doucement des chants de Noël aux usines et priaient Dieu, pour qu’il aide à en finir avec cette foutue guerre et à restaurer la justice envers ceux, qui n’étaient en rien coupables », ainsi décrivait ses sentiments Emertiana Frank. Néanmoins, beaucoup de mobilisés s’opposaient, refusaient les travaux et essayaient même de fuir. Ceux qui étaient rattrapés étaient ensuite jugés et souvent condamnés à la peine de mort.  

L’après-guerre

Colons finlandais en Iakoutie

Avec la fin de la guerre contre l’Allemagne nazie, « l’armée du travail » n’a pas été dissoute – il a fallu attendre 1947. En tout, durant la guerre, selon certaines données, plus de 316 000 Allemands soviétiques environ ont été mobilisés au « front du travail ». Cependant, les survivants n’ont pas pu retourner chez eux : on ne les autorisait qu’à rester là où ils avaient été déportés pendant la mobilisation. Le 26 novembre 1948, est sorti le Décret du Présidium du Conseil suprême de l’URSS « De la responsabilité pénale pour la fuite des endroits de placement obligatoires et permanents des personnes, déportées dans des régions éloignées de l’Union soviétique en période de la Seconde Guerre mondiale ». Il « attachait » tous les déportés « à tout jamais, sans droit de retour » à leurs nouveaux lieux de vie. Quitter ces endroits pour ces dénommés « habitants spéciaux » était comparable à la fuite et était condamnable à 20 ans de prison.

Une nouvelle disposition a permis de se regrouper avec sa famille, entre autres – avec les enfants, livrés aux kolkhozes et aux proches non-aptes au travail. Ce n’était toutefois pas si simple, et certaines familles sont restées séparées : « Nous avons des mères à Solikamsk, qui ne peuvent toujours pas trouver leurs enfants. Ils ont atterri dans des orphelinats, où l’on leur a donné de nouveaux noms et prénoms. Il arrive que des parents retrouvent, enfin, leurs enfants, mais ils les repoussent : "Tu n’es pas ma maman !" », racontait Edwin Grieb, un ancien soldat du travail, dans les années 2000. Quant à Emertiana Frank, elle se souvenait de ces temps comme une période, certes, de nouvelles inquiétudes, mais surtout remplie de nouveaux espoirs : « À nouveau le commandement spécial était présent dans nos vies, encore des attentes et des angoisses de ce qui nous attend. Mais la vie reprenait, on continuait à travailler, on s’adaptait, on fondait des familles ».   

Allemands exilés dans le nord de la Russie, 1948

Le régime des habitats spéciaux a été levé en 1955, après la mort de Joseph Staline, mais les Allemands soviétiques n’ont pas obtenu leurs biens, ni le droit de retourner chez eux. Ce ne fût pas non plus le cas pendant le mandat de Nikita Khrouchtchev en 1964, avec le nouveau décret du présidium de Conseil suprême de l’URSS. Il a reconnu le caractère injuste des accusations envers les Allemands, qui étaient « une manifestation de chaos pendant le culte de la personnalité de Staline » – pourtant, les Allemands et les personnes qui occupaient maintenant leurs anciens habitats étant déjà installés sur de nouveaux territoires, tout devait rester ainsi.

Les restrictions ont finalement été levées en 1972, quand le présidium a estimé que les Allemands et autres peuples, autrefois limités dans leur choix, « bénéficient, comme les autres citoyens soviétiques, du droit de choisir un lieu de vie sur tout le territoire de l’URSS ». Cependant, même là, les autorités ne voulaient pas vraiment le retour des Allemands chez eux et ne poussaient pas vraiment aux déménagements. Les initiatives des Allemands pour la création d’une autonomie nationale – qui avait existé dans la région de la Volga de la fin des années 1910 jusqu’en 1941 – n’ont jamais été réalisées.

Ville d'Engels dans la région de Saratov, 1970

Dans cet autre article, nous vous relations justement la naissance et l’annihilation de la République socialiste soviétique autonome des Allemands de la Volga.

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