Comment une femme de province devint la première féministe russe

Liza Diakonova

Liza Diakonova

Département des manuscrits de la Bibliothèque d'État de la Russie
Les femmes russes ont toujours accepté les idées progressistes de l'Occident. Nous avons eu nos propres suffragettes, notre propre mouvement de femmes et beaucoup de révolutionnaires de sexe féminin. Mais où peut-on trouver les racines du féminisme russe? Voici l’histoire d'une jeune fille qui ne savait rien de ces notions, mais est arrivée à ces idées par elle-même.

Liza Diakonova ne s’aimait pas. Elle a toujours pensé d'elle-même qu’elle était absolument sans attrait pour le sexe opposé et estimait qu'aucun homme ne l'aimerait. Elle était jalouse de sa jeune sœur séduisante, et était déçue quand elle s'est mariée au lieu de poursuivre ses études.

Les notes de Liza intitulées Journal d'une femme russe ont été publiées au début du XXe siècle, après sa mort mystérieuse : son corps nu a été découvert dans les montagnes du Tyrol autrichien. Gisant à proximité, ses vêtements étaient attachés dans un joli petit paquet. Malgré la version officielle du suicide, on ne sait toujours pas clairement ce qui s'est passé.

Pavel Bassinsky, écrivain russe, journaliste et expert de Léon Tolstoï, a été tellement intrigué par l'histoire et son journal, qui contient des pensées remarquablement astucieuses et sophistiquées, qu'il a écrit un livre sur Liza Regarde-moi et il  sera publié par la maison d’édition Elena Choubina cet automne.

Tolstoï, mon idole

Liza Dyakonova était née en 1874, et comme beaucoup de ses contemporains, c’était une fan de Léon Tolstoï – l’écrivain avait une autorité incontestable. Un de ses livres en particulier - en raison de sa réputation controversée - a fasciné les lecteurs de l'époque.

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Souvent en prenant un grand risque personnel, les admirateurs de la nouvelle la Sonate à Kreutzer, qui était censurée et officiellement interdite, distribuaient des copies du manuscrit.

L'intrigue se concentre sur un homme ayant mené un mode de vie dépravé avant son mariage, et qui décide d'entrer dans son mariage de manière très morale. Mais les relations avec sa femme se détériorent et il devient jaloux de son admiration pour un violoniste qui joue la Sonate N°9 de Beethoven. Enfin, il trouve sa femme avec le violoniste et la tue.

La Sonate à Kreutzer a eu une influence incroyable sur les jeunes à la fin du XIXe siècle. « La question principale n'était pas le problème de la jalousie, mais le fait que Tolstoï a clairement nié le sens positif du mariage, en offrant un jugement sur cette union d'un homme et d'une femme, bénie par la tradition chrétienne », écrit Bassinsky.

Liza a lu secrètement le livre, qui eut une profonde impression sur elle. Elle pensait qu'il était extrêmement injuste qu'une femme doive rester vierge jusqu'au mariage, tandis que les hommes étaient autorisés à avoir des relations dissolues à droite et à gauche. Elle décida que si jamais elle se mariait, elle ne prendrait qu'un homme « propre » comme mari. Malheureusement, même son ami le plus proche, qu'elle considérait très décent, était « gâté ».

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Le mariage n’est pas dans mon agenda

À l'époque, il était normal que les filles se marient à l'âge de 17, 18 ou 19 ans. Si elles étaient encore célibataires à 20 ans, c’était considéré comme un peu étrange. Liza était la sœur aînée d'une grande famille et, ayant perdu son père à un jeune âge, sa mère voulait qu'elle se marie le plus tôt possible.

Mais Liza n'avait pas trouvé l'amour à ce moment-là et se considérait comme peu attirante, voire laide (bien que ses photographies réfutent cette affirmation). Elle ne voulait pas se marier - elle aimait lire et voulait étudier. Et quand elle s'est rendu compte que tous les hommes étaient « gâtés », elle a décidé qu'elle ne voulait pas se marier du tout !

En outre, elle vivait en France et Liza fut presque convaincue par une Française que si les hommes pouvaient vivre comme ils le voulaient avant le mariage, les femmes devraient elles aussi avoir ce droit.

Liza voulait seulement étudier

Liza était diplômée d'un gymnase à Iaroslavl (350 km de Moscou), et voulait continuer à étudier pour obtenir une bonne formation et un travail. Mais la jeune femme manquait d'autonomie pour décider de son destin par elle-même : avant l'âge de 21 ans, elle ne pouvait pas entrer dans les cours d'éducation pour femmes sans l'accord de sa mère, ce qui n’aidait pas car cette dernière pensait que Liza devrait se marier dès que possible et que de nouvelles études ne feraient que la gêner. Même le petit héritage que son père lui avait laissé n'était pas un atout - elle ne pouvait y accéder avant l'âge de 21 ans.

