Entretien exclusif avec Léon Trotski, célèbre révolutionnaire marxiste

Histoire
OLEG EGOROV
L’incontournable révolutionnaire Léon Trotski a accordé à Russia Beyond un entretien exclusif afin de partager sa propre opinion sur des sujets ayant alimenté les débats à son propos depuis des décennies.

Avertissement : Toutes les « réponses » de Léon Trotski sont en réalité des extraits de son journal et de son autobiographie Ma vie.

Camarade Trotski, votre anniversaire était ce mois-ci, le 7 novembre. C’est à cette date qu’a eu lieu la Révolution que vous avez orchestrée avec Vladimir Lénine. Que pensez-vous de cette coïncidence ?

Je n’ai moi-même remarqué cette étrange coïncidence que trois ans après la révolte d’octobre. Les mystiques et pythagoriciens dessineront probablement de cela les conclusions qu’ils souhaitent.

En prenant en considération la vie que vous avez menée, il est aisé de parler de véritable destinée. Ça a été une sacrée vie, n’est-ce pas?

Jusqu’à mes neuf ans, j’ai vécu dans un petit village reculé. Durant huit ans j’ai étudié à l’école. J’ai été arrêté pour la première fois un an après avoir quitté l’école. En guise d’universités, comme beaucoup d’autres à mon époque, j’ai eu la prison, la Sibérie, et l’exil à l’étranger. Dans les prisons du tsar j’ai été enfermé par deux fois, pour un total de quatre années. Pour ce qui est de l’exil impérial, la première fois cela a duré environ deux ans, et la seconde quelques semaines. Je me suis échappé de Sibérie à deux reprises. En tant qu’immigré, j’ai vécu près de douze ans dans divers pays européens et en Amérique. J’ai pris part aux révolutions de 1905 et 1917 et ai été président du Soviet des délégués de Petrograd [aujourd’hui Saint-Pétersbourg] en 1905 puis 1917. En tant que commissaire du peuple aux Affaires militaires et navales, je me suis consacré environ cinq ans à l’organisation de l’Armée rouge et à la restauration de la Marine.

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Wow, c’est impressionnant. Avez-vous depuis votre tendre enfance été en quête d’aventures ?

Par penchant naturel, je n’ai rien en commun avec les personnes courant après l’aventure. Je suis assez pédant et conservateur dans mes habitudes. J’aime et apprécie la discipline et le système. Non pas pour être un paradoxe, mais car c’est un fait, je dois ajouter que je ne peux supporter le désordre ou la destruction.

Dit l’homme ayant anéanti un empire vieux de 300 ans ! Qu’est-ce qui vous a alors conduit à ce mouvement révolutionnaire ?

J’avais une haine intense à l’égard de l’ordre existant, de l’injustice, de la tyrannie. D’où cela provient-il ? Cela vient des conditions ayant existé durant le règne d’Alexandre III ; l’autoritarisme de la police ; l’exploitation pratiquée par les propriétaires terriens ; les pots-de-vin des hauts placés ; les restrictions nationalistes ; les affaires d’injustice à l’école et dans la rue ; le contact rapproché avec les enfants, serviteurs et travailleurs dans le pays … l’entière atmosphère sociale de l’époque.

Peu après être sorti diplômé de l’école, vous avez organisé plusieurs cercles révolutionnaires en Ukraine. En 1898, vous avez par conséquent été emprisonné pour la première fois. Quelles ont été vos impressions dans les prisons du tsar ?

Dans ma première prison, dans la ville de Kherson, mon isolement a été absolu et sans espoir. Je n’ai reçu aucun coli de l’extérieur. Un peu de ragoût était servi une fois par jour, pour le dîner. Une ration de pain de seigle avec du sel faisait office de petit déjeuner et de déjeuner. Durant trois mois j’ai dû porter les mêmes sous-vêtements et n’ai pas eu de savon. La vermine me dévorait vivant. C’était ma dix-neuvième année. La solitude était absolue, pire que tout ce que j’ai expérimenté par la suite, bien que j’ai été incarcéré dans près de 20 prisons. Somme toute, je peux difficilement me plaindre de ma vie en prison. Cela a été pour moi une bonne école.

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En 1905, vous avez fui la Russie et passé près de 12 années à l’étranger. De quelle ville vous souvenez-vous le mieux ?

