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Depuis quelques semaines, un immeuble situé sur une île bordée par la rivière Moskova et le canal Vodootvodny attire l’attention des passants par sa façade arborant le tricolore français ainsi que des escargots en plastique. C’est ici, dans cet arrondissement historique de Zamoskvoretchié, que le restaurant Le Carré a ouvert ses portes fin février.
Le raffinement et l'élégance française sont les premières choses que l’on ressent en y entrant. L’établissement réalisé dans un style minimaliste avec des couleurs douces, comme celles du bois, de l'or, le vert et le jaune, dispose de grandes fenêtres laissant la lumière parcourir ses intérieurs. L’atmosphère chaleureuse, animée en fond par de la musique française, procure l’impression d’être sur la terrasse d’un restaurant parisien en plein été, et fait oublier que derrière la porte bout la bruyante vie de la capitale russe.
Ce n’est pourtant pas un restaurant « classique à la française », il semble être un mélange entre un restaurant, une cuisine gastronomique, un bistrotet une pâtisserie où chacun pourrait trouver ce qu’il lui faut. Troisième projet gastronomique d’Éric le Provos en Russie, Le Carré semble être une sorte de synthèse du parcours intérieur de cet ambassadeur de la cuisine française dans cette contrée.
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Plier sa ligne
« Rester sur une base de cuisine que les Russes comprennent beaucoup plus et qui correspond beaucoup plus à leur culture », tel a toujours été le défi numéro un pour Eric Le Provos. De quoi découle une tâche plus globale, celle de ranimer la cuisine française en Russie. Au cours de ces 30 ans, le marché gastronomique dans ce pays a connu des changements considérables. Dans les années 90, quand Le Provos s’est installé à Moscou, la demande pour la cuisine française apparaissait élevée, émanant principalement des citoyens aisés. Cependant, au cours de la première moitié des années 2000, face à l’arrivée des Italiens et Japonais, « les chefs français ont continué à faire de la cuisine gastronomique, de la cuisine chère, mais le marché avec la nouvelle génération ne correspondait plus à ce genre de demande », explique le chef. À cette époque-là, à son avis, la confrontation intergénérationnelle a été déclenchée et la cuisine française avec sa sélectivité, ses formes et ses noms de plats difficiles a perdu le combat, les jeunes optant pour la simplicité.
Le problème de l'impopularité réside, selon lui, dans la non-adaptation des chefs français à cette nouvelle réalité. « Ils ont pratiqué une cuisine beaucoup plus évoluée », tandis que lui avait toujours proposé des plats bien connus chez les Russes : la soupe à l’oignon, les escargots, le foie gras et le steak tartare. De plus, un autre problème est « qu’à l’époque la cuisine française, qui a été exportée, était surtout gastronomique ». La méconnaissance à l’étranger de toute la palette des plats français a doté la cuisine française, d’après Éric, « d'une mauvaise image qui nous [les chefs français] colle à la peau au fond ».
Recherche d’un nouveau modèle
Ainsi, la richesse de la cuisine française est aussi représentée par des établissements de concept différents : des bistrots, des brasseries, des cafés, des boulangeries et des pâtisseries. Conscient du vent de changement au sein de la société russe qui se reflétait sur le marché de la restauration, Eric Le Provos a tenté de conquérir ce dernier avec un nouveau modèle, celui du bistrot. Le but était de faire découvrir aux Russes une facette de la cuisine française, disons, « du peuple » : des plats traditionnels à des prix démocratiques à déguster dans un endroit convivial et décontracté. Or, le concept de son dernier projet n’a pas été dûment apprécié par le public russe.
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Mais Le Provos admet honnêtement qu'il n'avait pas réussi à changer l’image stéréotype de la cuisine française, celle d’« une grande assiette, petites portions et très chère ». Comme il le note non sans tristesse, « j’ai eu une mauvaise approche sur le bistrot, je comptais sur ma réputation et j’ai omis de faire l’explication et le marketing dessus ». Faisant l’association avec le mot russe « bistrot » (« vite », en russe), les gens n’ont pas vraiment compris qu’en France « un bistrot » est un endroit « où on peut gouter tous les produits traditionnels. Ils ont associé ça avec un café maniant la cuisine française avec du thé ». Néanmoins, selon lui, « il a compris l’erreur faite et réattaqué le nouveau projet différemment ».
Avec l'expérience accumulée et la connaissance des spécificités du public russe, Éric Le Provos n'abandonne pas sa mission et tente une fois de plus de gagner les cœurs russes sur le marché gastronomique, en proposant un modèle différent de restauration. Dans le cas de son nouvel établissement, explique ce chef emblématique, « c’est entre le restaurant que j’avais à l’époque “Le Carre Blanc (2002-2012) et le bistrot “Le Provos” (2015-2017)…. Ce que j’ai fait ici, en France ça s’appelle brasserie ». Il s’agit d’un endroit qui comprend tout : un café, un bistrot, un restaurant et une cuisine gastronomique avec des plats classiques et créatifs. Contrairement au bistrot, à la brasserie on trouve traditionnellement des menus imprimés et des tables avec des nappes blanches. Dans le même temps, il s’agit d’une nourriture relativement peu coûteuse et d’une atmosphère plus décontractée que dans un restaurant classique de haute gastronomie. Or, ce type de restauration est peu connu en Russie, c’est pourquoi le chef a décidé de ne pas le mettre dans le titre comme c’était le cas avec son bistrot.
