La tête et le cou: histoires de femmes russes

Alexey Filippov / RIA Novosti
​Un livre de l’anthropologue et journaliste Maureen Demidoff tente de disséquer l’âme féminine russe.

Les tentatives de définir la femme russe provoquent souvent la reproduction des mêmes clichés, négatifs ou flatteurs, mais généralement trop simplistes. Maureen Demidoff, journaliste et auteur du livre La Tête et le cou, histoires de femmes russes, qui vient de sortir aux Éditions des Syrtes, fait parler d’elles-mêmes des femmes appartenant à des générations et milieux très différents. Ces interlocutrices ne font pas de psychanalyses, elles constatent, partagent des souvenirs, donnent leur vision des phénomènes sociétaux et politiques de la Russie d’hier et d’aujourd’hui. Elles parlent de leurs grands-mères, de leurs mères, de leurs filles et souvent des hommes, ou plutôt de leur absence. Ce sont trois générations, qui vivent parfois dans un même appartement, mais qui ont vécu dans des pays très différents – de l’URSS à la Russie de Poutine. Le fossé entre les convictions des unes et des autres peut être insurmontable, tant leurs vies sont différentes.

Crédit : Alexey Filippov / RIA Novosti Crédit : Alexey Filippov / RIA Novosti

Cependant, malgré ce fossé dans les mentalités (formatées par des idéologies et des valeurs si contradictoires) et les contextes matériels, elles vivent toutes dans l’attente d’un homme idéal qui pourrait les libérer du lourd fardeau des problèmes quotidiens (l’amour n’étant pas, apparemment, la préoccupation principale dans les relations homme-femme). Mais en attendant, elles se débrouillent, luttent, et prennent la place des hommes tout en restant très attachées à la vision traditionnaliste de la famille avec un homme « fort » à sa tête et une femme élégante, soignée et maternelle à ces côtés.

À travers ces récits très personnels et riches en détails très précis, marqueurs de leurs époques, le lecteur découvre l’histoire récente de la Russie : pas celle des manuels et des chercheurs, mais celle qui a traversé les vies des gens en y laissant des empreintes, et parfois des plaies qui ne cicatrisent jamais. 

RBTH vous propose quelques extraits de témoignages des héroïnes du livre sur les époques vécues, les femmes et les hommes qui en faisaient partie.   

Époques

Ludmila (née en 1941)

Mes souvenirs des années staliniennes sont sombres et les images dans ma mémoire sont toujours en noir et blanc, il n’a jamais de couleurs. Depuis ce temps, je ne supporte plus d’obscurité <…>. Toutes les fêtes étaient tristes à cette époque. Il y avait bien des images des peuples soviétiques avec des jubilations, des hommes aux visages radieux sur les affiches et dans les films, mais tout cela n’était que mensonge. Le système voulait nous convaincre que notre monde était lumineux et coloré, mais moi, je me souviens bien de la réalité, et je me rappelle qu’elle était sinistre. L’essentiel était de survivre < …> personne ne savait où était le danger, d’où il venait et quand il s’abattait sur nous. Les arrestations étaient aléatoires, et nous ne pouvions jamais savoir qui allait disparaître pendant la nuit. < …> Mais il faut reconnaitre que cela a développé un formidable instinct de survie chez le peuple russe.  

Source: TASSSource: TASS

Ella (née en 1944)

À la fin de l’Union soviétique, ma seule consolation fut que ma mère fût déjà morte et qu’elle n’ait pas assisté à cette tragédie. Elle est morte juste quelques jours avant le putsch. Cela aurait été une catastrophe pour elle, elle aurait été paniquée car elle avait vécu toute sa vie en URSS. C’était aussi mon pays de naissance, et il a disparu. < …> Je me rappelle qu’avant la chute de l’Union soviétique, nous avions déjà connu un bouleversement avec l’annonce de la mort de Staline. J’étais à l’école, une école de filles et c’était une tragédie car il était comme notre père pour nous tous. <…> Nous vivions dans un grand pays, et j’étais si fière. Alors en 1990, imaginez ce que j’ai ressenti. Notre immense et glorieux pays était perdu. Nous étions devenus misérables, et je voyais apparaître des vieilles femmes chercher de la nourriture dans les poubelles. 