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Les recherches de Bassinsky ont identifié les droits des femmes russes au XIXe siècle :

  1. Sans l'accord de son père ou de son mari, une femme n'avait pas le droit de vivre là où elle voulait.
  2. Le mariage était conclu à l'église et le divorce était pratiquement impossible.
  3. « Dans l'héritage de ses parents, une fille ne pouvait recevoir qu'un quatorzième des biens meubles et un huitième de l'immobilier ». Le reste était divisé en parties égales parmi les fils. Ce fut une source supplémentaire d'angoisse pour Liza et cela resterait une cause de colère tout au long de sa vie - pourquoi devait-elle recevoir moins d'argent uniquement parce qu'elle était une fille (alors qu’elle était vraiment proche de son père?) Cependant, contrairement, par exemple, au droit français de l'époque - où un homme devenait le propriétaire légal de l'héritage de sa femme, en Russie, une femme avait droit à posséder l’argent et les biens de ses propres parents.
  4. Pour s'inscrire à des cours ou occuper un emploi, une femme avait besoin de la permission de son père ou son mari.

N'ayant ni père ni mari, Liza était habilitée à s'inscrire pour des cours à Saint-Pétersbourg. Le seul problème est qu’elle avait moins de 21 ans, et qu’elle avait donc besoin de la permission de sa mère, qui était hostile à cette idée. Et nous trouvons ici un autre aspect du féminisme de Liza. Elle demande aux hommes de l'aider ; elle les utilise pour atteindre ses objectifs. Et il semble que les hommes russes soient encore plus féministes que les femmes - s'ils observaient qu'une femme avait un désir ardent d'étudier, ils l'aidaient autant qu'ils le pouvaient. Le directeur des cours de Saint-Pétersbourg qu'elle voulait prendre a même écrit deux lettres à la mère de Liza pour la convaincre que Liza était intelligente et capable d'étudier dans une atmosphère bonne et hautement morale. 

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Self-made woman

Bassinsky écrit que Liza ne savait pas grand-chose des suffragettes anglaises ou des féministes françaises - et qu'elle se souciait peu de tous les cercles et clubs féminins en Russie. Liza a cependant compris l'importance pour les femmes de se rassembler afin de se battre pour leurs droits et leur indépendance vis-à-vis des hommes.

Liza a même écrit un article Sur la question de la femme où elle a pris une position anticléricale, affirmant que « le christianisme a soutenu l'asservissement des femmes sur une base religieuse ».

Pouvez-vous imaginer cette fille du XIXe siècle, qui était très religieuse encore jeune, écrivant ceci ? Liza surpasse tous les stéréotypes et l'éducation qu’elle a reçue - formant sa personnalité elle-même, à travers les livres qu'elle lisait, et des réflexions constantes dans son journal.

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La fin du XIXe siècle a été marquée par des tendances de plus en plus révolutionnaires et nombre de femmes révolutionnaires ont soutenu les révolutionnaires masculins en premier lieu, plutôt que de s’imposer comme des figures distinctes chargées de défendre leur propre droit. Liza fut d'abord captivée par leur courage. Mais ce que Liza remarque à la fin est le nombre constamment croissant d'anneaux de mariage sur les doigts de ces dames révolutionnaires. Elle a donc été déçue - malgré le combat pour les idéaux de liberté, elles se contentaient de relations amoureuses avec ces rebelles et se sont mariées.

Le monde du travail fermé aux femmes

Malgré tout cela, Liza a eu la chance d'obtenir la meilleure éducation que la Russie pouvait offrir aux femmes de l'époque, bien qu’en tant que femme, elle ne put toujours pas obtenir un emploi - et les cours ne fournissaient pas d’autorisation. C'est pourquoi elle a déménagé à Paris et a passé des examens pour entrer à la Sorbonne.

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Et avant l’apparition de la notion de féminisme, Liza écrit dans son journal : « Je n'exige pas que les femmes aient des droits égaux à ceux des hommes, que les deux sexes servent dans les bureaux d'État ou gouvernent le pays - non, il y a assez d'hommes pour cela. Mais donnez aux femmes une sphère d'action plus large, le droit d'un humain en général - donnez le droit au développement de l'intellect et du cœur à celles qui n'ont pas la possibilité de se marier et doivent gagner de l'argent par leurs propres moyens. Et si parmi ces femmes apparaissent des intellects et des talents extraordinaires, ne les opprimez pas, donnez-leur des sources pour un développement libre... Je suppose qu'il y aura toujours assez de femmes qui voudront se marier ».

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