Le baroque Stroganov, un style unique du Nord de la Russie

Culture
WILLIAM BRUMFIELD
L'historien et expert en architecture William Brumfield nous emmène à la découverte d'un style d'art décoratif unique.

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Situé sur la rive méridionale du lac Blanc (Beloïe ozero), le petit port de Belozersk occupe une position charnière entre le bassin de la Volga et les lacs Onega et Ladoga. À l'été 1909, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a visité la ville alors qu'il voyageait le long de la voie navigable Marinski, reliant Saint-Pétersbourg au bassin de la Volga. Mon travail dans cette zone a commencé dans les années 1990.

La prospérité de Belozersk au XVIIIe siècle s'est traduite par la construction de nombreuses églises paroissiales, dont la magnifique église du Sauveur Miséricordieux (Vsemilostivy Spas), dédié à une icône du Christ vénérée pour sa protection de la Russie. Située près des rives du lac, l'église du « Sauveur sur le Canal » (comme on l'appelle également) a été construite à l'origine en 1716-1723 et reconstruite deux ans après l'incendie de Belozersk en 1753.

L'église du Sauveur apparaît dans trois photographies de Prokoudine-Gorski, qui a également immortalisé l'intérieur avec son iconostase sculptée. Se concentrant sur la Porte Royale au centre de l'écran, sa photographie traduit l'exubérance des arts décoratifs dans le Nord russe.

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Malheureusement, cette charmante iconostase a été détruite lorsque l'église du Sauveur a été saccagée pendant la période soviétique, mais d'autres dans le nord de la Russie ont survécu. Certains des plus splendides exemplaires se trouvent le long ou à proximité de la rivière Dvina septentrionale. Prenant sa source à Veliki Oustioug, la Dvina septentrionale se jette dans la mer Blanche près de la ville portuaire d'Arkhangelsk.

Une ville née du sel

Parmi les nombreux trésors du Nord russe, peu sont aussi improbables que la ville de Solvytchegodsk, située sur la rive nord de la rivière Vytchegda non loin de son confluent avec la Dvina septentrionale. Malgré son apparence endormie et sa population en déclin (aujourd'hui moins de 1 900 habitants), Solvytchegodsk contient deux des exemples les plus élaborés d'architecture religieuse et d'arts appliqués de toute la Russie.

Les premières colonies russes dans la région sont probablement apparues au XIVe siècle avec le soutien de Novgorod, dont les explorateurs auraient reconnu la valeur de ce site proche du croisement de deux grandes routes fluviales : au nord jusqu'à la mer Blanche et à l'est jusqu'à l'Oural. Avec l'expansion de Moscou au XVIe siècle, le réseau fluvial du nord est devenu une artère de transport cruciale pour le commerce.

De riches entrepreneurs tels que les Stroganov, arrivés au milieu du XVIe siècle, ont reçu des privilèges de l'État moscovite pour établir et entretenir des colonies dans la région. La principale source de leur richesse était le sel, qui à l'époque médiévale était l'un des produits les plus précieux.

Solvytchegodsk signifie « sel de la Vytchegda », et la région regorge de sources salées ; elle possède aussi une petite rivière saumâtre, l'Oussol, et un lac salé, le Solonikha. Les Stroganov y créèrent un monopole du sel qui leur permit d’accumuler d'énormes richesses, et Solvytchegodsk devint le centre d'un véritable empire privé.

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Le patriarche de la dynastie, Anika (Ioanniki) Stroganov (1497-1570), a lancé la tradition du mécénat des arts de la lignée Stroganov. Sa richesse était incalculable, provenant raffinage du sel, du commerce et de l'exploration de la Sibérie. Ivan le Terrible a permis à Stroganov d’avoir sa propre armée et d'exploiter les richesses de vastes régions de l'Oural et de la Sibérie, élargissant considérablement les domaines du tsar à un coût relativement faible.

Un aspect distinctif

La principale contribution d'Anika Stroganov à l'architecture russe est la cathédrale de l'Annonciation, commencée en 1560 et apparemment achevée au début des années 1570, bien qu'elle n'ait été officiellement consacrée qu'en 1584 (l'année de la mort d'Ivan). Sa conception est inhabituelle car elle n'a que deux piliers intérieurs, mais elle possède les cinq coupoles caractéristiques des grandes églises du XVIe siècle.

