Jean de Cronstadt, saint russe et ennemi juré de Léon Tolstoï

Getty Images; Franz Protasevich/Institut de littérature russe de l'Académie des sciences de Russie
Le prêtre le plus célèbre de Russie était vénéré comme un saint de son vivant. Tous les habitants du pays avaient entendu parler de lui. Contemporain de Tolstoï, c’était son antipode complet et l’ennemi personnel du grand écrivain.

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Difficile à notre époque d'imaginer comment, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, un simple prêtre pouvait être populaire au point que des milliers de personnes affluent pour le voir de tout le pays. Un tel magnétisme n'était généralement propre qu'aux personnes de la famille du tsar. De son vivant, les gens considéraient Jean de Cronstadt comme un saint, et parlaient des nombreuses guérisons qui s’étaient produites à travers ses prières. Les personnes les plus riches de l'empire lui faisaient don d'énormes sommes, qu’il distribuait aux croyants sans rien garder, lui-même ayant vécu dans le dénuement.

En 1990, Jean a été canonisé. En l'honneur du 30e anniversaire de cet événement, le sculpteur Konstantin Tcherniavski a créé quatre monuments en l'honneur du saint - des fondations caritatives russes les ont envoyés en cadeau aux communautés orthodoxes du monde entier. Des monuments à Jean ont été installés à Hollywood, Melbourne, en Abkhazie et dans son village natal de Saint Soura dans la région d'Arkhangelsk (nord de la Russie). En 2019, des statues étaient apparues à Washington, Hambourg et Voronej.

Alors, qui était vraiment Jean de Cronstadt ?

Prêtre de Kronstadt

Jean est né en 1829 dans la région d'Arkhangelsk, au sein d’une famille très pauvre. Il a étudié au séminaire théologique local, puis, grâce à ses bons résultats, a reçu le droit d'étudier gratuitement à l'Académie théologique de Saint-Pétersbourg. C'était un jeune homme assez terne, et ses camarades n’ont pas gardé de souvenirs marquants de lui. Il aimait marcher seul, et priait beaucoup...

En 1855, Jean est allé servir à la cathédrale Saint-André de Cronstadt. Il a obtenu une place de prêtre en épousant la fille d'un archevêque local. Et bien que les prêtres orthodoxes aient généralement des familles nombreuses, après le mariage, Jean a dit à sa femme qu'ils vivraient comme un frère et une sœur au nom du service spirituel.

Cathédrale Saint-André de Cronstadt

À peine avait-il obtenu une paroisse dans cet endroit pauvre non loin de Saint-Pétersbourg que Jean a commencé son ministère. Cronstadt était alors une ville portuaire où la pauvreté, le vice et la dépravation régnaient en maîtres. Chaque jour, il donnait la messe dans l’église locale, après quoi il distribuait l'aumône, donnant tout ce qu'il avait. Ensuite, il arpentait les quartiers où des femmes malades et pauvres avec des enfants à charge étaient réfugiées tandis que leurs maris buvaient, travaillaient ou volaient. Il s’asseyait avec les enfants, parlait aux femmes, et leur donnait tout ce qu'il pouvait. Les habitants de la ville observaient souvent une scène excentrique - Jean rentrait chez lui les mains en prière sur la poitrine et pieds nus... il avait donné ses bottes et sa soutane à ceux qui souffraient.

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Guérisseur miraculeux

En 1859, Jean entame son journal en décrivant la résurrection d’un bébé. Jean tenait son petit corps dans ses bras, déjà froid ; il a prié et accompli le sacrement du baptême - et le bébé a repris vie. Dans les années 1860, Jean avait enregistré plusieurs cas de guérison de malades. Par exemple, il indique avoir littéralement « commencé à demander la guérison d’un malade. Et le Seigneur lui envoyait Sa miséricorde – il récupérait. » Cela s'est répété plus d'une fois, et parfois Jean parvenait à guérir tout un groupe de personnes.

Des cas de guérison ont commencé à être rapportés dans les journaux. En 1883, un article citant 16 personnes qui racontaient comment Jean les avait guéries est paru. À partir de ce moment, la renommée du prêtre s’est diffusée dans tout le pays. Un rôle important dans la popularité croissante du prêtre a été joué par une disciple de Jean, Paraskeva Krapivina. Auprès du prêtre, cette femme active est devenue responsable des « affaires terrestres » et estimait qu’il méritait plus que la seule réputation de prêtre de Cronstadt. Elle est en quelque sorte devenue sa responsable des relations publiques, comme on dirait maintenant.

En particulier, elle a organisé des collectes de fonds auprès de gens reconnaissants pour les miracles et des bienfaiteurs de Jean. Plus tard, les personnes les plus riches du pays ont commencé à donner d'énormes sommes d'argent. Jean a commencé à donner encore plus aux malades et aux nécessiteux - par exemple, il pouvait donner à une femme malade 1 000 roubles (alors que par comparaison, le salaire mensuel d'un ouvrier d'usine, par exemple, était de 30 roubles). En outre, Jean pouvait donner 50 000 roubles pour la construction d'une institution caritative - un abri, une école ou un hôpital. La famille du tsar allouait elle aussi d’énormes sommes d’argent et offrait de riches cadeaux à Jean.