Quoi de neuf ?
Partant du désir d’amener les Moscovites à apprécier la cuisine française, le célèbre chef a bien gardé dans la carte du nouveau « Carré » des plats de bistrot avec pratiquement les mêmes prix, mais a aussi élaboré de nouvelles recettes plus chères. « Par exemple, la soupe à l'oignon est restée, mais en même temps maintenant dans le menu j’ai mis des produits plus chers, comme des coquilles Saint-Jacques, du foie gras et de la biche », raconte le cuisinier, en ajoutant que « cela permet de monter en gamme et aussi d’avoir un public plus élargi ». La clientèle du restaurant est constituée de personnes qui connaissent Éric depuis longtemps, qui fréquentaient le bistrot et en ont compris le goût. En général, la clientèle cible est « la classe moyenne plus ».
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En outre, ce qui attire immédiatement l'attention à l'entrée du restaurant, c'est une vitrine lumineuse avec une abondance de véritables produits de boulangerie-pâtisserie parisienne. Un pan de la gastronomie française qui devient de plus en plus à la mode aujourd’hui et qui n’avait jamais été si largement représenté dans les restaurants d’Éric le Provos. Une idée novatrice inspirée de l'expérience de la fameuse pâtisserie française Ladurée. « À Paris sur les Champs-Élysées, raconte le chef, ils ont un côté restaurant et un autre avec la pâtisserie ». Aujourd’hui, les clientes du restaurant peuvent profiter des desserts à tous les goûts avec des fruits de saison, sur place ou à emporter. « Lorsque toute l’organisation sera bien mise pour le restaurant », a partagé le chef Le Provos avec Russia Beyond, on va aussi proposer des petits déjeuners les matins avec toutes les viennoiseries et un menu salé avec des omelettes etc ».
Sans changer les traditions: 80% des produits utilisés sont russes
La majorité des chefs français sont persuadés qu’il faut uniquement des produits fabriqués en France pour pouvoir faire de la vraie cuisine française, sans quoi le goût s’en retrouve changé. Si auparavant les produits français étaient chers à utiliser dans les restaurants en Russie, en raison des coûts d’importation, avec la mise en place par le gouvernement russe de l’embargo sur l'importation d'un vaste éventail de produits alimentaires européens, il est devenu presque impossible de les avoir en cuisine. Cependant, le chef expérimenté insiste depuis toujours sur le fait que peu importe d'où viennent les produits, l'essentiel est d’avoir la technique spéciale. Éric Le Provos admet ainsi que si les produits russes n’étaient auparavant pas compétitifs en termes de qualité face à leurs équivalents français, il constate qu’aujourd’hui la production russe s’est améliorée, notamment suite aux sanctions.
En regardant la carte du nouveau « Carré », on voit d’ailleurs tout de suite le titre « franco-russe » au-dessus de la section « plateau de fromage et de charcuterie », ce qui confirme l’engagement de son chef : les produits sont d’origine russe et servis « à la française ». Ceci peut s’appliquer globalement à l'ensemble du menu, car, d’après le chef, 80% des produits utilisés dans le restaurant sont russes. « Tout ce qu’a la cuisine est russe, sauf, pour être honnête, les escargots et le foie gras, tout le reste est russe, que ce soit les légumes, qui viennent essentiellement du Sud de la Russie ou autrement de la région de Moscou, la viande est complètement russe, le poisson, comme le sandre, le kefal (mugil) et la truite, est aussi russe ».
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« Depuis [les sanctions] on peut voir que la qualité est arrivée en Russie : on a le développement de la volaille, du veau, de la venaison et de la biche, qui sont excellents et russes ». Remarquable est l’évolution dans la production fromagère : « avec les yeux bandés, on ne saurait pas vraiment dire si c’est un fromage français ou russe ». En cherchant un maximum à travailler les produits russes, Éric essaye de plus en plus de travailler avec les producteurs et fournisseurs locaux en direct des divers domaines, dont la liste est devenue plus large aujourd'hui qu'elle ne l'était encore il y a 3 ans.
Il y a deux principes de base suivis par le chef Provos dans sa cuisine. Le premier est « de travailler au maximum des produits de saison, que ce soit les légumes ou les fruits aussi » afin de donner « au client une sorte de "buvette de la saison" ». Le deuxième consiste à faire la différence afin de séduire le client pour qu’il puisse dire : « Ah, tiens, j’ai mangé ici, c’était sympa et intéressant », révèle notre interlocuteur.
Vous souhaiteriez, vous aussi, ouvrir un restaurant à Moscou ? Dans cet autre article nous vous expliquons comment.