Dans une usine. Crédit : Alexandr Graschenkov / RIA Novosti Dans une usine. Crédit : Alexandr Graschenkov / RIA Novosti

Tatiana (née en 1955)

Quand je repense à cette époque (les années 80s – ndr), je ne peux m’empêcher de sourire. Il y avait toujours un monsieur en civil qui représentait le KGB au sein d’Intouriste, qui s’infiltrait dans le groupe de touristes et qui faisait des rapports. Moi aussi je faisais des rapports. Tout le monde en faisait sur tout le monde, c’était comme ça. Ces hommes en civil étaient posés à des endroits stratégiques et mêlaient aux étrangers lors de nos arrêts devant les monuments. Ils écoutaient les conversations et les discours que nous récitions par cœur aux touristes. < …> Ensuite, avec l’arrivée de la perestroïka, juste avant la chute de l’Union soviétique, la vie est devenue géniale <…> La société s’est transformée rapidement, et quand je me remémore cette époque, je vois notre pays lancé telle une locomotive à grande vitesse que personne ne peut plus arrêter. Je ne pouvais ni imaginer le tsunami qui allait nous emporter quelques années plus tard, ni croire que l’on s’apprêtait à vivre une période terrible qui durerait plus de dix ans. Comment avons-nous fait pour survivre à cette transition des 1990 ? Cela paraît fou.

Début des années 1990. Crédit : Leonid Swerdlow/TASSDébut des années 1990. Crédit : Leonid Swerdlow/TASS

Et quand je pense à mes années d’enfance, j’ai du mal à concevoir que je suis née dans le même pays où je vis actuellement.

Karina (née en 1965)

Aujourd’hui notre jeune génération peut rester en Russie ou aller à l’étranger, elle maîtrise des langues, elle a de l’ambition, de la culture, de l’humour et de la créativité. Elle a surtout l’amour de son pays et gardera son âme russe. C’est une génération puissante qui a grandi dans les années Poutine, c’est-à-dire avec des repères et un modèle masculin fort. Pourtant Poutine, au début de sa carrière, il n’était personne. Il n’était qu’un petit fonctionnaire du KGB et un Soviétique ordinaire, sauf qu’il a été assez intelligent pour comprendre les intrigues et le bazar des années 1990. Chapeau ! Parce qu’un autre à sa place serait déjà mort.

Femmes

Karina (née en 1965)

Ma mère, Moscovite depuis quatre générations, était une authentique femme russe soviétique. Elle était pleine de créativité. En France, il y a le fameux savoir-vivre reconnu dans le monde entier, mais en Russie, nous avons le savoir survivre. La femme russe doit tous les jours savoir survivre pour faire tourner la maison, en restant une femme élégante, même sans chaussures italiennes et sans jolie lingerie ! C’était un cauchemar profond ! <…> Une actrice russe, Renata Litvinova – je crois que c’est elle – disait que l’histoire de la lingerie russe rappelle les humiliations qu’ont dû endurer les femmes pour les besoins de la politique nationale. <…> Aujourd’hui encore, il n’est pas concevable de sortir de la maison débraillée ou sans maquillage, et on ne peut même pas imaginer ne pas avoir les ongles peins. Je crois que l’obligation d’être sophistiquée est en nous depuis toujours. <…> Dans ses yeux (de la femme russe – ndr), il y a toujours de l’inquiétude ou de la préoccupation. Ils indiquent que la femme tente de résoudre des problèmes, elle cherche des solutions, elle réfléchit, elle cherche comment survivre. <…> Même les plus belles et même celle qui ne vivent plus en Russie, ont gardé ce regard particulier. On reconnaît la femme russe ainsi, à sa beauté et à son inquiétude permanente, parce que c’est elle qui est responsable de tout, tout le temps.

Crédit : Fred Grinberg / RIA Novosti Crédit : Fred Grinberg / RIA Novosti

Elena T. (née en 1964)

Comme toutes les femmes russes, il m’est difficile de vivre seule parce que nous avons été élevées avec l’idée qu’il faut avoir un mari. Les jeunes filles se marient très jeunes en Russie, souvent autour de 20 ans. Et ce n’est pas une mince affaire parce qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes dans notre pays. Nous les avons perdus dans nos guerres passées et nous continuons de les perdre dans nos guerres présentes, dans les prisons, dans les accidents, dans la vodka. < …> Les femmes n’ont pas d’autre choix que de prendre en main le pays. Peut-être qu’il y a aussi très peu d’hommes valables aux yeux des femmes russes. Les hommes doivent posséder de nombreuses qualités parce que les femmes apprécient l’intelligence, l’esprit, la bonne éducation, la gentillesse, la galanterie… Bref, la femme russe est très exigeante. Et au moindre faux pas, elles leur tournent le dos.

