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En 1769, Jakob von Staehlin, historien des beaux-arts en Russie, écrivait : « Je dois aussi mentionner en passant une musique spéciale, qui est utilisée en Sibérie dans les fonderies, au son de laquelle les ouvriers des forges et les villageoises chantent et dansent joyeusement comme d’autres le font au son d’instruments exquis. Deux gars ou forgerons représentent les musiciens, dont l’un gratte ou promène un couteau émoussé ou un morceau de fer sur une fine feuille de fer au rythme de la danse, tandis que l’autre, à l’aide d’une épaisse pièce de fonte suspendue, souvent remplacée par un grand chaudron de fer, représente la basse ».
Certes, ces interprètes de musique bruitiste n’étaient pas des musiciens. Officiellement, la première personne en Russie à avoir eu l’intention d’utiliser des bruits dans un morceau de musique est Piotr Tchaïkovski. Dans l’ouverture 1812, écrite pour le 70e anniversaire de la victoire sur Napoléon, le compositeur a envisagé des volées de canons et des carillons de cloches. Le 8 août 1882, l’ouverture a été jouée pour la première fois sur la place devant la cathédrale du Christ-Sauveur, qui était encore en cours d’achèvement. Les canons étaient alignés sur les côtés de l’orchestre et tiraient des salves au rythme de la musique. L’ouverture a été accueillie avec enthousiasme et a été rejouée le 26 mai 1883 lors de la consécration de l’église.
Le compositeur d’avant-garde Mikhaïl Matiouchine a quant à lui créé la première œuvre musicale russe comportant une section entière de bruits (plutôt que des notes individuelles, comme dans le cas des canons de Tchaïkovski). Dans l’opéra futuriste Victoire sur le soleil (1913), que Matiouchine a créé avec le poète Alexeï Kroutchenykh et le peintre Kasimir Malevitch, l’on entend une scène de parade avec des avions volant au-dessus. Dans cette scène, des hélices étaient censées faire du bruit. L’on ignore toutefois si elles ont véritablement été mises en marche lors des premières productions de l’opéra.
Bruits et sirènes de la révolution
En Russie soviétique, la musique bruitiste a connu un développement rapide – c’était l’époque de l’avant-garde dans tous les domaines artistiques, et les idées révolutionnaires, brisant les stéréotypes, intéressaient tout le monde. Dans le Décret n°1 sur la démocratisation des arts (signé par les artistes d’avant-garde Vladimir Maïakovski, Vassili Kamenski et David Bourliouk), les auteurs déclaraient : « Puisse désormais, en marchant dans la rue, le citoyen [...] écouter la musique – mélodies, grondements, bruits – de bons compositeurs partout ».
Le 7 novembre 1923, sur la scène du Premier théâtre ouvrier du Proletkoult (organisation artistique dont le nom signifie « Culture du prolétariat ») de Moscou (la production était présentée dans le théâtre du jardin de l’Ermitage), a été jouée la pièce Entends-tu, Moscou ? du réalisateur Sergueï Eisenstein. Il s’agissait d’une pièce de propagande sur la victoire des travailleurs face aux bourgeois. Pendant l’entracte de la pièce, le public a pu voir comment des ouvriers (qui jouaient le rôle d’ouvriers dans la pièce également) construisaient une tribune, au son d’une musique bruitiste.
Arseni Avraamov, l’auteur de l’extrait musical, l’a décrit comme suit : « résonne la musique d’outils de charpentier : deux limes, une scie manuelle et mécanique, un aiguiseur, des haches, des marteaux, des masses, des rondins, des clous, des rabots, des chaînes, etc... Il n’y a toutefois aucun accessoire de théâtre – tout est un véritable travail, coordonné rythmiquement et harmoniquement ».
L’œuvre sonore la plus célèbre d’Avraamov est la Symphonie pour sirènes, qui utilise des coups de canon et de pistolet, des sirènes d’usine, des sifflets à vapeur, des bruits d’avion et d’autres sons de « machines ». L’instrument principal était la « magistrale de sirènes » – de 20 à 50 sifflets à vapeur montés sur un tuyau principal, mais il était également possible de réaliser l’œuvre avec de véritables sifflets de locomotives et de navires à vapeur, « si le nombre de chaudières en mouvement était suffisant (de locomotives et navires à vapeur) et s’il était possible de les concentrer dans une zone (gare, quai de chemin de fer) ». La Symphonie pour sirènes a bien été jouée à Bakou en 1922 et à Moscou en 1923.
Avraamov a souligné que le son de la sirène était un symbole de la nouvelle vie du prolétariat, car c’est avec la sirène de l’usine que l’ouvrier se rendait au travail le matin, et c’est avec elle qu’il rentrait chez lui à la fin de son service.
Dans les années 1920, la musique bruitiste était si populaire que les écoles et les instituts avaient même des « choumorki », des orchestres bruitistes (« bruit » se disant « choum » en russe).
Dans les années 1930, cependant, l’avant-garde musicale s’est retrouvée en déclin : l’art se formalisait rapidement et remplaçait l’expérimentation. La musique bruitiste n’avait plus de raison d’être, si ce n’est pour la conception de scènes individuelles de films et de pièces de théâtre.
En 1951, le principal « bruiteur » de l’URSS, l’artiste du peuple Vladimir Popov, a reçu le prix Staline « pour son travail théâtral dans le domaine de la conception sonore des spectacles » ; au cours de sa vie, il a créé plus de 200 machines à bruit différentes.
Bien que la musique bruitiste et industrielle ne s’est redéveloppée à nouveau en Russie que dans les années 1980, ses fondements ont été posés dans les années 1910 et 1920, bien avant les vedettes de la musique concrète telles que Pierre Schaeffer ou John Cage.
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