Observations d’une galeriste: ce que les étrangers pensent de l'art russe

Culture
KRISTINA KRASNIANSKAÏA
La galerie moscovite Heritage fête ses 11 ans cette année. Sa propriétaire, Kristina Krasnianskaïa, est devenue un véritable passeur de l’art et du design russes à l’Ouest. Elle est le seul marchand d’art russe autorisé à participer à des foires aussi prestigieuses que Design Miami/Basel à Bâle et Miami et au BRAFA à Bruxelles. À la demande de Russia Beyond, la galeriste a partagé ses observations sur la manière dont les étrangers perçoivent l'art venu de Russie.

« Comment ?! Le design existait en Union soviétique ? », m'a demandé un jour Craig Robins, fondateur et idéologue de la foire Design Miami/Bâle. C'était il y a environ huit ans. Puis chaque année, en participant activement à des foires internationales d'art et de design, j'ai compris que le design danois des années 1950-1960, qui commençait tout juste à se faire une place sur le marché, ressemblait étonnamment à nos meubles soviétiques, parmi lesquels j’ai passé mon enfance. Et j’ai eu l’idée folle de montrer le design soviétique à l’une des foires les plus recherchées et les plus connues. J’en ai parlé à Craig, qui en plusieurs années de connaissance est devenu mon ami et mon guide dans le monde du design de collection. Sa deuxième question a immédiatement suivi : « Tu veux dire probablement parler de l'avant-garde ? ».

À ce moment-là, il était difficile d'expliquer à un étranger qui avait déjà déjourné à Moscou et vu le bâtiment constructiviste de l'ancien musée Garage réalisé par Konstantin Melnikov, que les expériences d'artistes d'avant-garde dans le domaine des objets n’étaient pas parvenues jusqu'à nos jours et que le mobilier né dans les ateliers VKhOuTEMAS, l'un des fers de lance de l’avant-gardiste, n'a jamais quitté leurs murs. Les œuvres constructivistes de la fin des années 20 et l'héritage du post-constructivisme sous forme d'objets, à la manière de l'« art déco » soviétique du milieu des années 1930, sont les plus anciens objets que l’on peut voir.

Néanmoins, cette idée était si audacieuse qu’un intérêt s’est manifesté et j’ai reçu une invitation à présenter le projet. Et s’il intéressait le comité de sélection de la foire, j’aurais une chance d’y participer.

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Mon premier projet à Bâle s'intitulait De l'avant-garde à la post-avant-garde. C’était un dialogue entre les chaises constructivistes de l’architecte Boris Iofan et les meubles expérimentaux des designers soviétiques des années 1960. Notre stand présentait une collection de porcelaines suprématistes des années 1920 de Kazimir Malevitch et Nikolaï Souïetine. Au centre se trouvait une sculpture d’un demi-mètre réalisée par Isidor Frikh-Khar des années 1930, représentant deux travailleurs, soviétiques et étrangers, qui s’embrassaient sous la bannière rouge avec le slogan « Travailleurs de tous les pays unissez-vous ».

C'était la première fois qu’une galerie russe - et la seule à ce jour - était présente à une foire internationale de cette envergure. J'étais très inquiète et j'ai effectivement compris que ce serait un succès ou un échec absolu. Néanmoins, la presse occidentale, du Times au New Yorker, a écrit les critiques les plus enthousiastes, a apprécié notre courage et a trouvé le matériel présenté extrêmement intéressant. Nous avons alors fait de belles ventes et nous continuons d'être présents à la foire.

La réaction du public d'acheteurs étrangers d'art russe, qui apparaît peu à peu à l'Ouest, a toujours été et reste controversée. Il existe la notion de marché national, et on ne peut s’en écarter : c’est quand chaque pays s’efforce d’acheter son propre art national, avec des caractéristiques locales. Par conséquent, les maisons de vente classent leurs ventes aux enchères par région. Ils comprennent que les collectionneurs scandinaves vont rechercher l'art scandinave et les Russes l'art russe. L'avant-garde russe, devenue une marque internationale depuis longtemps, se distingue dans cette catégorie et, malgré une série de scandales et un grand nombre de contrefaçons, elle reste désirée dans le monde entier. Tout comme une catégorie d'artistes de l'émigration russe de la première vague, avec laquelle ma galerie a commencé ses activités. Chagall, Malevitch et Kandinsky, Iavlensky et Arkhipenko, Gabo, Lanskoï, De Staël et Poliakov ont longtemps été vendus dans la catégorie non nationale, mais internationale, et les Russes sont loin d’être les seuls à s’intéresser à eux. La célèbre Peggy Guggenheim, par exemple, a acheté les œuvres de Kandinsky, Gabo et Pevzner, avec celles de Max Ernst, Henry Moore et Picasso, formant ainsi sa propre collection de modernistes.

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En plus de ces deux directions, on trouve Occident un fort intérêt et des admirateurs de l'art de la propagande soviétique - Agitlak et Agitfarfor (propagande sur laque et porcelaine, ndlr). Depuis le début des années 1990, époque de la perestroïka et de l'ouverture à l'Ouest, ce sont les objets de collection préférés des Américains qui visitent des antiquaires à Moscou. Et désormais, lors de ventes aux enchères à New York et à Londres, ces objets - principalement des assiettes d'auteurs célèbres des années 20 ou des boîtes laquées avec des motifs révolutionnaires - sont très chers. Et les Russes sont loin d’être les seuls à en acheter.

Si nous parlons des meubles et objets en verre de la période soviétique dont je m’occupe actuellement, je peux dire que les gens ne font que commencer à se familiariser avec cet aspect de la culture et que, bien sûr, cela prend du temps. De plus, les collectionneurs étrangers sont très scrupuleux et éduqués. Il ne leur suffit pas simplement de voir le contenu visuel et le récit du galeriste, ils veulent en savoir plus sur l’époque, le contexte, poser des questions sur la littérature, trouver des informations. C'est à ces fins que j'ai décidé de publier un livre sur l'histoire du design soviétique. Cela représente deux ans de dur labeur, et il sortira très bientôt.

Les collectionneurs occidentaux sont très différents selon les régions. Les Suisses sont très complexes, conservateurs, et pas très ouverts aux objets inconnus qui n’ont pas de reconnaissance internationale. Les Allemands sont très intéressés par le constructivisme et l'architecture.

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Et le plus agréable pour moi a été la découverte des collectionneurs belges, que j’ai rencontrés en janvier lors du salon BRAFA à Bruxelles, auquel j’ai participé pour la première fois. J’ai été particulièrement touchée par leur amour pour la collection de soi-disant curiosités, ces objets étranges, ce qui, bien sûr, nous a donné l’occasion de nous sentir dans leur créneau cible.

Et même si l’art russe n’est pas encore devenu reconnaissable pour un large public, certains de ses segments intéressent bien sûr le public occidental. Et cela laisse espérer qu’il deviendra un jour une partie d'un contexte véritablement international.

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