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Un homme portant un masque blanc étrange couvrant tout son visage assis dans un studio sombre : cette image inquiétante était diffusée partout aux États-Unis afin que chaque foyer disposant d'un téléviseur puisse regarder et écouter ce que l'homme derrière le masque avait à dire, en anglais avec un fort accent russe.
« Croyez-vous que si vous arrêtiez d'apparaître à la télévision avec un masque, si votre visage était exposé maintenant dans cette émission, votre vie serait en danger ? », demande le présentateur.
L'homme derrière le masque est Igor Gouzenko, un officier du renseignement soviétique et expert en chiffrement qui a fait défection au Canada en 1945 et a exposé l'étendue choquante du réseau d'espionnage soviétique opérant en Occident. À l'aube de la guerre froide, ses révélations se sont avérées fatales pour les peuples des deux côtés du rideau de fer.
Futurs ex-alliés
Avant que la guerre froide ne divise le monde en deux camps, les États-Unis et l'URSS étaient des alliés qui combattaient les nazis main dans la main. Bien qu'à la fin de la guerre en 1945, les hommes politiques des deux côtés fussent prudents les uns envers les autres concernant leurs motivations et leur vision de l'ordre d'après-guerre, la perception de l'Union soviétique en Occident était relativement favorable dans l’opinion publique.
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Pour de nombreuses personnes aux États-Unis, il était impossible d'imaginer que l'URSS deviendrait bientôt le principal ennemi idéologique du pays et qu’une nouvelle guerre qui se profilait au coin de la rue.
Pourtant, les politiciens n'étaient pas aussi optimistes quant aux perspectives d'une paix durable après que par leurs efforts conjoints, les Alliés eurent vaincu l'Allemagne nazie. Pour prendre l'avantage sur ses anciens alliés, qui deviendraient bientôt ses ennemis jurés, l'Union soviétique a développé un réseau d'espionnage complexe chargé de siphonner les secrets industriels et militaires, en particulier la recherche sur de nouvelles armes de destruction massive.
Un bébé qui pleure
Étant donné que les États-Unis coopéraient avec le Canada dans de nombreux domaines, les Soviétiques ont pensé que l'espionnage visant les États-Unis pourrait être facilité grâce à un réseau de renseignement supplémentaire opérant au Canada. Bientôt, Ottawa est devenue l'une des bases stratégiques où opérait le service de renseignement militaire soviétique, alias GRU.
À l'été 1943, Moscou a placé le lieutenant-colonel Nikolaï Zabotine à l'ambassade soviétique à Ottawa sous couverture d’un poste d’attaché militaire. Il était chargé d'étendre le réseau de renseignement soviétique en Occident et de reconstituer les rangs des informateurs locaux espionnant pour le compte de l'URSS. Parmi le personnel que Zabotine a amené avec lui de Moscou à Ottawa se trouvait Igor Gouzenko, un expert en cryptographie de 28 ans, qui était chargé des fonctions de chiffreur. Son travail consistait à gérer les transmissions codées de Moscou à l'ambassade soviétique à Ottawa et dans le sens inverse.
« C'était un homme doté d’une mémoire phénoménale. Une de mes amies est allée à l'école de formation du renseignement militaire. Elle était dans la même classe que lui. Et elle se souvenait de lui comme de quelqu'un qui n’oubliait jamais rien, un nom ou quoi que ce soit. Il avait juste une mémoire hors du commun », explique Jonathan Haslam, professeur d'histoire des relations internationales à l'Université de Cambridge spécialisé dans l'histoire de l'Union soviétique.
Pour un jeune homme originaire d’Union soviétique, pays qui se relevait tout doucement de ses ruines, l’installation au Canada avec sa femme enceint fut un choc ; le contraste était grand avec la vie dans ce pays occidental qui avait observé la tragédie européenne de l’autre côté de l’Atlantique. De plus, les souvenirs des Grandes purges en URSS - une campagne de répression politique de masse, d'exécutions arbitraires et de surveillance policière généralisée orchestrée par Joseph Staline à l'intérieur de l'URSS - étaient trop frais pour ne pas craindre que cela ne se reproduise. Après tout, Staline était toujours en vie et, la guerre étant terminée, personne ne pouvait être certain que la frénésie des répressions de masse ne frapperait plus le pays.
