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« Le lendemain soir, Guermann revint à la table de jeu. Tout le monde l'attendait. Les généraux et les conseillers secrets délaissèrent leur whist pour voir cette partie si extraordinaire. Les jeunes officiers sautaient des canapés ; tous les serveurs s’étaient réunis dans le salon. Tous entouraient Guermann. Les autres joueurs ne misaient pas, attendant avec impatience avec quoi il finirait. Guermann se tenait à la table, se préparant à ponter seul contre le Tchekalinski, pâle, mais toujours souriant. Chacun décacheta un jeu de cartes. Tchekalinski mélangea. Guermann retira et posa une carte, la recouvrant d'une pile de billets de banque. C'était comme un duel. Un profond silence régnait tout autour ». Cette partie de whist, tirée de La Dame de pique d'Alexandre Pouchkine, fait écho à un passe-temps populaire parmi les nobles russes.
Les jeux de hasard étaient connus en Russie dès le XVIIe siècle. Dans le code Oulojenié de 1649, ils sont mentionnés dans le chapitre « Sur les affaires de vol ». Ils étaient assimilés au « grain » - l’équivalent des dés modernes, alors populaires parmi les voleurs et les brigands. Les gouverneurs ont reçu l'ordre de punir ceux qui y jouaient. Une punition consistait à couper les doigts des joueurs.
À l'époque d'Alexis Ier ou de Michel Ier, sous Pierre le Grand et sous Catherine II, les jeux de cartes n'étaient pas très populaires. À cette époque, la chasse, les bals, le billard et les échecs occupaient principalement la noblesse. Ivan le Terrible et Alexis Ier jouaient aux échecs. Quant à Pierre Ier, il forçait parfois ses camarades d'armes à faire une partie de ce jeu avec lui. L'empereur n'aimait pas les cartes et ne les autorisait pas lors des assemblées (bals).
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Passion des cartes
Les jeux de cartes ne se sont répandus parmi la noblesse qu'à l'époque d'Anna Ioannovna. Le XVIIIe siècle était une époque marquée par l'imitation de la culture européenne et les jeux de cartes étrangers ont soudainement commencé à être considérés comme la norme en matière de passe-temps.
« Grâce au système de servage et à l'exemption du service obligatoire, la noblesse a eu l'occasion de se réaliser en créant une sous-culture de confort et de divertissement, dans laquelle le jeu de cartes occupait une place importante, a noté l'historien Viatcheslav Chevtsov lors d'une conférence sur le thème « Le jeu de cartes dans la vie publique de la Russie ». Les cartes à jouer non seulement structuraient le temps, mais remplissaient également une fonction de communication. Les jeux accompagnaient la conversation et les rencontres, et la position dans la société était déterminée par le cercle de partenaires au jeu de cartes ».
Les jeux de cartes à cette époque étaient divisés en jeux commerciaux et jeux de hasard. Le premier type était considéré comme décent, tandis que le second était réprouvé par la société mondaine. Le but des jeux de cartes était principalement de gagner de l'argent. Plus la mise était élevée, plus le risque et l'excitation des joueurs étaient importants. L'intensité émotionnelle captivait peu à peu les joueurs, beaucoup perdant toute leur fortune du jour au lendemain. Les jeux de hasard populaires étaient le stoss, le baccarat et le pharaon.
Les jeux de cartes commerciaux étaient aux antipodes des jeux de hasard. Les jeux commerciaux étaient basés sur des règles complexes, de sorte que seuls les professionnels et les joueurs expérimentés pouvaient y jouer. Il était impossible de ne compter que sur le hasard. Pour cette raison, beaucoup comparaient les jeux de cartes commerciaux à un jeu intellectuel comme les échecs. Les plus populaires étaient le whist, le vint et la préférence.
Malgré la grande popularité des jeux de cartes parmi les nobles et les paysans, l'État a tenté d'interdire de telles activités. Les fonctionnaires constataient avec effarement que des terres et d'énormes sommes d'argent étaient perdues en un clin d’œil. Cela devint une cause fréquente de ruine chez les nobles. Dans l'un des décrets de l'impératrice Élisabeth du 16 juin 1761, il était déclaré que « personne et nulle part (à l'exception des appartements dans les palais de Sa Majesté impériale) ne devrait jouer sous aucun prétexte » de l'argent et des objets de valeur. Il était particulièrement important de jouer aux cartes « non pas pour gagner, mais seulement pour passer le temps » et « pour de petites sommes d'argent ». Les contrevenants étaient condamnés à une amende de deux fois leur salaire annuel.
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Soif du jeu malgré les interdictions
Cependant, ni les décrets ni les interdictions n'effrayaient les nobles. Pourquoi ? Le jeu attirait de plus en plus d’amateurs parmi les classes supérieures en raison de son principe même : le joueur ne savait pas s'il gagnerait ou non. Ainsi, il s'imaginait qu'il ne jouait non pas avec un joueur, mais avec le destin. Chance, réussite ou échec – tout cela était à même de réjouir un noble russe du XVIIIe siècle. La sévérité des lois régissant la vie quotidienne donnait lieu à un besoin impérieux de défoulement.
L'écrivain Iouri Lotman, dans son livre Vie et traditions des nobles russes (XVIIIe - début XIXe siècle), dit à propos de ce phénomène : « Une réglementation stricte, qui pénètre dans la vie privée de chaque personne de l'Empire, créait un besoin psychologique d’explosions d'imprévisibilité. Et si, d'une part, les tentatives de deviner les secrets de l'imprévisibilité étaient nourris par une aspiration à mettre de l'ordre dans le désordonné, d'autre part, l'atmosphère de la ville et de la campagne, dans laquelle un esprit de servitude se mêlait à une grande austérité, suscitait une soif d'imprévisible, d’infraction et de hasard ».