Une star comparable à Michael Jackson

À partir des années 1880, grâce à ses guérisons miraculeuses et ses sermons extrêmement éloquents, Jean se fait connaître dans toute la Russie. Sur suggestion de Krapivina, il entreprend des sortes de « tournées » à travers le pays, rencontrant des croyants et servant dans les églises et les monastères locaux. Des centaines de croyants s’efforçaient de toucher ou ne serait-ce que de voir le prédicateur. Des foules de gens l’accueillaient à la gare, bloquant littéralement son passage. Il s’arrêtait partout brièvement, mais s’efforçait de guérir, ou du moins de réconforter et de bénir autant de personnes que possible.

Il faisait forte impression sur tout le monde, beaucoup ayant écrit qu'il ressemblait à un fol en Christ « hors de ce monde » apparu sur cette terre pécheresse. L’une des rencontres avec Jean a été décrite en 1894 dans son journal par Elizaveta Diakonova, l'une des premières féministes russes, qui n’était pas particulièrement religieuse : « Je rentrais chez moi fortement impressionnée par ma rencontre avec le père Jean. Ce prêtre calme et doux personnifie l'idéal d'un serviteur de Dieu, et toute sa personnalité extraordinaire respire une humilité et une gentillesse sans fin. »

Même à l’apogée de sa popularité, Jean continuait à ne manger presque rien et à célébrer la messe tous les jours, et ne possédait presque pas de biens personnels. Toutes les importantes sommes d’argent qui passaient par lui, il les distribuait et les envoyait aux nécessiteux, ne gardant rien pour lui. Sa femme, mécontente de vivre dans une telle austérité, se plaignait au début souvent aux autorités de l'Église de n’avoir absolument rien pour vivre, son mari donnant tout aux pauvres.

Seul espoir de l'empereur

En 1894, Jean de Cronstadt a été convoqué en Crimée, où l'empereur Alexandre III était mourant. Le tsar, bien sûr, avait un confesseur personnel, mais Jean a très probablement été appelé par désespoir - et précisément pour obtenir la guérison. Il était le seul espoir de la famille impériale. Jean a passé avec le tsar les dernières heures de sa vie, priant et accomplissant des rituels... « J'ai ressuscité des morts, mais je n'ai pas pu obtenir que Dieu me rende le Père-Tsar. Que sa Sainte Volonté soit sur tout... », dira à la presse Jean après la mort du tsar.

Mihaï Zitchy. Service funéraire du défunt Alexandre III dans la salle du palais de Livadia le 21 octobre 1894. Sur la photo, on ne voit pas Jean de Cronstadt, mais Ioann Ianychev, le confesseur du tsar

Jean n’est pas parvenu à guérir l'empereur. Mais cet épisode marque l’apogée de la gloire du prêtre. Et pourtant, il ne s'approchera plus la famille impériale - et ne participera de nouveau aux services qu'après le couronnement de Nicolas II.

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Le principal adversaire de Léon Tolstoï

« Vous ne pouvez pas boiter des deux genoux. Vous ne pouvez pas aimer Léon Tolstoï et Jean de Cronstadt en même temps », a justement fait remarquer l'écrivain Nikolaï Leskov. Tolstoï et Cronstadt étaient les personnages les plus populaires et les plus significatifs de la fin du XIXe siècle, et étaient en même temps des ennemis irréconciliables.

Le Tolstoï tardif avait une vision très personnelle de la religion. Il n’observait pas et même rejetait les rites de l'Église, et croyait que des intermédiaires tels que les prêtres et l'Église n'étaient pas nécessaires pour exprimer sa foi. Enfin, il niait l'origine divine du Christ, et estimait que les miracles qu'il avait accomplis n’avaient pas leur place dans la Bible.

Cette violation des canons de l'Église a provoqué une grande colère chez Jean de Cronstadt. Le prêtre au caractère généralement très doux qualifiait Tolstoï d’« hérétique surpassant tous les hérétiques » et lui prédisait « la fin terrible d'un pécheur ». « Selon les Écritures, vous auriez besoin d'accrocher une pierre autour de votre cou et de la lancer dans les profondeurs de la mer ; vous ne devriez pas avoir de place sur terre », a dit Jean à propos de Tolstoï.

À la fin du XIXe siècle, l'orthodoxie, l'un des piliers de la Russie, perdait son ancienne autorité et une « crise de foi » s'est produite dans la société. « La tragédie de la dispute résidait dans le fait que tous deux cherchaient des moyens de sauver la foi dans un contexte de crise de la foi elle-même », écrit Pavel Bassinski dans le livre Le Saint contre le Lion. Jean de Cronstadt et Léon Tolstoï : l'histoire d'une inimitié. Mais Tolstoï estimait qu'il était nécessaire de sauver la foi de l'Église et a exhorté les gens à prier de façon autonome. Cronstadt, en revanche, défendait les droits de l'Église et « inculquait la foi dans l’Église grâce à sa pratique unique du prêtre », écrit Bassinski.

Tolstoï et Cronstadt, deux hommes aux visions antagonistes de la spiritualité, sont devenus ennemis en cherchant tous deux à leur manière de trouver une solution à la division spirituelle de la Russie, mais ils n'ont pas eu le temps. En fin de compte, c'est cette scission de la société qui a débouché sur des événements terribles et déterminants pour l'histoire du pays - la révolution et la guerre civile. 

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