Comment l’URSS est devenue un pays puritain

Kira Lissitskaïa (Photo: Alexandre Rodtchenko/russiainphoto.ru)
En l’espace d’une décennie, l’Union soviétique est passée d’une liberté totale de la vie privée à un contrôle des citoyens, même dans la chambre à coucher.

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Dans les années 20, l’« amour libre » régnait en URSS – les interdictions et les restrictions de l’époque prérévolutionnaire appartenaient au passé. La révolution socialiste s’est accompagnée d’une révolution sexuelle. Toutefois, aucun de ses idéologues n’aurait pu deviner ce qu’il en adviendrait dans les années 30.

Le pays de « l’amour libre »

Le Divorce, 1955, par Alexeï Solodvnikov

La révolution d’Octobre n’a pas seulement conduit à un changement de régime, mais aussi à un tournant radical dans la culture, y compris en ce qui concerne les relations entre les sexes. Dans la Russie tsariste, les relations extraconjugales, qu’elles soient prémaritales ou adultères, étaient considérées comme un péché et condamnées par la société, tout comme le divorce. Néanmoins, alors que pour les hommes, un tel comportement était désapprouvé, mais acceptable, une femme était qualifiée de « déchue », ce qui l’excluait définitivement de la société respectable. Les mariages étaient contractés à l’église et il était difficile et toujours traumatisant sur le plan de la réputation de les dissoudre.

Avec l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, bon nombre des obstacles moraux et juridiques auxquels se heurtaient les citoyens à l’époque prérévolutionnaire ont disparu.

En raison de l’abolition de la religion, le mariage a perdu son caractère sacré et est devenu purement civil, pouvant être facilement arrangé et dissous un nombre infini de fois. De plus, les rapports sexuels hors mariage n’étaient plus considérés comme répréhensibles.

Les bolcheviks ont insisté sur le fait que l’oppression, l’inégalité et l’exploitation devaient être éliminées, non seulement dans les relations sociales, mais aussi amoureuses. Les relations entre les sexes devaient être fondées sur l’amour mutuel et la camaraderie : « La tâche de l’idéologie prolétarienne n’est pas de bannir Eros de la communication sociale, mais seulement de réarmer son carquois avec les flèches d’une nouvelle formation, d’éduquer le sentiment d’amour entre les sexes dans l’esprit de la plus grande force mentale nouvelle – la solidarité de la camaraderie », écrivait à ce sujet Alexandra Kollontaï, l’une des principales idéologues de la question féminine en URSS.

Alexandra Kollontaï (1872-1952), présidente de l'Internationale communiste des femmes

Les citoyens, enivrés de liberté, ne sont pas entrés dans des considérations théoriques compliquées et ont pris le changement de mœurs comme une révolution sexuelle. Les dirigeants du Parti eux-mêmes n’étaient souvent pas irréprochables à cet égard. Certains historiens attribuent à Lénine une liaison avec Inès Armand, une collègue de Kollontaï sur la question des femmes. Cette dernière est d’ailleurs elle aussi créditée de nombreux amants, tout comme d’autres figures du Parti telles que Nikolaï Boukharine et Anatoli Lounatcharski, qui prôneront pourtant plus tard eux-mêmes la « lutte contre le dévergondage sexuel ». Les célébrités de cette période ont suivi la tendance : l’icône poétique de la révolution, Vladimir Maïakovski, vivait avec les époux Brik, tandis que Sergueï Essenine a été marié trois fois, sans parler des liaisons extraconjugales.

Maïakovski et les Brik

En 1922, une enquête a été menée auprès des étudiants d’une université de Moscou sur leurs relations sexuelles. Le pourcentage de filles ayant déjà eu des relations sexuelles au moment de l’enquête est passé de 25,7% en 1914 à 53%. Pour les hommes, cependant, la différence n’était pas aussi spectaculaire : le pourcentage était passé de 67% (1914) à 85,5%.

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Changement de cap

Tous les dirigeants du Parti ne soutenaient pas les idées de l’amour libre et d’une nouvelle politique familiale. Cependant, même ceux qui ne l’ont pas rejeté au départ ont rapidement déchanté. Le comportement des jeunes dans les années 20 n’a fait qu’exacerber leur impression négative de mœurs légères. La révolutionnaire Clara Zetkine, dans son livre Souvenirs sur Lénine, cite son opinion sur le sujet : « Le changement d’attitude des jeunes face aux questions de sexualité est, bien sûr, "fondé sur des principes" et s’appuie, semble-t-il sur la théorie. Beaucoup qualifient leur position de "révolutionnaire" et de "communiste". [...] Rien de tout cela n’a à voir avec la liberté de l’amour telle que nous, communistes, la comprenons. Bien sûr, vous connaissez la célèbre théorie selon laquelle, dans une société communiste, il est aussi facile et insignifiant que de boire un verre d’eau de satisfaire ses désirs sexuels et son besoin d’amour. [...] Ses adeptes prétendent que cette théorie est marxiste. Merci pour ce "marxisme" qui déduit tous les phénomènes et changements dans la superstructure idéologique de la société directement, linéairement et sans résidu uniquement de la base économique. Les choses ne sont pas du tout aussi simples. [...] Mais une personne normale, dans des circonstances normales, s’allongerait-elle dans la boue de la rue pour boire dans une flaque d’eau ? Ou même d’un verre dont le bord est saisi par des dizaines de lèvres ? Mais le côté social est plus important. L’eau potable est en effet une affaire individuelle. Mais l’amour en implique deux, et émerge une troisième, une nouvelle vie. C’est là que réside l’intérêt public, apparaît un devoir envers la collectivité ».