Katia (née en 1983)

La perestroïka et les années qui suivirent ont été une période très compliquée pour notre famille <…> Il y avait beaucoup de disputes et de tensions entre mes parents car ma mère vivait de plus en plus mal notre pauvreté. <…> Alors un jour, elle a dit à mon père que si lui ne pouvait pas être responsable de sa famille, elle le serait. Elle allait tout prendre en main, toute seule. Elle s’est inscrite à une formation de comptable parce que c’est ce dont le pays avait le plus besoin à l’époque, et elle a commencé à construire sa carrière. Elle travaillait dur pendant que mon père restait à la maison. <…>

Le féminisme, cela me fait rire. La femme russe, elle ne veut pas la parité, ni l’égalité des sexes, elle veut qu’on prenne soin d’elle. Simplement. Elle veut être aidée, être aimée, et être protégée, parce qu’elle porte depuis trop longtemps toute seule le pays sur ses épaules. C’est lourd ! Alors elle a besoin d’un homme solide sur lequel s’appuyer.

Si je devais décrire la femme russe, je la présenterais comme une femme courageuse, forte de caractère et autoritaire, souvent divorcée mais avec les enfants. Elle représente la famille monoparentale !

Crédit : Alexey Filippov / RIA Novosti Crédit : Alexey Filippov / RIA Novosti

Elena D. (née en 1975)

Je ne comprends vraiment pas pourquoi il y a autant de passion amoureuse dans notre littérature, parce que les femmes de ma génération ne sont ni des Anna Karénine, ni des Natacha Rostov … La vie est trop dure en Russie pour les sentiments passionnées. Les femmes sont obligées d’être concrètes et savent parfaitement qu’elles n’ont pas besoin de grand amour pour vivre une vie de couple et de famille. Elles ont seulement besoin de calme et de sérénité.

Hommes

Karina (née en 1965)

Un homme, c’est quoi ? C’est un garçon qui a grandi avec un père, parce qu’il y a des guerres, des divorces et des alcooliques qui meurent ou désertent les foyers. Alors des hommes forts, cela fait longtemps qu’il n’y en a plus beaucoup en Russie. <…> La période de transition fut un cauchemar pour les hommes qui avaient 40 ans et plus. Beaucoup ont perdu leur travail et se sont mis à boire et à déprimer. Ils buvaient et restaient affalés sur leur divan en répétant qu’ils ne pouvaient pas se lever pour faire des tâches ingrates.

Crédit : Fred Grinberg / RIA Novosti Crédit : Fred Grinberg / RIA Novosti

Elena T. (née en 1964)

Normalement, les hommes russes sont forts et autoritaires, or, actuellement, on ne peut pas dire que les hommes de ma génération soient très travailleurs. Ils sont faibles, émotionnels et ne conviennent plus à la femme russe. On dit que Poutine, pas en tant que Président mais en tant que personne, est l’homme idéal pour les femmes. Il n’est pas vraiment beau mais il est très intelligent, il est fort, autoritaire et responsable, et avec lui on est protégé. Heureusement, grâce à notre Président, les jeunes changent dans le bon sens. C’est un modèle pour ceux qui n’ont pas de père.

Elena D. (née en 1975)

C’est dur d’être un homme en Russie. La plupart des femmes, généralement sous l’influence de leur mère, ne les valorisent ni comme père ni comme mari. Alors bien trop souvent et irrémédiablement, n’ayant plus de rôle à jouer au sein de la famille, ils se sentent inutiles, battent en retraite et désertent le foyer pour retrouver des amis, ou boire un coup… Ensuite ils se font engueuler, et perdent leur place dans leur famille. C’est terrible parce que cela influence les enfants qui finissent par avoir une mauvaise image de leur père et considèrent leur mère comme unique modèle.

Crédit : Sergey Fadeychev / TASS Crédit : Sergey Fadeychev / TASS

Tatiana K. (née en 1992)

Nous avons toujours pensé qu’ils (les hommes – ndr) étaient plus faibles que nous parce qu’ils ne pouvaient rien faire sans nous. <…> Et que faisons-nous de ce pouvoir ? Rien, nous continuons à nous comporter comme un serpent qui se mord la queue. Je m’explique : la mère russe a le pouvoir d’élever ses fis de façon à ce que ses relations futures avec les femmes soient plus harmonieuses, mais – parce qu’il y a toujours eu un manque d’homme en Russie – quelles que soit les raisons, elles ne le font pas. Elles les choient comme des trésors, ne les endurcissent pas mais les cajolent et ne les préparent en aucune façon à être des hommes virils. Elles aiment trop leur fils et en faisant ce qui est mieux pour eux, elles font le pire pour les femmes. Que faire ? <…> Bien sûr il y a des hommes russes formidables, bien sûr il y a de belles histoires d’amour, disons simplement que ce n’est pas la norme.

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