L'espoir de gagner et l'excitation stimulaient l'imagination des joueurs. Ils entouraient le processus de jeu d'une aura de mystère et étaient très superstitieux. Par exemple, dans le livre Secrets du jeu de cartes (1909), on trouve un tableau de correspondance entre les jours porte-bonheur pour le jeu et l'anniversaire du joueur.
Le XIXe siècle a marqué l'apogée des jeux de cartes. Ils sont devenus des divertissements non seulement pour les adultes, mais aussi pour la jeunesse. La génération plus âgée voyait cela d’un mauvais œil et tentait d'avertir les jeunes des conséquences néfastes du jeu de cartes.
Par exemple, dans le livre de Iouriev et Vladimirski de 1889 Règles de la vie sociale et de l'étiquette. Bon ton, le jeu est qualifié de « honte des salons, de corruption des mœurs et de frein à l’éducation ». Cependant, tout en exprimant leur mépris pour le jeu, les auteurs arrivent néanmoins à la conclusion suivante : « Si tu vis avec les loups, hurle avec les loups » - avant de donner aux jeunes des conseils sur l'éthique du jeu de cartes : quand vous pouvez vous asseoir à table, avec qui vous pouvez parler pendant le jeu, et avec qui il faut se taire.
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Les craintes relatives au jeu n'étaient pas vaines. La négligence et l'excitation des joueurs ont souvent conduit à des tragédies. L'une de ces histoires s'est déroulée à Moscou en 1802. Il y avait trois personnages : le comte Lev Razoumovski, le prince Alexandre Golitsyne et sa jeune épouse Maria Golitsyne. Le comte était amoureux de la princesse, et Alexandre Golitsyne le savait. Heureusement pour Razoumovski, le prince était obsédé par les cartes à jouer. Un jour, ils se sont rencontrés à une table de jeu, le plus gros enjeu étant... Maria Golitsyne. Le prince ne craignait pas de perdre sa femme, « qui, comme il le savait, éprouvait des sentiments réciproques pour Razoumovski », note l'historien Gueorgui Parchevski dans son livre L’Ancien Pétersbourg. Panorama de la vie de la capitale. En conséquence, le comte Razoumovski a remporté Maria Golitsyne aux cartes.
Le destin a été clément avec les bien-aimés – l'Église a autorisé le divorce. Cependant, les circonstances de cet événement – la perte d’une épouse au jeu cartes – ont été connues dans toute la ville, et la jeune Maria a été ostracisée. L'empereur Alexandre Ier l'aida à sortir de cette situation difficile. En 1818, les Razoumovski étaient à un bal à Moscou, où toute la famille royale était également présente. Maria Razoumovski était assise au bout de la table du tsar. Quand le souper commença, le souverain lui posa une question, la qualifiant de « comtesse ». Une telle remarque ne manqua pas de réjouir Maria Razoumovski : son deuxième mariage et son statut étaient ainsi reconnus par le tsar lui-même.
Pour la richesse et l'honneur
Cependant, la perte d'honneur, d'une énorme somme d'argent et même d'une fortune tout entière ne dissuadaient pas toujours les gens. De plus en plus de nouveaux joueurs s’asseyaient à la table de jeu, dans l’espoir de devenir riches.
Le jeu de cartes n'était pas seulement un divertissement, mais aussi une source de revenus pour les nobles. L’amateur le plus célèbre de hasard est Fiodor Tolstoï, un duelliste et joueur. Après avoir perdu d’énormes sommes dans sa jeunesse, Tolstoï a par la suite inventé un certain nombre de règles du jeu, qui l'ont aidé à récupérer sa fortune. Voici une de ses règles : « Ayant gagné le double du montant attendu, cachez-le, et jouez avec la première moitié tant qu'il y a de l’envie, du jeu et de l'argent ». Bientôt, il a commencé à gagner et a rapporté ses victoires dans son journal : « J'ai gagné 100 roubles à Odakhovski, et je suis quitte avec tout le monde en Crimée », « J'ai gagné encore 600 net et me dois 500 roubles ».
Dans le jeu de cartes, les nobles pouvaient défendre leur honneur, comme dans un duel. Un duel dans lequel les adversaires se confrontaient, bien que sans effusion de sang, mais de manière très cruelle : le but était d’humilier un rival en public. « Le jeu est comme une arme, le jeu - et son résultat - est un acte de vengeance », a décrit Gueorgui Parchevski dans son livre.
À partir du XVIIe siècle, le jeu de cartes a captivé les esprits des nobles russes pendant plusieurs siècles. Il a pénétré dans la littérature, le folklore et les loisirs des nobles. De nombreux personnages historiques célèbres, écrivains et poètes russes, ont joué aux cartes.
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La terminologie des jeux de cartes a été largement utilisée dans la littérature au XIXe siècle, par exemple, dans La Dame de pique d'Alexandre Pouchkine. Le poète lui-même jouait aux cartes, ce qui a été confirmé à plusieurs reprises par ses amis et des notes dans des brouillons. « Pouchkine m'a dit à juste titre une fois que la passion pour le jeu est la plus forte des passions », a écrit un ami proche de Pouchkine, Alexeï Wulf, dans son journal.
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