À la fin des années 20, l’on a donc assisté à un retour à une perception plus conservatrice de la relation entre l’homme et la femme. En 1926, le commissaire du peuple (équivalent de ministre) à l’Éducation Anatoli Lounatcharski a rédigé un rapport « De la vie quotidienne », dans lequel il critiquait l’attitude des jeunes à l’égard du sexe : « L’amour ne doit pas être un événement quotidien, un "verre d’eau", mais quelque chose qui est élevé à la bonne hauteur, à quelque chose d’extrêmement significatif. C’est le type d’amour qu’Engels considère comme sophistiqué lorsqu’il en parle dans son livre sur la famille et l’État ; le type d’amour où un homme dit : "J’aime cette femme et aucune autre, avec elle je peux construire mon bonheur, je ferai les plus grands sacrifices pour elle, c’est seulement avec elle que je peux être heureux". Lorsqu’une femme dit : "J’aime cet homme, c’est mon élu ». Alors l’amour n’est pas une quotidienneté, une débauche ». La même année, Nikolaï Boukharine, membre du Comité central, l’un des organes les plus importants du Parti, a prononcé un discours intitulé « Lutte pour les cadres », qui appelait à l’élaboration d’un code moral pour le Komsomol, l’organisation de la jeunesse communiste, et notamment à la lutte contre le « dévergondage sexuel ».

Dans les années 1920, la liberté sexuelle est même devenue dangereuse pour l’État. À partir de 1920, l’avortement a en effet été légalisé et rendu gratuit, ce qui a entraîné une forte augmentation du nombre de cas. L’institution du mariage et de la maternité s’est quant à elle décomposée : lorsqu’une grossesse ne pouvait être interrompue, une femme pouvait confier son enfant à un orphelinat, mais ceux-ci étaient déjà surpeuplés. L’URSS s’est durement battue contre le problème de l’abandon d’enfants : les guerres, les révolutions et la crise économique ont fait qu’un demi-million d’enfants se sont retrouvés dans des orphelinats dès 1922. D’autres ont fini dans la rue et sont devenus des criminels.

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Retour à l’ancienne moralité

Enfants vagabonds du gouvernorat de Samara, annés 1920

Les autorités ont par conséquent commencé à durcir le système par la censure morale : après les discours des hauts responsables du Parti condamnant l’immoralité, les autorités locales se sont impliquéеs. La vie privée est devenue publique : si une personne se comportait de manière inappropriée selon ses collègues ou ses supérieurs, ou si ces derniers avaient connaissance d’une mésentente au sein de la famille, la situation était soumise à une assemblée générale. La réunion se tenait sur le lieu de travail ou dans les organisations du Parti. Au cours de la réunion, les participants essayaient de « ramener à la raison » le couple ou de le réconcilier. Le motif de la discussion pouvait être presque n’importe quoi : adultère, querelles et même comportement « frivole ». Par exemple, un jeune mécanicien a été exclu du Komsomol en 1935 dans une usine de Leningrad pour avoir « batifolé avec deux femmes », et un autre ouvrier a été réprimandé pour avoir « dansé et flirté de manière excessive ». Toute manifestation d’immoralité pouvait entraîner l’expulsion du Parti, et ses membres dont la vie était exposée étaient particulièrement prudents lorsqu’ils choisissaient un partenaire.

En outre, l’enregistrement d’un divorce est devenu une procédure très coûteuse, et les frais étaient démultipliés après le premier divorce. Dans les années d’après-guerre, dans les dernières pages des journaux, à côté des annonces concernant les nouvelles productions théâtrales et circaciennes, une colonne distincte était en outre publiée au sujet des divorces : « Le citoyen Potapov Mikhaïl, qui habite à [...], entame une procédure de divorce contre la citoyenne Potapova Maria, qui habite à [...]. L’affaire sera entendue par le tribunal populaire ».

La culture populaire a également affirmé de nouvelles normes de vie privée. Au cinéma, les héros reconnus pour leur inconstance dans les relations amoureuses étaient dépeints soit comme des personnages négatifs, à l’instar du traître et violeur Mark du célèbre film Quand passent les cigognes, soit comme des individus que personne n’aime à cause de leur mauvais caractère malgré leur beauté, comme la belle Anfissa du film culte Les Filles.

Anfissa et Mark

Sans annonce dans les médias, les avortements sont par ailleurs devenus payants au début des années 1930. En 1936, ils ont finalement été totalement interdits, sauf en cas de maladie grave (l’interdiction a été abolie en 1955 en raison du grand nombre d’avortements clandestins qui coûtaient la santé ou la vie à de nombreuses femmes).

Dans cet autre article, nous vous révélions ce que cache la célèbre expression « Il n’y a pas de sexe en URSS ! ».

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