Gouzenko a éprouvé des craintes pour sa vie et celle de sa jeune famille lorsqu'il a appris qu'il était rappelé à Moscou début septembre 1944. Bien que son supérieur, Nikolaï Zabotine, ait pu retarder son départ, arguant que ses capacités de déchiffrement étaient indispensables, des soupçons sont apparus dans l’esprit de Gouzenko.
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De plus, il croyait que le mode de vie occidental était supérieur au mode de vie soviétique. « L'incroyable approvisionnement en nourriture, les restaurants, les films, les grands magasins ouverts, la liberté absolue des gens se sont combinés pour créer l'impression d'un rêve dont je devais sûrement m'éveiller », a-t-il écrit plus tard dans son livre autobiographique C’était mon choix.
Heureusement pour Gouzenko, il n'a pas fallu longtemps pour que l'occasion parfaite se présente.
« Normalement, les Russes étaient logés dans ce qu'ils appelaient la "colonie". Ils avaient un grand bâtiment, qui était gardé séparément. Ils n'avaient pas d'entrée ou de sortie libre par eux-mêmes et leurs familles se trouvaient également dans la "colonie". Et ce n'est que très rarement qu'une permission était accordée à une famille pour vivre à l'extérieur de la "colonie". Pour des raisons évidentes ; ils pouvaient être attaqués par l'Occident ou, s'ils voulaient faire défection, ils pouvaient le faire sans conséquences », explique Haslam.
« Dans cette affaire, le patron de M. Gouzenko, le soi-disant attaché militaire, avait une épouse très désagréable. Et ils vivaient juste à côté de Gouzenko, dans des appartements qui avaient des murs très fins. Gouzenko a eu un petit bébé qui ne faisait que pleurer toute la nuit. Finalement, la femme de l'attaché a dit : "Il faut le faire partir d'ici" », raconte l'historien.
Les Gouzenko ont reçu un appartement à l'extérieur du complexe soviétique au N°511, Somerset Street. Pour l’employé désenchanté qui s'inquiétait pour sa sécurité, c'était une occasion unique de faire défection et de s'assurer que lui et sa famille ne devraient jamais retourner en Union soviétique.
« C'est la guerre. C'est la Russie »
Gouzenko a méticuleusement préparé sa défection. Après tout, il possédait des informations inestimables sur l'étendue du réseau d'espionnage soviétique au Canada et aux États-Unis. Convaincu que les autorités canadiennes seraient immédiatement intéressées par ses révélations, il a commencé à copier et à voler des documents classifiés et à les faire passer en toute discrétion à l'extérieur de l'ambassade en les cachant simplement dans ses vêtements. Étonnamment, il n'a jamais été pris la main dans le sac.
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Le 5 septembre 1945, Gouzenko quitte définitivement l'ambassade soviétique. Craignant d'avoir pu être suivi, Gouzenko a hésité à s'adresser directement aux autorités canadiennes et a plutôt choisi de parler aux journalistes. Il s’est donc rendu à la rédaction de l'Ottawa Journal.
« Cet homme était petit, trapu et blanc comme un linge. Il m'a fait signe de quitter le bureau. J'ai compris qu'il voulait me parler en privé quelque part, alors je l'ai conduit dans ce que le journal appelle la "morgue" de l'autre côté du bureau principal. Il s'est appuyé contre le mur. Les premiers mots qu'il prononça furent : "C'est la guerre. C'est la Russie". Il a dit ces mots comme s'il les avait préparés pour effrayer les gens. Cela ne me disait rien parce que nous n'étions pas en guerre avec la Russie – la Seconde Guerre mondiale était terminée – et je n'ai pas compris l’allusion », a rappelé plus tard le rédacteur en chef de nuit, Chester Fowde.
Le journaliste n'a pas pris l'histoire au sérieux et a à la place conseillé à Gouzenko de tenter sa chance avec la police.
