Cinq chefs-d’œuvre de peintres russes proscrits en leur temps 

Culture
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La peinture est l’une des disciplines artistiques qui, avec la littérature, a toujours été soumise à la censure. Nous vous présentons ici cinq chefs-d’œuvre de peintres russes célèbres qui connurent ce sort.

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Vassili Verechtchaguine. Apothéose de la Guerre (1871) 

Élève du peintre et sculpteur français Jean-Léon Gérôme (1824-1904), entre autres, Vassili Verechtchaguine (1842-1904)  se fit connaître comme peintre batailliste. Si la guerre était son sujet de prédilection, il est un de ses tableaux où l’on ne voit ni bataille d’ampleur, ni marche triomphale, ni officiers vainqueurs. Alors qu’il était aspirant auprès du général-gouverneur du Turkestan – la région désignée aujourd’hui comme celle de l’Asie Centrale –, que les armées russes soumettaient depuis plusieurs décennies, Verechtchaguine envisagea de donner à voir toute l’horreur et la dévastation qu’est la guerre en en montrant les conséquences immédiates. Sur le cadre de ce tableau qu’il nomma Apothéose de la Guerre, il fit graver cette inscription : « Dédié à tous les grands conquérants passés, présents et futurs ». Il avait voulu cette toile comme le point d’orgue de sa série consacrée au Turkestan.

Exposée à Saint-Pétersbourg, elle fut l’objet de discussions enragées. Les détracteurs de Verechtchaguine lui reprochait de décrier la conquête russe du Turkestan. Les autorités mirent les œuvres du peintre à l’index. Les élites intellectuelles ignorèrent totalement l’Apothéose de la Guerre. Vassili Verechtchaguine en fut très éprouvé et, pendant une crise nerveuse, brûla trois autres tableaux de la série Turkestan qui avaient eux aussi été éreintés par des critiques acerbes.

Ilia Répine. Ivan le Terrible et son fils Ivan le 16 novembre 1581 (1883-1885) 

Aujourd’hui encore, le tableau d’Ilia Répine (1844-1930) Ivan le Terrible et son fils Ivan provoque de vives émotions. Ainsi, en 2018, un visiteur de la Galerie Tretiakov, où la toile est exposée, tenta de briser la vitre qui la protégeait et endommagea l’œuvre. Il expliqua ainsi son geste : « Le tableau de ce Répine m’indigne profondément. Beaucoup d’étrangers viennent ici. Quand ils le verront, que penseront-ils de notre tsar russe ? Et de nous ? Il est une provocation à l’égard du peuple russe, il a été peint pour qu’on pense du mal de nous ».

Ilia Répine représenta le tsar Ivan le Terrible (1530-1584) tenant dans ses bras son fils Ivan (1554-1581) agonisant après qu’il l’eut violemment frappé de sa canne à la tempe. Il n’est pas établi que l’héritier au trône de Moscou mourut précisément dans сes conditions. C’est pourquoi la toile d’Ilia Répine suscita des réactions sans nuance. Les uns lui reprochèrent l’inexactitude du sujet ; les autres l’accusèrent d’irrévérence à l’égard du pouvoir et de calomnie.

Après la première séance d’exposition, le pouvoir tsariste interdit que l’œuvre fût de nouveau présentée au public. « Je vis cette toile aujourd’hui et ne pus la regarder sans en éprouver de la répugnance [...] L’art aujourd’hui est étonnant : sans le moindre idéal, seuls comptent le sentiment de pur réalisme et la tendance à critiquer et accuser ». Ce furent en ces termes que le Haut-Procureur du Saint-Synode Constantin Pobiedonostsev (1827-1907) rapporta ses impressions au tsar Alexandre III (1845-1894).

Vladimir Makovski. Khodynka (1897) et Après Khodynka. Le Cimetière Vanganskoïé (1901)

Vladimir Makovski (1846-1920) connut la notoriété pour ses scènes de genre sur lesquelles apparaissent enfants, paysans, mendiants.

Le 18 (ancien style) mai 1896, il fut témoin de l’effroyable bousculade qui se produisit sur le champ de Khodynka, alors près de Moscou, où des milliers de personnes s’étaient pressées pour recevoir les cadeaux distribués à l’occasion du couronnement de Nicolas II (1868-1918). On décompta 1 389 morts.

Cette tragédie émut profondément l’artiste. Il avait reçu commande de peindre la fin de cette manifestation qui se voulait festive. Et ce fut ce qu’il fit. 

Au cours des cinq années qui suivirent, Makovski réalisa deux toiles : Khodynka et Après Khodynka. Le Cimetière Vaganskoïé sur lesquelles il donne à voir les cadavres des victimes. En 1901, le premier des tableaux fut décroché du Salon des Itinérants (ou Ambulants) sur ordre de la censure. Le général-gouverneur de Moscou, le grand-prince Sergueï Alexandrovitch (1857-1909), un des oncles de Nicolas II,  fit passer un mot à Makovski qui lui disait : « Le temps n’est pas encore venu d’exposer ce tableau. Il est comme du sel appliqué sur une plaie sanglante ».

Nikolaï Gay. Qu’est-ce que la Vérité ? Le Christ et Ponce Pilate (1890)  

Nikolaï Gay (1831-1894) représente le moment où le procurateur Ponce Pilate pose à Jésus la question jusque-là restée sans réponse : « Qu’est-ce-que la vérité ? ». Présentée aux Salons des Itinérants de 1890, cette toile suscita immédiatement de vives réactions et fut décrochée sur ordre du Saint-Synode.

La manière dont Gay avait traité son sujet ne s’inscrivait pas dans les traditions culturelles, ecclésiastiques et artistiques qui s’étaient imposées à la fin du XIXe siècle. Le peintre avait placé Pilate en pleine lumière et le Christ dans la pénombre. Jésus est épuisé, petit, privé d’importance par rapport au procureur. Tout cela était inconcevable à l’époque. L’Église ne fut pas la seule à proscrire ce tableau. Le collectionneur Pavel Tretiakov (1832-1898) refusa d’abord d’en faire l’acquisition. Grâce à Léon Tolstoï (1828-1910), qui sut le convaincre de revenir sur sa décision, on peut aujourd’hui admirer cette toile à la Galerie Tretiakov.

Vassili Perov. Procession de Pâques à la campagne (1861)

Au cours du XIXe siècle, l’Église perdit progressivement de son autorité sur les consciences. Il n’était pas rare que les serviteurs du culte fassent l’objet de dénigrement. Vassili Perov (1833-1882) ne fut pas en reste. L’Église vit dans la Procession de Pâques à la campagne une remise en cause profonde des rituels : les fidèles ne sortent pas de l’église du village mais d’une vieille isba à l’entrée de laquelle se vautrent deux vagabonds. Un prêtre ivre écrase par mégarde un œuf, symbole de la fête de Pâques. La procession est désordonnée et on ne distingue que le vide dans les yeux des personnages.

L’Église qualifia ce tableau d’« immoral, amoral, irrévérencieux et outrageux ». Elle pensa même en faire un autodafé. Elle accusa Perov d’avoir raillé le christianisme russe. Alexandre II (1818-1881) lui-même voulut reléguer l’artiste, originaire de Tobolsk, en Sibérie. L’unanimité des réactions qu’elle suscita fait de cette toile une des œuvres les plus provocatrices du XIXe siècle.

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