Arrivée en Russie au printemps 2016, l’enseigne Ladurée a non seulement fait un pied de nez à la crise, s’imposant fermement sur le marché, mais a élargi en moins de deux ans sa présence à Moscou, ouvrant fin juillet 2017 un restaurant de 100 couverts rue Nikolskaïa, à quelques mètres de la place principale du pays. Cet emplacement stratégique a poussé l’administration à se pencher sur la diversification du menu et voilà que début décembre sept plats « à la russe » ont été ajoutés à la carte de l’établissement. Le chef du restaurant, Jérémie Delaval, qui a rejoint le groupe en 2016, dresse un bilan de son expérience au pays, évoque les projets de l’établissement et parle de la cuisine russe.
Jérémie, comment expliquez-vous la décision de la maison Ladurée d’ouvrir, après un salon de thé, un restaurant dans la capitale russe ?
C’est le premier restaurant non seulement en Russie, mais en Europe de l’Est dans son ensemble. Ladurée, c’est une marque très ancienne principalement axée sur le macaron et la pâtisserie et assez peu connue pour son côté restauration. Mais, depuis quelques années, la maison-mère cherche à faire évaluer l’entreprise un peu différemment, à « dépoussiérer » si j’ose dire. Ainsi, Ladurée développe de nouveaux projets - par exemple « Picnic » - et donne un nouveau souffle sur le côté restauration.
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Près de cinq mois se sont écoulés depuis l’ouverture du restaurant. Comment l’établissement est-il accueilli par la clientèle russe, car justement, la maison Ladurée est surtout connue pour ses salons de thé ?
Bien que cinq mois d’ouverture soient peu, aujourd’hui, nous avons un certain recul sur ce que la clientèle aime le plus. Ce qui marche très bien chez nous actuellement c’est le petit-déjeuner. On a créé pour la Russie une omelette blanche au fromage de chèvre et c’est un succès incroyable. Elle est préparée différemment que celle proposée à Paris : ici on ne la roule pas et on met du chèvre frais. Je ne savais pas que les Russes aimaient le chèvre et la plus grosse surprise c’est qu’ici les femmes aiment ça. Un autre plat qui est extrêmement populaire est l’œuf mollet. Dès qu’il y a du saumon fumé ou de l’avocat - en Russie c’est extrêmement populaire. Un autre grand succès est l’omelette Ladurée. Nous avons une gamme développée, mais ces trois plats se distinguent des autres, ils sortent du lot et ont un succès incroyable. En outre, ce qui marche très bien c’est le snacking.
Comment expliqueriez-vous le succès des plats mentionnés ?
Je n’ai pas la prétention de connaître les particularités du palais gustatif des Russes. Mais je pense que le succès s’explique par la simplicité et les horaires. Un plat efficace dans tous les sens du terme dans sa simplicité gustative, dans sa rapidité d’exécution, de rapidité de temps pendant lequel on peut le manger.
Vous avez évoqué le fromage de chèvre. Vu que l’embargo en vigueur depuis août 2014 empêche l’importation des fromages français, comment faites-vous pour trouver vos produits ?
Je travaille avec la compagnie La Marée qui est à la base un fournisseur de poisson, mais aussi de fromages. Sur certains produits qu’il est difficile de trouver en raison de l’embargo, ils ont un fournisseur suisse, ce qui nous permet d’avoir du fromage de chèvre d’extrêmement bonne qualité. Nous ne cherchons pas à « parer » l’embargo, mais à trouver les produits qu’il nous faut [dans les pays depuis lesquels l’importation n’est pas interdite, ndlr].
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Si l’embargo n’avait pas été en place, on aurait travaillé avec des produits français. Certes, cela aurait été plus facile, mais à quoi cela aurait-il servi ? Les conditions actuelles nous poussent à la recherche. Il se peut qu’on ne trouve pas ce qu’on cherche, mais on trouvera autre chose. C’est la découverte !
Quel est le pourcentage de produits locaux utilisés dans votre cuisine ?
On travaille à 90% avec des produits locaux. On peut trouver de bons produits en Russie, mais ce qui peut, parfois, être compliqué pour nous c’est de les avoir sur la durée. On a donc préféré faire un choix sur des produits pour lesquels on était sûr tout d’abord au niveau de la qualité. Le deuxième critère est d’être sûr de pouvoir être fourni de manière régulière. Nous avons également réussi à trouver un bon compromis entre les commandes et les moments de les passer car en Russie la saisonnalité est plus difficile à respecter.
Vous avez évoqué la qualité. Presque tous les pâtissiers français que j’ai eu l’occasion de rencontrer disent se heurter aux problèmes de la farine et du beurre en Russie. Vous, qu’avez-vous à dire sur les aliments locaux ?
Sans chauvinisme - il y a des produits qu’on trouve en France et qui n’ont aucun équivalent ailleurs et la farine et le beurre en font partie. Pour la pâtisserie ça pose des problèmes, mais pour la cuisine j’ai moins de problèmes de travailler avec les produits locaux.
