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La nevaliachka – littéralement, celle qu’on ne peut renverser – fait le bonheur des très jeunes enfants depuis maintenant près de soixante-dix ans, suscite la nostalgie de ceux qui en eurent une et inspire des artistes contemporains.
Du Japon à Tambov
Comme celles des poupées gigognes, les origines du culbuto soviétique remontent à un jouet traditionnel japonais : la poupée daruma. Elle est creuse, en papier mâché et de forme ronde. Sur l’une de ses faces est peint le visage, souvent aveugle, du moine bouddhiste Bodhidharma. Selon la légende, il médita immobile de longues années. Ses membres devenus inutiles se desséchèrent puis se détachèrent de son corps et il perdit la vue.
Il est probable que des poupées daruma arrivèrent en Russie avec des marchands. Au début du XIXe siècle, des artisans de la région de Nijni-Novgorod commencèrent à façonner des poupées rondes en bois peint et à les vendre sur les foires. Située à un carrefour fluvial important entre Moscou et Kazan, Nijni-Novgorod était réputée depuis le Moyen-Âge pour sa foire qui attirait des commerçants de toute la Russie. Les poupées en bois partirent ainsi à la conquête du pays et obtinrent beaucoup de succès. Les noms qu’elles portaient alors : kouvyrkan (кувыркан), Van’ka-vstan’ka (Ванька-встанка) ou valialka (валялка) indiquent qu’elles basculaient et retrouvaient leur position verticale, à la différence des daruma qui reposent sur un petit socle.
À la fin des 1940, Ivan Efimkine, un employé de l’usine de jouets de Nakhabino (près de Moscou) mit au point avec un ami ingénieur la première nevaliachka. Pour leur invention de haute précision, ils reçurent une distinction très élevée. La production industrielle de cette poupée fut lancée en 1957 à la fabrique de munitions de Kotovsk, dans la région de Tambov. La polyvalence des usines d’armement n’était pas rare à l’époque soviétique. Elle permettait, entre autres, de maintenir l’activité durant les périodes où la fabrication d’armement décroissait. Le choix de l’usine de Kotovsk fut motivé par le fait que la nevaliachka était à l’époque en celluloïd, un sous-produit de la fabrication de la poudre. Le celluloïd, qui contient du camphre, est très inflammable. Certains garnements soviétiques s’en rendaient bien compte lorsqu’ils mettaient le feu à leurs culbutos. L’utilisation du PVC à partir des années 1990 permit de réduire les risques que prenaient les petits chenapans à qui venaient l’idée saugrenue de brûler leurs jouets ou, pire encore, ceux de leurs cadets.
Succès fulgurant et durable
La nevaliachka conquit immédiatement les parents soviétiques. En 1958, l’usine de Kotovsk en fabriqua cent vingt mille exemplaires. Deux ans plus tard, elle en sortait dix fois plus. Dans les années 1970, l’atelier de fabrication de culbutos employait mille cinq cents ouvrières. Elles étaient habillées uniquement de coton pour éviter que les frottements de leurs vêtements et de leurs chaussures ne provoquent de l’électricité statique qui, dans une usine de munition, peut conduire à une catastrophe. Elle produisait des jouets pour le marché soviétique mais aussi pour l’exportation, surtout vers les pays d’Europe centrale.
Comment expliquer que le succès non démenti de la nevaliachka ? À l’époque soviétique, cette poupée avait des couleurs tendres : son manteau à deux boutons était souvent rouge rosé ou rouge orangé, parfois rehaussé de motifs floraux. Sa capuche était de la même couleur ou non. Ces teintes sont aujourd’hui plus vives. Ses grands yeux sont légèrement ovales et souvent bleus. Tout comme ses longs cils noirs, ils sont particulièrement mis en valeur, lorsque la poupée a des paupières supérieures mobiles et peut ciller. Elle ne regarde jamais droit devant elle, mais toujours sur l’un des côtés. Ses joues rebondies laissent entrevoir sa petite bouche plus ou moins souriante. Son meilleur atout auprès des tout petits est certainement sa rondeur.
Dès son apparition sur le marché des jouets, ce culbuto séduisit les spécialistes de la petite enfance qui lui trouvèrent de nombreuses qualités. Quelle que soit sa taille, elle est légère, parce que creuse, et ronde. Elle ne peut donc blesser celui qui joue avec. La nevaliachka permet aux petits de développer leur acuité visuelle puisqu’elle n’est pas un jouet de couleur uniforme. De même que leur ouïe : lorsqu’elle est en mouvement, elle émet un son qui rappelle à une oreille russe déjà formée celui des grelots d’une troïka. En passant leurs doigts sur son visage qui présente des reliefs, ils développent leur sens du toucher. En jouant avec un culbuto, les enfants travaillent leur motricité : quand ils veulent la saisir, ils sont obligés d’écarter leurs doigts et quand ils veulent la faire basculer, ils doivent exercer leur force.
La nevaliachka reste aujourd’hui un jouet d’un prix abordable. Une dizaine d’usines en Russie en produisent. La famille composée de Macha, Katioucha, Ksioucha, Aniouta, Lisa et Varienka (ces trois dernières ferment les yeux) s’est élargie. Elles ont maintenant un frère Anton et plusieurs amis animaux : un lapin, un porcelet, un canard, un ours, un panda et un crocodile. Les grands-parents qui, semble-t-il, forment la majorité des acheteurs de nevaliachki, ont donc l’embarras du choix pour faire plaisir à leurs petits-enfants.
Nouvelles dimensions de la nevaliachka
Le culbuto suit les évolutions de son temps. À l’heure où les enfants sont placés devant des écrans dès leur plus jeune âge, la nevaliachka est privée de son volume pour devenir un des personnages de nombreux dessins animés accessibles gratuitement en ligne. On la trouve également en deux dimensions seulement dans des applications pour smartphones. Leurs concepteurs prétendent qu’elles sont utiles au développement des tout petits ou qu’elles permettent aux adultes de lutter contre le stress et de retrouver leur équilibre, comme sait si bien le faire la nevaliachka.
Cette poupée est tellement appréciée des Russes que certains artistes la prennent pour modèle : certains la peignent, d’autres la sculptent. Une composition de trois nevaliachki fut installée à Kotovsk en 2012 pour rappeler que la ville est leur berceau. À Moscou, on peut admirer (ou admirer son reflet dans) Agatha, une nevaliachka en acier poli d’une taille imposante. Cette sculpture de l’artiste Grigori Orekhov se tient impassible (et immobile) à l’angle des rues Petrovka et Stolechniki.
Parce que la nevaliachka leur rappelle leur enfance, les Russes lui sont attachés. Tant que les grands-parents continueront à en acheter à leurs petits-enfants, ce culbuto soviétique, remarquable tant par sa technologie que son design, aura un avenir radieux.
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