Léon Tolstoï dans son domaine Iasnaïa Poliana
Vladimir Tchertkov/Musée littéraire d'État Léon Tolstoï/russia in photoSuivez Russia Beyond sur Telegram ! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr
Léon Tolstoï peut en effet, avec quelques bémols, être qualifié d’anarchiste. Il ne reconnaissait et ne craignait aucune autorité. Le grand écrivain a ouvertement critiqué les autorités russes et l’Église. Ses partisans ont été arrêtés et exilés, ses livres et articles ont été interdits (La Sonate à Kreutzer, Christianisme et patriotisme, Ma religion etc.). Mais personne n’a osé s’en prendre à l’écrivain directement. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il a été excommunié de l’Église, mais même alors, c’était une mesure en demi-teinte, l’anathème n’ayant été chanté dans aucune église. Soit dit en passant, il avait des protecteurs haut placés : la tante de l’écrivain Alexandra, par exemple, était la demoiselle d’honneur de l’impératrice Maria Feodorovna, épouse d’Alexandre III.
Au cours de sa longue vie, Tolstoï a médité à plusieurs reprises sur les problèmes du pouvoir et de l’État, réfléchissant à la manière dont ces notions se combinent avec la moralité. Il condamnait toute violence, et l’un des grands principes de sa philosophie tardive était « la non-résistance au mal par la violence ». En ce sens, il était proche des penseurs orientaux et du taoïsme. Son principe a inspiré notamment, Mahatma Gandhi, avec qui Tolstoï a même entretenu une correspondance. Gandhi a écrit qu’il avait appris auprès de Tolstoï le « satyagraha » : la désobéissance civile non violente, ou « résistance passive ».
Si Tolstoï tenait en basse estime les autorités russes, il ne voyait pas non plus les États occidentaux d’un bon œil. Toute l’histoire de l’Europe, estimait Tolstoï, était l’histoire de dirigeants stupides et dépravés, « tuant, ruinant et, surtout, corrompant leur peuple ». Qui que soit l’occupant du trône, la même chose se répète : la mort et la violence infligée au peuple. Et cela se produit même dans tous les « États et républiques constitutionnels facticement libres ».
Si les dirigeants étaient des gens bons et hautement moraux, il serait alors possible de justifier la subordination de tout un peuple. Cependant, selon Tolstoï, ce sont toujours les « personnes les plus mauvaises, insignifiantes, cruelles et immorales, et surtout menteuses » qui dirigent. Comme si toutes ces qualités étaient une condition nécessaire pour exercer le pouvoir.
Dans un article consacré au pouvoir étatique, Tolstoï cloue au pilori Henri VIII « le débauché », Cromwell « le scélérat », et Charles Ier « l’hypocrite »... L’écrivain n’est pas plus tendre avec les tsars russes, qualifiant Ivan le Terrible de « détraqué », critiquant Catherine II pour son comportement malhonnête et dissolu « d’Allemande », et taxant Nicolas II, par exemple, « d’innocent officier de hussards ».
Tolstoï perçoit toute l’histoire des peuples chrétiens européens depuis l’époque de la Réforme comme « une liste ininterrompue des crimes les plus terribles, insensés et cruels commis par les gouvernants contre leurs propres peuples, contre les peuples étrangers et les uns contre les autres ».
Tolstoï considère l’État comme un voleur qui confisque à une personne née sur sa propre terre le droit d’utiliser cette dernière. Une personne est même obligée de payer pour avoir le droit de se trouver sur terre – à travers son travail et l’argent, elle est contrainte de verser un tribut rien que pour vivre. L’État protège ce vol comme une prérogative sacrée.
La violence s’applique contre un enfant dès sa naissance, lorsqu’il est baptisé dans une religion établie ou envoyé dans une école où on lui apprend que le gouvernement de son pays est le meilleur – peu importe « que ce soit le gouvernement du tsar russe, du sultan turc, le gouvernement anglais avec son Chamberlain et sa politique coloniale, ou le gouvernement des États nord-américains avec leur soutien des trusts et d’impérialisme ».
Tolstoï en arrive à la conclusion suivante : « L’activité de tout gouvernement est une série de crimes ».
Une personne guidée dans sa vie par les idéaux de raison et de bonté devrait logiquement renoncer à toute violence, et cesser de la soutenir. Mais les gens ne font que modifier la forme de la violence. « Comme une personne portant un fardeau inutile [...] le déplace du dos vers les épaules, des épaules vers les hanches et inversement, sans songer à la seule chose nécessaire : le jeter à terre ».
Tolstoï pensait donc que toutes les structures étatiques devaient finir par disparaître. Comment l’ordre serait-il alors maintenu ? L’écrivain voyait une issue dans la religion, les valeurs morales, la foi (que ce soit pour le Christ ou pour Bouddha) et la philanthropie. À son avis, si une personne est morale, il ne sera pas nécessaire d’appliquer à son encontre la violence généralement exercée par n’importe quel système étatique.
« Les peuples d’Europe sont passés d’un état inférieur à un état supérieur lorsqu’ils ont adopté le christianisme ; les Arabes et les Turcs sont également passés au plus haut degré de développement en devenant musulmans, et les peuples d’Asie en adoptant le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme », écrit-il.
Cependant, Tolstoï était parfaitement conscient que ceci ne pouvait être réalisé immédiatement, et il a expliqué pourquoi. Selon lui, la cause est que parmi les peuples chrétiens, la religion était affaiblie, « sinon totalement absente », alors qu’il s’agit précisément selon lui de la principale force motrice d’un peuple.
La foi chrétienne moderne semblait elle aussi factice aux yeux de Tolstoï. Depuis plus d’un millénaire, elle avait selon lui absorbé diverses « absurdités » et ne fournissait plus aucune base de comportement, « exceptées la foi aveugle et l’obéissance envers ceux qui se nomment Église ». L’institution moderne de l’Église monopolisait à ses yeux la place qu’aurait dû occuper la vraie religion, chargée de donner aux gens une explication du sens de la vie.
Dans cette autre publication, découvrez pourquoi Tolstoï pensait que la Russie n’avait pas besoin des libertés occidentales.
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