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J’ai été agréablement surpris par le panel et la qualité des fruits, des légumes et surtout des herbes. Car je suis un grand amateur d’herbes - kinza [la coriandre, ndlr] est incroyable. C’est tellement parfumé, ça se marie avec beaucoup de choses, c’est complexe et c’est fabuleux à manger. Quant à la boucherie, elle est beaucoup moins développée - en Russie, on est hyper restreint sur les produits de viande, parce que le bœuf n’est pas divisé dans les mêmes parties que chez nous. Le travail de boucherie est beaucoup moins important ici qu’ailleurs.
Après le poisson très frais c’est rare qu’on en trouve ici, mais j’ai été agréablement étonné par les crabes royaux. Ils sont extraordinaires. C’est un produit qui reflète pour moi la Russie. Dans un avenir on travaillera pour sûr ce produit-là.
Sept plats russes, dont le borchtch, le bœuf Stroganoff, les pelmenis, la salade Olivier et les blinis, préparés par un sous-chef russe, ont été intégrés récemment à la carte de votre restaurant. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Premièrement, la cuisine russe était dans les tuyaux depuis le début, déjà par rapport à l’emplacement de la maison. Nous sommes dans un endroit extraordinaire et très prisé par des touristes. Donc, par un souci de visibilité, on doit avoir un esprit un peu plus ouvert et proposer en harmonie les deux cuisines sans que l’une soit séparée de l’autre. Il se peut qu’on puisse travailler à développer la cuisine russe, c’est une idée qu’on avait déjà depuis le début.
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Connaissiez-vous la cuisine locale avant de venir en Russie et, puis, en fonction de quoi avez-vous choisi les plats russes que propose l’établissement ?
Justement, je n’avais aucune connaissance de la cuisine russe à part le bœuf Stroganoff qui a dépassé depuis longtemps ses frontières. Donc, dans un premier temps, je suis allé faire un tour pour voir ce que c’était que la cuisine russe. Premièrement je suis allé chez Pouchkine [restaurant moscovite appelé café Pouchkine en référence à une chanson de Gilbert de Bécaud, ndlr] et j’ai goûté les grands classiques – le borchtch, les pelmenis et la salade Oliver. Pourquoi ? Parce que la Maison Ladurée n’a que les classiques. Et il convient de noter que partout où je suis allé manger en Russie, j’ai bien mangé. Il n’y a pas un endroit où j’ai été déçu.
En même temps, à Paris on cherche à construire un pont entre les deux cuisines et à revisiter la cuisine russe et c’est une nouveauté. On ne veut pas faire de fusion entre les deux, mais réinventer peut-être, donner aux plats une identité propre de l’institution. On a déjà travaillé sur ça, un bœuf Stroganoff revisité par la maison Ladurée est en train de se vendre à Paris sur la nouvelle carte d’hiver. Dans un futur proche on tentera de retravailler 5 plats qui sont pour nous les essentiels, incontournables de la cuisine russe. Les Russes et les Français ont des techniques de travail qui sont opposées l’une de l’autre. Nous, les Français, nous avons un savoir-faire ancestral qui est totalement différent. Nous voulons le mettre au service de la cuisine russe, parce qu’on a envie de progresser, de faire plaisir aux gens et de faire découvrir cette cuisine russe aux gens.
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Tous les trois mois on change de carte et peut-être que dans la prochaine il y aura encore de nouvelles surprises sur le travail et la compréhension de la cuisine russe et la cuisine française réunies. On travaille dessus sérieusement, conjointement avec le pôle de création à Paris.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement surpris dans la cuisine russe ?
L’acidité y est très présente. En outre, il y a beaucoup de contrastes dans les saveurs, des choses auxquelles on ne s’attend pas du tout. Parfois c’est une surprise très agréable, parfois moins (rires).
Outre l’introduction de nouveaux plats, quels sont vos projets pour l’avenir ?
Ça fera bientôt un an que je suis là, je vais passer prochainement à la deuxième phase de mon travail. La première phase était de poser la fondation du lancement du restaurant. Il est temps d’aller découvrir de nouveaux fournisseurs, de nouveaux produits, des terroirs. Des paysans et des agriculteurs on en trouve dans tous les pays, mais il faut les connaître, découvrir, rencontrer. Je n’ai pas eu pour le moment cette occasion.
Bio: Originaire du sud-ouest de la France, Jérémie Delaval a dessiné sa carrière aussi bien dans son pays natal, où il s’est forgé un nom à Biarritz, ville dans laquelle il a travaillé dans un grand établissement, qu’à l’international. La Russie est sa cinquième destination étrangère - en effet, avant de s'y établir pour inaugurer le restaurant Ladurée, il avait d'ores et déjà eu une expérience de travail en Autriche, en Nouvelle-Zélande, en Grèce et au Maroc.
Propos recueillis par Flora Moussa
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