Rusia e brezhoneg: quand la Russie se met à parler breton

Culture
ERWANN PENSEC
S’il est connu de tous que l’aristocratie russe parlait autrefois français, qui aurait pu imaginer que la langue bretonne parviendrait à se frayer un chemin jusque dans ces contrées lointaines ? Russia Beyond a mené son enquête et a entrouvert un univers étonnamment riche. Voici le fascinant portrait de trois locuteurs actuels de cet idiome armoricain.

Anna Mouradova: «J’ai alors compris que le breton serait ma passion pour toute la vie»

Traductrice, auteure et linguiste, elle est une pointure de la langue bretonne, en Russie, mais pas que. Anna Mouradova apparaît en effet comme la seule non-Bretonne à s’être vu attribuer le prestigieux prix Imram, récompensant chaque année, dans la cité corsaire de Saint-Malo, une personne pour l’ensemble de son œuvre en breton.

Véritable passionnée, Anna maîtrise une dizaine de langues, de l’anglais au gallois, en passant par le français ainsi que l’araméen moderne, étant d’origine assyrienne. Son nom est cependant avant tout associé au breton, auquel elle semble avoir réservé une place de choix dans son cœur.

« Comme j’étudiais le français à l’école, j’avais un vif intérêt pour ce qui a trait à l’ancienne histoire de la France, y compris la période avant la conquête romaine. C’est comme cela que je me suis intéressée aux langues celtiques, dont le breton, livre-t-elle à Russia Beyond. En 1988, je me suis adressée à l’Institut de linguistique de l’Académie des Sciences d’URSS et y ai trouvé un spécialiste en irlandais ancien, Viktor Kalyguine, qui m’a conseillé d’apprendre le breton à l’aide de la méthode Komzom brezoneg [Parlons breton] par Jean Tricoire. J’ai alors compris que le breton serait ma passion pour toute la vie. J’avais 15 ans à l’époque ».

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C’est donc tout naturellement qu’Anna s’est dirigée vers l’Université de Rennes II afin d’y étudier au département de langues celtiques. À l’Institut de linguistique de l'Académie des Sciences de Russie, à Moscou, elle a ensuite soutenu sa thèse « L’expression du concept de "monde" dans la langue bretonne ».

De 1997 à 2011, elle a par ailleurs enseigné le breton à l’Université d’État de Moscou, la plus grande du pays. Malheureusement, pour des raisons budgétaires, cette langue, qui était la deuxième ou troisième sélectionnée par les étudiants de la filière irlandaise, a disparu de l’offre de l’établissement.

« On partait du niveau débutant pour devenir, vers la fin de la première année, capables de lire des textes simples. Il y avait aussi des cours sur l’histoire de la langue et de la littérature bretonnes, nous confie-t-elle. Maintenant, quand je viens en Russie [Anna vit aujourd’hui en Géorgie], je donne un ou deux cours sur la littérature bretonne. Aussi, chaque année j’en dispense en Ukraine, à l’Université de la mer Noire, dans la ville de Nikolaïev ».

Ses travaux comprennent de nombreuses traductions, du russe vers le breton (Vanka, d’Anton Tchekhov, Parania, de Vladimir Tendriakov, Koutaisi, de Rezo Gabriadze ou encore Lioudotchka, de Victor Astafiev, pour lequel elle a reçu le prix Du-mañ du-se, du meilleur livre en breton de l’année 1998), mais aussi du breton vers le russe (deux volumes de légendes et contes bretons).

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Elle est en outre à l’origine de multiples ouvrages, et notamment d’une méthode destinée aux russophones souhaitant apprendre la langue bretonne, d’un roman policier, en russe, dont l’intrigue s’articule autour d’un manuscrit breton disparu, du manuel Kudennou an trein diwar ar rusianeg e brezhoneg (Traduction des réalités culturelles du russe vers le breton) ou encore d’une nouvelle intitulée Un dornad kraoñ-kelvez (Une poignée de noisettes), récompensée par le Prix Per Roy de l’AEB.