New York m’a énormément impressionné car, plus que toute autre ville dans le monde, elle est l’expression la plus complète de notre ère moderne. Une ville de prose et de fantaisie, d’automatisme capitaliste, ses rues sont un triomphe du cubisme, et sa philosophie morale celui du dollar. Même si je parais envieux de New York, je me considère toujours comme un Européen, mais je me demande : « L’Europe sera-t-elle capable de supporter cela ? Ne sombrera-t-elle pas dans rien d’autre qu’un cimetière ? Et les centres de gravité économiques culturels ne se déplaceront-ils pas en Amérique ? ». Et en dépit du succès de ce que l’on appelle la « stabilisation européenne », ce questionnement est toujours aussi pertinent aujourd’hui.

Vous vous considérez donc comme un homme de culture européenne ?

Pour me reposer je lisais des classiques de la littérature européenne et m’en enivrais avec un sentiment de délectation physique, comparable à celui avec lequel les gourmets hument un vin délicat ou tirent sur un cigare odoriférant. Durant l’une de mes incarcérations, j’ai fait la proche connaissance en original de grands personnages de romans français. L’art du récit est avant tout l’art français. Bien que je connaisse l’allemand, certainement bien mieux que le français, surtout en matière de terminologie scientifique, je lis plus facilement les belles lettres françaises que celles d’Allemagne. Cet amour pour les romans français je le porte encore à ce jour. Même dans les wagons, au cours de la guerre civile, je trouvais le temps pour les nouveautés de la littérature française.

Puis vous êtes revenu en Russie pour mener la Révolution aux côtés de Lénine. Que vous rappelez-vous de 1917 et de la guerre civile ?

La vie était un tourbillon de rencontres de masses. Des rassemblements étaient organisés dans les usines, écoles et collèges, dans les théâtres, cirques, rues et squares. Je rentrais généralement à la maison exténué après minuit… Chaque fois j’avais l’impression que je ne quitterai jamais cette nouvelle rencontre, mais une certaine réserve cachée d’énergie nerveuse faisait surface et je parlais durant une heure, parfois deux.

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Durant la guerre civile, vous étiez en charge de l’armée et avez ordonné l’exécution de dizaines de milliers de personnes, selon les plus modestes estimations.

Une armée ne peut pas être bâtie sans représailles. Des masses d’hommes ne peuvent être menées à la mort à moins que le commandement de l’armée ne dispose de la peine de mort dans son arsenal. Aussi longtemps que ces malicieux singes sans queue qui sont si fiers de leur accomplissements techniques, ces animaux que l’on appelle hommes, bâtiront des armées et mèneront des guerres, le commandement sera toujours obligé de placer les soldats entre la possible mort sur le front et l’inévitable mort à l’arrière. Et pourtant les armées ne sont pas bâties sur la peur.

Et qu’en est-il de l’exécution de la famille impériale ? Pourquoi ne pouviez-vous pas juste laisser Nicolas II et ses proches fuir au-delà des frontières ?

Cette punition sévère a montré au monde que nous combattrions sans pitié et que rien ne nous arrêterait. Exécuter la famille impériale était nécessaire non seulement pour effrayer et choquer l’ennemi, mais également pour dire à nos soldats qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible et que nous ferions face à une victoire ultime ou à la mort.

Et que pensez-vous de Joseph Staline, qui vous a évincé du pouvoir après la mort de Lénine, vous forçant à fuir le pays, ruinant votre réputation, puis ordonnant votre assassinat ?

Staline est l’incroyable médiocrité de ce Parti. Durant les mois les plus cruciaux de la préparation théorique et politique de la révolte, Staline n’existait tout simplement pas, au sens politique. Avec son énorme et jalouse ambition, il n’a pu que ressentir sa propre faiblesse intellectuelle et morale.

Comme j’en ai été informé, Staline avouais sans cesse que m’envoyer en exil au lieu de m’exécuter avait été « une erreur considérable ». Par conséquent, il ne lui restait rien d’autre à faire que de comploter un acte terroriste contre moi.

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Il y est parvenu, puisqu’en 1940, l’un de ses agents vous a assassiné avec un piolet. Vous avez tout perdu et êtes mort en exil, à Mexico, poursuivi par vos ennemis. À quoi avez-vous pensé juste avant de mourir ?

Un mois seulement avant l’assassinat j’ai écrit dans mon journal : « Je mourrai en révolutionnaire du prolétariat, en marxiste, ce qui signifie en athée dévoué. Ma foi dans le futur communiste est à présent aussi fervente et même plus forte que du temps de ma jeunesse. Cette foi en l’humanité et en son futur me donne le pouvoir de résister plus solidement que n’importe quelle religion ».

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