Accompagné de son épouse, enceinte de leur deuxième enfant, Gouzenko a fait des allées et venues entre divers organismes gouvernementaux canadiens, tels que la police, le tribunal d'instance d'Ottawa et le ministère de la Justice. Étonnamment, les autorités qu'il a réussi à contacter étaient plus perplexes qu'intéressées. Un Russe qui pouvait à peine se faire comprendre en marmonnant quelques mots en anglais à propos d'un réseau d'espionnage soviétique au Canada et dans d'autres États occidentaux ne semblait pas particulièrement digne de confiance à l'époque où l'URSS était largement perçue comme un allié des puissances occidentales.
Le transfuge, désabusé, n'avait d'autre choix que de retourner dans son appartement, ses espoirs de nouvelle vie au Canada s'amenuisant rapidement. Cette nuit-là, les agents soviétiques du NKVD ont réalisé que Gouzenko jouait un double jeu et ont fait une descente dans son appartement. Si la famille n'avait pas réussi à s'échapper rapidement et à se réfugier chez son voisin canadien, elle aurait certainement été arrêtée et rapatriée en URSS.
Finalement, la nouvelle concernant la tentative de Gouzenko de contacter le ministre canadien de la Justice est parvenue au premier ministre du Canada, William Lyon Mackenzie King. Le raid dans l'appartement de Gouzenko a convaincu le gouvernement canadien qu'il devait y avoir quelque chose de vrai dans les affirmations de l'homme et le transfuge et sa famille ont été placés sous protection, tandis que le premier ministre discutait de cette question délicate avec le président américain Harry Truman et le premier ministre britannique Clement Atlee.
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Lorsque les autorités canadiennes ont refusé de répondre à la demande de l'ambassade soviétique de remettre Gouzenko, l'ambassadeur soviétique Georgi Zaroubine a été vu avec « un visage très anxieux ».
Pourtant, étant donné que le démantèlement du réseau d'espionnage soviétique menaçait d'aliéner l'ancien allié et de bouleverser les ententes sécuritaires précaires d'après-guerre en Europe et dans le reste du monde, les révélations de Gouzenko étaient tenues secrètes, à l'exception d'un cercle restreint de politiciens de haut rang. Cependant, l'histoire a finalement été divulguée au célèbre journaliste américain Drew Pearson, qui à son tour l'a révélée au public occidental le 3 février 1946.
Le lendemain, le gouvernement canadien a lancé une Commission royale pour enquêter officiellement sur les allégations de Gouzenko. Au Canada, 39 personnes ont été arrêtées en conséquence. Au Royaume-Uni, les physiciens nucléaires Alan Nunn May et Klaus Fuchs ont été condamnés pour espionnage pour le compte de l'URSS. Aux États-Unis, les révélations de Gouzenko ont conduit à l'arrestation et à l'exécution de Julius et Ethel Rosenberg, qui furent les premiers civils américains à être condamnés à mort pour espionnage en temps de paix.
De l'autre côté du rideau de fer, qui se solidifiait rapidement, Nikolaï Zabotine — l'ancien patron de Gouzenko à l'ambassade — a été rappelé en URSS. Il est devenu le bouc émissaire de la défection de Gouzenko. Arrêté avec sa femme et son fils, il a été envoyé dans un camp de travail. Il a été libéré en 1953, peu après la mort de Staline.
Dans les années qui ont suivi « l'affaire Gouzenko », l’image de l'Union soviétique dans l’opinion publique en Occident a basculé. Aux yeux de millions de personnes, l'ancien allié s'était transformé en ennemi juré, menaçant l'existence même du « monde libre ». La peur rouge s'est propagée comme une traînée de poudre, notamment à cause des révélations de Gouzenko.
Le transfuge et sa famille ont obtenu la citoyenneté canadienne et ont vécu dans ce pays sous de nouvelles identités. Craignant les représailles soviétiques, Gouzenko n'est jamais apparu à la télévision sans masque.
« Croyez-vous que si vous arrêtiez d'apparaître à la télévision avec un masque, si votre visage était exposé maintenant dans cette émission, votre vie serait en danger ? », lui a un jour demandé un présentateur.
« Oh, oui... Certainement », répondit-il.
Malgré ses craintes, Gouzenko est décédé de causes naturelles en Ontario, le 25 juin 1982.
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