Qui était Nadejda Dourova, première personne «transgenre» de Russie tsariste?

Eldar Riazanov/Mosfilm, 1962
Pour la Russie du début du XIXe siècle, l’histoire de cette femme est unique. Elle est devenue héroïne de guerre et cavalière, et le tsar l’a autorisée à servir dans l’armée et à vivre sous un nom masculin.

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« La cavalière », « héros de la guerre patriotique de 1812 », « amazone russe », ou encore « première femme officier en Russie »... C’est ainsi que Nadejda Dourova, qui deviendra ensuite Alexandre Alexandrov, est connue en Russie.

Une histoire incroyable qui n’a rien à envier aux films hollywoodiens

Elle a raconté l’histoire de sa vie dans son autobiographie, Cavalière du tsar. Elle serait née en 1790 ou en 1783 selon les sources, en actuelle Ukraine, alors dans l’Empire russe. Contre la volonté de ses parents, la mère de Nadejda s’est enfuie avec un capitaine hussard, puis s’est mariée en secret avec lui. Elle rêvait d’avoir un fils mais, à sa grande déception, elle a accouché d’une fille, d’ailleurs très criarde : un jour, alors que le régiment était sur la route et que Nadejda n’avait que quatre mois, elle pleurait tellement que sa mère en a eu marre et a jeté son bébé par la fenêtre du coupé. Le bébé n’a miraculeusement pas été blessé, les hussards l’ont récupéré et son père a décidé de séparer Nadejda de sa mère négligente. Ce sont ses camarades qui se sont chargés de son éducation.

Nadejda Dourova à l'âge de 14 ans

« L’homme qui m’a élevée me portait dans ses bras pendant des jours entiers, m’emmenait aux écuries de la compagnie, me posait sur le dos des chevaux, me laissait jouer avec son pistolet et son sabre. Les étincelles de l’arme et l’acier brillant du sabre me faisaient rire et m’amusaient beaucoup », raconte-t-elle.

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Les Dourov ont eu un deuxième enfant quelques années plus tard et le père de Nadejda a décidé de quitter l’armée pour ne pas mener une vie de campagne avec deux enfants. Nadejda est retournée avec sa mère, mais leur relation ne s’est pas arrangée : la mère tentait de lui donner une éducation destinée aux filles de l’époque et de lui apprendre à broder, mais la fillette préférait les pistolets et les chevaux. Le père de Nadejda était plus indulgent et rassurait sa compagne : les enfantillages de leur fille « passeraient par eux-même ».

Quand Nadejda a eu 12 ans, son père lui a acheté un cheval qu’elle a nommé Alkid. Tous les matins, elle se rendait à l’écurie en secret et rêvait d’apprivoiser son cheval : elle lui parlait, lui donnait du sucre et le montait dans la cour, sans aucune peur. Un jour, un palefrenier a assisté à cette scène : le cheval s’est dressé sur ses pattes arrière et a commencé à s’agiter. Nadejda a caressé l’animal pour le calmer et le palefrenier a alors compris qu’Alkid écoutait la jeune fille beaucoup plus que lui. Ainsi, Nadejda passait la journée à souffrir en faisant des travaux de « jeune fille » comme la broderie et partait secrètement toutes les nuits pour galoper aux alentours sur son cheval.

La première féministe qui rêvait de liberté

« Peut-être que j’aurais oublié mes manières hussardes et que je serais devenue une fille ordinaire, comme les autres, si ma mère ne présentait pas la condition de la femme de la manière la plus malheureuse qui soit. Elle me parlait du sexe féminin dans les termes les plus offensants : selon elle, une femme devait naître, vivre et mourir en esclavage », écrit Dourova dans ses mémoires.

Son père, qui adorait Nadejda, en a rajouté en lui disant que si seulement elle était un homme, elle pourrait devenir son soutien quand il serait vieux. Nadejda a donc décidé de se « séparer de ce sexe, que je pensais maudit ».

Nadejda Dourova, 1810

Quand elle a eu 16 ans, en 1806, elle a décidé de s’enfuir de chez elle. Une nuit, en secret, elle s’est coupé les cheveux, a enfilé un uniforme cosaque, a pris son cheval et s’est rendue sur les lieux où un régiment cosaque campait. Le commandant de l’unité n’a jamais soupçonné que le cavalier était une femme, et s’est laissé persuader de l’accepter temporairement dans ses rangs, jusqu’à ce qu’ils rejoignent les troupes régulières. Nadejda a alors commencé à se présenter sous le nom d’Alexandre.

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Les soldats ont rapidement remarqué que Nadejda ne ressemblait pas aux autres cosaques, qui portaient alors tous une moustache luxuriante, et elle a donc décidé de les quitter et de continuer à vagabonder. Elle savourait la liberté que lui permettait sa solitude, quand elle a rencontré un régiment d’uhlans (cavalier armé) polonais (la Pologne faisait alors partie de l’Empire russe).