« Pour ce qui est de mes propres textes en breton, j’ai parlé des changements brusques qui sont survenus en Russie suite à la chute de l’Union soviétique et de la réaction des gens aux nouvelles conditions de vie, nous explique Anna. Ces dernières années, j’ai écrit plusieurs textes sur le sort des Assyriens, qui sont persécutés en Syrie et en Irak. Notamment, j’ai parlé de mon voyage en Irak en 2015 pendant la guerre, et des problèmes des Assyriens de la plaine de Ninive qui à ce moment étaient évacués à Erbil ».

Cette éminente spécialiste se rend régulièrement en péninsule armoricaine pour, entre autres, y prendre part à diverses conférences et colloques linguistiques. À ce propos, la situation actuelle de la langue bretonne, menacée, semble particulièrement l’interpeller.

« À mon avis toutes les langues minoritaires doivent être soutenues par les organismes d’État, à tous les niveaux. Perdre une langue signifie rompre les liens entre les générations, perdre l’identité en quelque sorte. En plus, il est bien d’être bilingue de naissance car après il est plus facile d’apprendre d’autres langues, soutient-elle. Je me souviens que j’avais une amie assyrienne dans ma classe, et nous parlions un peu assyrien pendant les récréations. Cela ne dérangeait personne. J’ai été bien étonnée quand j’ai appris que parler breton à l’école a pendant longtemps été interdit ».

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En Russie, pays comptant près de 150 langues minoritaires autochtones, le sort de ces dernières semble ainsi, selon Mouradova, être plus enviable.

« La situation n’est pas idéale car il y a des langues minoritaires en voie de disparition, mais il y a toujours eu une volonté de protéger les langues régionales et minoritaires. L’enseignement scolaire en une langue régionale est une chose courante ».

En effet, un projet de loi vient même d’être déposé en Russie sur demande du président Vladimir Poutine, visant à permettre aux parents des écoliers de choisir la langue d’enseignement de ces derniers. Les enfants ne seront donc plus obligés d’étudier dans une langue qui ne leur est pas maternelle, ce qui devrait fortement contribuer à la protection des langues minoritaires du pays.

Ioulia Borisova: «Je vis la moitié de ma vie en breton»

Ioulia est âgée de 27 ans. Originaire de la ville de Rostov (959 kilomètres au nord-est de Moscou), elle ne l’a jamais quittée. Pourtant, par une incroyable suite de hasards, comme elle aime à le dire, elle s’impose aujourd’hui comme l’une des plus fines poétesses bretonnantes.

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Les sonorités du breton sont pour la première fois parvenues à ses oreilles lorsqu’elle est accidentellement tombée sur une vidéo présentant en anglais l’impératrice russe Alexandra Fiodorovna, épouse de Nicolas II, et dont l’accompagnement sonore n’était autre que Gortoz a ran, chanson de l’incontournable Denez Prigent. Intriguée par la singularité de cette langue, elle s’est alors fixé l’objectif d’en comprendre les paroles, pour finalement ressentir l’envie d’étudier plus en profondeur ce mystérieux idiome. C’est ainsi qu’a débuté son parcours autodidacte des plus surprenants.

« J’ai commencé à l’apprendre le 1er octobre 2010 grâce au manuel d’Anna Mouradova, et me suis prise de passion. Pendant un an et demi j’ai étudié à la maison, en ayant recours aux sources que je trouvais sur Internet », témoigne-t-elle.

En février 2012, Ioulia s’est ensuite risquée à rédiger des vers en breton et à les faire parvenir à une revue armoricaine. Peu après, un Russe vivant à Rennes et y enseignant la langue bretonne l’a contactée et lui a proposé son aide. C’est grâce à son soutien que la jeune femme a alors eu l’opportunité de développer ses compétences linguistiques, mais également de nouer de nombreux liens avec des brittophones.