La structure culminait à l'origine avec des pignons voûtés dont les contours sont encore visibles sous un toit à quatre pans du XVIIIe siècle. Le clocher d'origine, à l'angle nord-ouest, a été remplacé en 1819-1826 par un clocher néoclassique surdimensionné.

Les murs intérieurs de la cathédrale de l'Annonciation ont été recouverts de fresques à l'été 1600, comme indiqué dans une inscription à la base des murs. Ils ont ensuite été repeints aux XVIIIe et XIXe siècles, notamment après qu'un incendie eut endommagé l'intérieur en 1819. Un effort de restauration en cours depuis les années 1970 a permis de découvrir des fresques originales sur le mur ouest et dans certaines autres zones.

La pièce maîtresse de la cathédrale de l'Annonciation est une iconostase très élaborée à cinq niveaux, installée à l'origine à la fin des années 1570. Sa forme actuelle date des années 1690, bien que la Porte royale qui s'ouvre sur l'autel ait été offerte par les Stroganov au début du XVIIe siècle.

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Quintessence du style Stroganov

Le style fleuri de l'école d'art religieux Stroganov a culminé avec l'église de la fin du XVIIe siècle se trouvant au monastère de la Présentation de la Vierge (fondé en 1565). Son mécène, Grigori Stroganov, avait acquis une position dominante dans l'empire commercial Stroganov et avait rapidement figuré en bonne place dans les changements politiques et culturels menés à bien par Pierre le Grand.

En 1688, il fit construire une grande cathédrale en briques pour en remplacer une en bois dans le monastère, qui faisait partie de la propriété familiale de Solvytchegodsk. Bien que l'église n'ait été consacrée qu'en 1712, certaines des parties inférieures de la structure fonctionnaient déjà en 1691 et la construction de base a été achevée en 1693.

La Cathédrale de la Présentation se distingue pour de nombreuses raisons, notamment la décoration en calcaire sculpté sur les façades en briques, qui sont également décorées de carreaux polychromes. Au XVIIIe siècle, la galerie – à l'origine une terrasse ouverte – était enfermée dans une arcade en brique avec une corniche en calcaire complexe (maintenant partiellement obscurcie).

L'effet vertigineux de l’intérieur de la Cathédrale de la Présentation est créé par un système de voûte d'arcs jumelés qui soutiennent la grande structure et ses cinq coupoles sans piliers autonomes. L'effet est un espace lumineux, intensifié par l'absence de fresques.

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Toute l'attention est concentrée sur l'iconostase à sept niveaux richement sculptée créée par Grigori Ivanov en 1693. Les icônes de la Cathédrale de la Présentation ont été réalisées sur toile, au lieu de planches traitées, dans un style occidental par un peintre de Stroganov, Stepan Narykov.

Déclin et redécouverte

Alors que de nouvelles routes commerciales entraînaient un déclin de son importance aux XVIIIe et XIXe siècles, la ville est devenue une petite station balnéaire, connue pour ses eaux minérales et ses sources. Curieusement, Solvytchegodsk a également été utilisée par la suite par le gouvernement tsariste comme lieu d'exil.

Le musée local de l'exil politique, créé en 1934, comprend une cabane en rondins où Joseph Djougachvili (Staline) a passé certains de ses nombreux exils dans le nord - en 1909, puis à nouveau en 1911. On ne peut qu'imaginer l’impression que lui ont laissée les grandes cathédrales Stroganov, emblématiques d’un système social et politique qu'il s’était juré de renverser. Les récits contemporains décrivent Solvytchegodsk comme un lieu morne et pauvre.

La période soviétique a infligé de nombreux dommages au patrimoine culturel de Solvytchegodsk. Sur les 12 églises en briques de la ville au début du XXe siècle, huit ont été détruites et deux autres sont en ruines. Ironie du sort, les somptueux joyaux de la couronne, les deux « cathédrales » Stroganov, ont été épargnés (y compris leurs intérieurs) et se dressent toujours dans leur gloire monumentale.

Au début du XXe siècle, le photographe Russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIesiècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

Dans cet autre article, William Brumfield s’intéressait aux couvents d’Ekaterinbourg, centres de foi dans une ville industrielle.