Bataille de Borodino

Nadejda a alors participé à plusieurs batailles contre les troupes napoléoniennes au sein de l’armée russe. Dans ses mémoires, elle décrit sa participation à la bataille de Guttstadt, en Pologne, où elle sauvera la vie d’un officier tombé de son cheval et encerclé par l’ennemi. Son fidèle cheval Alkid ne l’a jamais quittée.

Acceptation de l’Empereur

La carrière et la légende de Nadejda ont failli cesser suite à une lettre qu’elle a envoyée à son père. Elle s’y excusait de s’être enfuie et racontait qu’elle avait rejoint un régiment d’uhlans et qu’elle avait pris part à la guerre. Son père a pris peur et a envoyé des lettres à ses amis influents de Saint-Pétersbourg pour savoir si sa fille était toujours en vie. L’une d’elles est arrivée entre les mains de l’empereur Alexandre Ier, qui en a été « ému aux larmes ».

Portrait de Nadejda Dourova

Il a alors convié Nadejda à Saint-Pétersbourg à l’audience du tsar. Il lui a fait part des rapports des chefs de guerre vantant son courage sur le champ de bataille, et lui a demandé si les rumeurs disant qu’elle serait en fait une femme étaient fondées. Elle a pris le temps de réfléchir, puis lui a répondu la vérité. Alexandre Ier l’a alors remerciée pour son courage puis l’a priée de rentrer chez elle, mais elle s’est jetée à ses pieds et lui a demandé de lui accorder l’honneur de se battre pour sa patrie et pour lui. Il a accepté, et lui a donné son nom : Nadejda est officiellement devenue Alexandre Alexandrov. Alexandre a aussi reçu la croix de Saint-George pour avoir sauvé un officier.

Aide de camp de Koutouzov

Mikhaïl Koutouzov pendant la bataille de Borodino

Alexandrov a fait preuve d’un courage incroyable lors de la bataille légendaire de Borodino contre l’armée napoléonienne, en 1812. Il y a toutefois été blessé et a souffert d’engelures.

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Il a quitté le champ de bataille en cachant la gravité de sa blessure. Alexandrov est ensuite entré en conflit avec son commandement car il a abandonné sa mission pour partir à la recherche de son cheval. Pour cela, il a été menacé d’exécution. Offensé, Alexandre a décidé de régler le problème directement avec le feld-maréchal Mikhaïl Koutouzov. Il lui a demandé de le laisser être son aide de camp, et Koutouzov a accepté : il avait entendu parler de son courage depuis la précédente campagne militaire, et c’était avec plaisir qu’il l’a accepté à ses côtés. Koutouzov a cependant constaté la gravité de la blessure d’Alexandre au bout de quelques semaines, et l’a envoyé se faire soigner. Quand Alexandre s’est rétabli, il a appris que Koutouzov était décédé. Malgré la gravité de la blessure subie, l’armée a de nouveau accepté Alexandre dans ses rangs.

L’écrivain

Le père d’Alexandre l’a convaincu de démissionner en 1816. Pour le reste de sa vie, Alexandre a porté des vêtements masculins, se présentait comme « Alexandre Alexandrov » et non plus comme « Nadejda Dourova » et parlait de lui-même au masculin. Il était franc et direct, répétant qu’il était né et avait grandi dans un camp militaire et qu’il était donc habitué à cette manière de communiquer.

Le bâtiment où vivait Nadejda Dourova en 1841-1866

Il a écrit ses mémoires, et son frère, connaissance du poète Alexandre Pouchkine, a montré le manuscrit à ce dernier. Pouchkine a beaucoup apprécié le sujet, le style et le talent littéraire d’Alexandrov, et lui a demandé de lui vendre le manuscrit. « Le destin d’un auteur à la fois aussi intéressant, aussi connu et aussi mystérieux ne peut rendre la résolution de l’histoire qu’impressionnante », écrivait Pouchkine au frère d’Alexandre.

Pouchkine a publié les mémoires dans le journal Le Contemporain sous le titre « Mémoires de N. A. Dourova ». Il en a rédigé la préface, dans laquelle il fait l’éloge de l’auteur, qu’il y appelait « Nadejda Dourova ». « Nous avons lu avec une inquiétude inexplicable l’histoire de cette femme si extraordinaire ; nous nous sommes étonnés en constatant que des doigts si délicats, qui tenaient autrefois la poignée ensanglantée d’un sabre, peuvent écrire dans un style si ardent et haut en couleur ».

Ce coming-out imposé par Pouchkine a causé son indignation. Leur correspondance, où Alexandrov demande à l’écrivain de détruire tous les journaux où est mentionné ce nom qui le rend fou de rage, a été conservée. Pouchkine est cependant resté inflexible : « Soyez téméraire : entrez dans le monde littéraire aussi courageusement que dans le monde militaire qui vous a rendu célèbre », argumentait-il.

Nadejda Dourova

Alexandrov a continué son travail littéraire et a écrit plusieurs récits où il évoque le sujet de la place de la femme dans la société. Il est décédé en 1866, à l’âge de 82 ans.

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