« Grâce à eux, en quelques années j’ai assimilé le breton. Aujourd’hui, je le parle couramment et mieux que les autres langues, bien qu’à l’école j’ai étudié l’anglais et qu’après avoir établi des contacts avec la Bretagne j’ai appris le français, affirme-t-elle. Et d’ailleurs il y a une chose qui m’a surprise. Depuis le temps que je communique avec des Bretons, le français et l’anglais ne m’ont pratiquement jamais servi, car une partie de mes connaissances maîtrisent le breton, y compris des étrangers : une Hollandaise, une Hongroise, et même un Japonais. Et ceux qui ne le parlent pas, d’une manière étrange, connaissent le russe ».

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En réalité, la langue bretonne a en quelque sorte été salvatrice pour Ioulia. En effet, souffrant de crises de panique et d’agoraphobie, elle s’est retrouvée dans l’incapacité de suivre une formation dans l’enseignement supérieur.

« Avant cela, tout allait assez mal. Quand je me suis mise à apprendre le breton, j’ai commencé à lutter petit à petit contre mes peurs, confie-t-elle. Je ne peux toujours pas me promener seule dans la rue, mais de manière générale ça va bien mieux, et ça s’améliore d’année en année. Mais à cause de ça, en huit ans, je ne suis toujours pas allée une seule fois en Bretagne ».

Depuis 2014, elle donne cependant des cours de breton et laisse sa plume s’exprimer dans cette langue. Ses poèmes ont d’ailleurs été publiés dans les revues bretonnes Al Liamm et Al Lanv à plusieurs reprises. De plus, loin de se limiter à de simples vers, Ioulia s’est également essayée, avec succès, à l’écriture de récits en prose, la conduisant à publier deux ouvrages : Spered lemm (L’esprit affuté) en 2017, et Ar priñs-forbann (Le prince brigand), fraichement publié en juillet 2018.

L’année dernière, le Prix Xavier de Langlais, récompensant chaque année une œuvre en prose ou un recueil de poésie en langue bretonne, lui a même été décerné. Cette distinction, créée en 1976, n’avait jusque-là jamais été attribuée à une personne non originaire de Bretagne.

« J'ai ainsi trouvé une raison de vivre peut-être, et un but à atteindre. Je n'allais pas bien, et maintenant plus j'améliore mon breton et le travail que je fais pour y parvenir, plus je deviens forte et en meilleure santé, a-t-elle écrit dans son discours de remerciements, lu en son absence en breton et en français à Carhaix lors de la cérémonie. Continuer le breton signifie pour moi que je suis vivante et que je ne suis pas vaincue. La musique de la langue en elle-même est un bienfait pour mes nerfs ».

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Aussi étonnant que cela puisse paraître, malgré la distance qui la sépare de la péninsule bretonne, cette langue est à présent une partie intégrante de son existence.

« Je ne fais pas que m’intéresser au breton, je vis la moitié de ma vie en breton. Constamment j’écris, publie, donne des cours, envoie des messages à mes amis, discute avec eux sur Skype, déclare-t-elle. Je ressens envers la Bretagne une sorte d’amour romantique. Un ami m’a dit que j’avais une "romance impétueuse" avec la Bretagne. Je ne sais pas, mais au fond il a certainement raison ».

Lors de sa conversation avec Russia Beyond, elle a en outre exprimé une profonde reconnaissance vis-à-vis de ce salut trouvé en la Bretagne.

« J’ai beaucoup de sympathie envers les Bretons, et j’ai des raisons personnelles à cela, mon combat contre la maladie nerveuse notamment, ils m’ont beaucoup aidée à ce niveau, et je les aime beaucoup pour cela. J’aimerais aussi partager leurs problèmes et apporter, à mon échelle, ma contribution, pour que leur culture ne s’éteigne pas ».

À ce propos, à ceux hésitant encore à se lancer dans l’apprentissage de la langue d’Anjela Duval et de Pierre-Jakez Hélias, Ioulia souhaiterait s'exprimer en ces mots :

« Gwelloc'h eo ober, eget chom hep ober, ha deskiñ ur yezh a dalvez dizoleiñ ur bed nevez ha sellout ouzh ar bed gant ur sell nevez, ne vern, talvoudus eo ar yezh-se en ho puhez pemdeziek pe get » : « Il est mieux de faire, que de ne pas faire, et apprendre une langue signifie découvrir un nouveau monde et porter un nouveau regard sur le nôtre et ce, peu importe que la langue vous soit utile au quotidien ou non ».

