Cet ouvrage, né de ces deux passionnés de la plus vaste des contrées, n’a, contre toute attente, rien d’un recueil de splendides paysages. Dès les premières pages on constate que ce pays ne se prête pas facilement à la représentation visuelle. Il faut parcourir des milliers de kilomètres, subir des températures extrêmes, apprivoiser un autre rapport au temps, être humble, patient et attentif, pour essayer d’assembler les éclats d’un miroir brisé, qui reflète un portrait du pays faisant froid dans le dos, mais chaud aux cœurs.
« Le cœur des Russes est aussi vaste que la Russie », aime citer Vincent Perez, reprenant une affirmation de l’un des personnages de Dostoïevski. Pour représenter cette vastitude, les auteurs ont décidé de traverser le pays d’Arkhangelsk, au Nord, à Astrakhan, au Sud, de Saint-Pétersbourg, à l’Ouest, à Oulan-Oude, à l’Est.
« Depuis que je suis enfant, l’immensité de ce pays me frappe, m’interpelle, et je porte un très grand intérêt à l’histoire du XXe siècle russe, avec tout ce que ça a de tragique. Et c’est un grand pays d’écrivains. Je suis très passionné par ce pays, pas sans approche critique néanmoins », affirme Olivier Rolin, expliquant sa curiosité pour « ce continent toujours si mal connu ».
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Pour réaliser les portraits, qui font partie de l’ouvrage, Vincent Perez s’inspire de l’approche du grand photographe allemand du XXe siècle August Sander, qu’il admire. Comme ce dernier, pour rentrer dans le cœur même de ce qu’on appelle l’identité culturelle, Vincent va à la rencontre des représentants de différents métiers : menuisiers, paysans, marins, mécaniciens, pêcheurs, artistes, serveurs, mais aussi des personnages plus exotiques comme les Cosaques, les chamans, les moines bouddhistes ou encore un « homme-arbre », plaidant pour la cause végétale dans les rues d’Arkhangelsk.
« Souvent les gens perçoivent mal le premier contact avec les Russes, parce que ce premier rapport est un peu froid. Le Russe ne se livre pas forcement tout de suite, mais dès qu’il s’ouvre un tout petit peu, c’est un torrent d’affection, de sympathie », partage son expérience de terrain Vincent Perez.
Quelques paysages, saisis par le photographe, dégagent un sentiment d’abandon et de fatalisme désespéré : les usines fantômes, les rues de villes boueuses, les bateaux rouillés, les passerelles éphémères… Les intérieurs des habitats représentés ne font en aucun cas penser au « pays-grande puissance économique ».
D’émouvantes rencontres
« On a vu des gens qui étaient relativement abandonnés, mais qui sont en général très courageux. C’est une qualité que j’admire aussi en Russie : on est assez stoïque, on ne se plaint pas tout le temps. Je pense notamment à cette femme formidable, Loutsia, qui s’occupe de trente vaches dans le delta de la Volga, à une centaine de kilomètres d’Astrakhan, au village de Goussinoïé. Elle vie dans des conditions assez terribles, sans eau, ni gaz, ni magasins à côté. Elle va chercher l’eau à 10 km avec des bidons. L’été la température peut monter jusqu’à 40, l’hiver est assez rude. Mais cette femme reste très énergique et optimiste. Ça lui faisait plaisir qu’on vienne de très loin pour parler avec elle. À un moment elle nous a dit : "Pourquoi vous ne nous aimez pas ?". Cela m’a beaucoup ému », relate Olivier Rolin.
Une autre rencontre a marqué Vincent Perez à Saint-Pétersbourg. C’était au refuge Notchlejka, qui accueille une cinquantaine de sans-abris, grâce à des fonds venant de l’étranger. Natalia et Pavel, deux SDF, se sont connus au foyer et sont tombés amoureux l’un de l’autre. Les auteurs du livre les ont rencontrés une semaine avant qu’ils ne se marient. Le couple a accepté de poser pour les portraits avant et pendant le mariage. Pour la cérémonie on leur a prêté des vêtements : un costume et la robe une mariée. « La femme était toute frêle, je l’ai prise dans mes bras et j’ai rarement eu cette impression, comme si je prenais dans mes bras un petit oiseau, amaigri, qui avait l’air complètement perdu dans cet établissement imposant dans un quartier de Saint-Pétersbourg. C’était assez émouvant. Après ils sont retournés au refuge », se souvient le photographe.
En dehors du livre, restent encore une multitude de souvenirs de ce voyage : les mains qui brûlent en raison du froid et les batteries qui se déchargent en très peu de temps à moins 35° à Arkhangelsk ; de longs trajets en voitures surchauffées, l’hospitalité des gens avec les festins à n’importe quelle heure de la journée ; le chaman bouriate, qui entretient sa transe à coups de cognac ; le voyage en train d’Oulan-Oude à Krasnoïarsk long de 25 heures, qui a laissé le temps de penser, de rêver, de se vider la tête en regardant les paysages défiler ; le réveil à 5 heure du matin avec le levée du soleil rose au-dessus du lac Baïkal.
Un voyage en Russie n’est pas un guide touristique, il ne peut pas satisfaire les voyageurs en quête de curiosités ou de belles cartes postales. Mais il peut servir de guide aidant à percer le mur de méfiance et de méconnaissance de ce pays qui représente une large palette de peuples, de cultures et de religions. Et éventuellement trouver l’explication à ce reflet de tristesse et de la nostalgie dans les regards saisis par l'objectif d'un photographe.
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