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Ioulia Galaktionova: «La langue est comme une porte vers un autre monde»

Ioulia est l’une des étudiantes ayant assisté aux cours dispensés par Anna Mouradova à l’Université d’État de Moscou. Ayant développé un fort intérêt pour l’ethnographie et les cultures anciennes, elle est un jour tombée sous le charme de l’envoutante musique d’Alan Stivell, artiste majeur de Bretagne. Apprenant l’existence de ces leçons de breton, elle n’a donc pas hésité à en pousser la porte.

« Nous l’avons étudié trois ans il me semble. Mais ce n’était pas que la langue. Nous en avons beaucoup appris sur la culture de Bretagne, sur son histoire, ses contes et légendes. Nous essayions de comprendre sa géographie, ses costumes, ses dialectes et leurs différences. Nous allions à des concerts de musique bretonne et participions à des danses bretonnes. Il s’agissait presque d’un mouvement, raconte-t-elle. Nous n’étions pas beaucoup, mais étions très animés par la culture bretonne. Des étudiants de Bretagne nous rendaient visite. Nous liions des amitiés et partagions nos connaissances et savoirs. C’était chouette ».

Elle se rappelle également que, durant ces heures de cours, ils s’efforçaient ensemble de trouver des parallèles avec la Russie, et que ceux-ci étaient étonnamment nombreux, tant au niveau linguistique que culturel, citant notamment le sarrasin, les crêpes et le pain noir.

Malheureusement, le temps poursuivant son inexorable travail et les rares occasions de mettre à profit ses acquis linguistiques ont peu à peu érodé sa maîtrise du breton.

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« C’était il y a 20 ans et mes connaissances se sont un peu usées sans pratique, regrette Ioulia. Mais je me souviens de plein de chansons et connais leur traduction. J’ai envie d’y revenir et de poursuivre mon apprentissage d’une manière ou d’une autre. J’aime beaucoup cette langue, et depuis, cela me contrarie de l’oublier partiellement ».

Toutefois, au-delà d’un simple apprentissage scolaire et théorique, s’imprégner de la culture bretonne a été pour elle une manière de porter un regard nouveau sur sa propre nation.

« Ça a été utile évidemment. La langue est un code culturel, et avec elle tu découvres une nouvelle facette, de toi avant tout. C’est comme une porte vers un autre monde, soutient-elle. Pour moi, ça a vraiment été un bon tremplin pour l’étude de la culture russe, de la tradition du chant et de la danse. Vous avez un petit pays, en Russie malheureusement la culture traditionnelle rurale se trouve au bord de l’extinction complète. Elle ne repose que sur les épaules d’une poignée d’enthousiastes. D’ailleurs, je prends toujours la Bretagne en exemple pour montrer comment il faut prendre soin de ce qu’il reste et tenter de faire renaître ce qui a été perdu. Montrer que c’est possible ».

De plus, en 2005, Ioulia s’est finalement rendue en terres armoricaines, l’occasion pour elle de renouer avec la Bretagne. Un périple en autostop narré en littérature par son mari sur son blog personnel.

« Sur la côte on est allés passer la nuit à la pointe de Pen-Hir, relate-t-elle après avoir évoqué son passage à Nantes, Quiberon et Quimper. Là-bas il y a évidemment des vues incroyables, la marée, ces étendues parsemées de tâches multicolores de bruyère. Un assaut de couleurs, de lignes. Les souches, les troncs, rien n’est plat, tout est courbé et s’entremêle. Nous nous sommes baladés toute la journée dans une sorte d’état euphorique. Nous avons suivi les routes, les sentiers, nous sommes assis, absolument seuls, dans ces buissons roses, écarlates, jaunes, violets de bruyère, avons regardé les falaises et les mouvements de l’océan. Pour une certaine raison, cela me faisait penser à Van Gogh. Un lieu exceptionnel, jamais je ne l’oublierai ».

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