Le domaine d’Abramtsevo, un havre de paix et d’inspiration pour les artistes

William Brumfield, historien de l’architecture et photographe, nous explique pourquoi le domaine d’Abramtsevo, situé à une soixantaine de kilomètres au nord-est de Moscou, a joué un rôle essentiel dans l’histoire architecturale et culturelle de la Russie.

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Domaine d’Abramtsevo

Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski (1863-1944) a mis au point un procédé complexe pour obtenir des tirages aux couleurs vives et fidèles*. Sa conception de l’art photographique comme forme d’éducation et source de connaissances est particulièrement bien incarnée dans les nombreuses photographies qu’il a faites de monuments architecturaux à travers toute la Russie.

Domaine d’Abramtsevo, vue prise de la cour.
Village de Borodino. Palais impérial

Un exemple parfait du travail de Sergueï Prokoudine-Gorski reste son passage dans le village de Borodino. Il l’a visité à l’été 1911 dans le cadre de son projet consacré à la Campagne de Russie de 1812. Borodino est notamment connu grâce à Guerre et Paix, le roman magistralde Léon Tolstoï. La plaine de Borodino, où les armées russes et françaises se sont affrontées le 7 septembre 1812 lors d’une bataille marquante dont l’enjeu était Moscou, a été préservée en tant que sanctuaire national.  

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Abramtsevo, propriété d’Aksakov 

Domaine d’Abramtsevo, vue prise du parc

À Borodino, Sergueï Prokoudine-Gorski a photographié non seulement les sites où avait eu lieu la bataille, mais aussi des monuments architecturaux tels que le palais impérial  en bois bâti en 1838 pour loger la suite impériale pendant les célébrations du 27 e anniversaire de la bataille en 1839. Bien qu’il porte le nom de palais, sa taille et sa forme sont similaires à celles des résidences en bois du début de XIXe siècle que l’on trouve dans la Russie centrale.

Résidence d’Abramtsevo, salle à manger avec un poêle en faïence. À sa gauche, copie du portrait de Vera Mamontova par Valentin Serov

Parmi les domaines qui ont survécu dans la région de Moscou, le plus célèbre est probablement celui d’Abramtsevo, situé à quelque 60  kilomètres dans le nord-est de Moscou sur la route de Serguiev Possad. Il domine la petite rivière Voria  et est réputé pour la beauté de sa forêt et ses liens profonds avec la culture russe.

Résidence d’Abramtsevo, salon avec les portraits de Savva et Élisabeth Mamontov par Ilya Répine

Bien qu’elle ait été habitée dès le XVIIe siècle, l’importance de cette propriété dans la vie intellectuelle russe remonte à 1843, lorsqu’elle a été acquise par Sergueï Aksakov, la figure de proue du mouvement slavophile. Au milieu du XIXe siècle, Aksakov, dont l’hospitalité était légendaire, a accueilli à Abramtsevo plusieurs sommités du monde culturel, dont les écrivains Nikolaï Gogol et Ivan Tourgueniev.

Résidence d’Abramtsevo, cabinet de travail de l’écrivain Nikolaï Gogol

La maison principale, dont la longue structure est recouverte d’un bardage en bois, a conservé la forme qu’elle avait quand Aksakov l’a achetée. L’intérieur, en revanche, présente de nombreux éléments datant de l’époque suivante de la vie du domaine.

Aspirations de Mamontov

Résidence d’Abramtsevo, cabinet de travail décoré d’un portrait d’Élisabeth Mamontova par Victor Vasnetsov

En 1870, Abramtsevo fut vendu à Savva Mamontov, fils du pionnier moscovite de l’industrie Ivan Mamontov. Comme son père, Savva s’est enrichi en développant le réseau de chemin de fer russe, mais il s’est également découvert un intérêt pour les arts et la culture russe traditionnelle.

Résidence d’Abramtsevo, poêle en faïence avec rebord dessiné par Mikhaïl Vroubel en 1890 pour une demeure à Moscou

Après s’être offert le domaine d’Abramtsevo, en état de ruine, Mamontov et sa femme Élisabeth, descendante de la dynastie des tisserands et soyeux Sapojnikov, ont eu non seulement un refuge bucolique près de Moscou, mais aussi un cadre dans lequel ils pouvaient réunir un groupe de passionnés désireux d’œuvrer à la renaissance des arts et de l’artisanat.

Vestibule de la résidence d’Abramtsevo, poêle céramique avec vitrage à forme libre dessiné par Mikhaïl Vroubel et réalisé dans l’atelier de céramique d’Abramtsevo

Au tournant du siècle, bien qu’Abramtsevo rivalise  comme centre artistique avec le domaine Talachkino de la princesse Maria Tenicheva, le groupe de Mamontov se distinguait par la gamme de ses intérêts artistiques et par son influence sur l’architecture et les arts appliqués.

Formation de la communauté artistique

Domaine d’Abramtsevo, bania Teremok

Viktor Hartmann et Ivan Ropet, promoteurs du style néo-russe en architecture, ont été les premiers architectes à travailler à Abramtsevo au début des années 1870. Avant sa mort en 1873, Hartmann a construit l’atelier d’Abramtsevo qu’il rehaussa de décorations en bois richement sculptées, typiques du style du renouveau de l’artisanat. De nos jours, ce bâtiment abrite le musée des céramiques contemporaines créées à Abramtsevo.

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Domaine d’Abramtsevo, porche du bania Teremok

À proximité se trouve un bania en bois (sauna russe) Teremok de Ropet, qui, au début du siècle, a rassemblé sous un toit pentu des éléments décoratifs asymétriques appelés à devenir caractéristiques de l’architecture nouvelle au tournant du XXe siècle.

Domaine d’Abramtsevo, bania Teremok

L’une des membres les plus actifs du groupe d’Abramtsevo était Elena Polenova (1850 – 1898), la sœur du peintre Vassili Polenov. En 1882, elle a ouvert un atelier de menuiserie  où les pièces étaient réalisées dans le respect des traditions artisanales des paysans, qu’elle encourageait à transmettre leurs connaissances à leurs enfants.

Bania Teremok sur le domaine d’Abramtsevo, poêle en faïence dessiné par Leopold Bonafede

Cependant, le projet le plus abouti de Polenova a été l’atelier de céramique. Ses activités ont commencé modestement. Mais, à partir de  1889, il est devenu un pôle d’attraction remarquable pour les architectes et les artistes. Par exemple, Polenova a pu s’inspirer du talent de l’artiste visionnaire Mikhaïl Vroubel, dont on peut aujourd’hui encore admirer les créations céramiques sur les poêles de la résidence d’Abramtsevo, ainsi que dans l’atelier d’Hartmann.

Domaine d’Abramtsevo, atelier de céramique

Tout près, protégé par une verrière  se trouve un banc en céramique au décor fantastique dans lequel Vroubel a rassemblé des motifs mythiques.

Domaine d’Abramtsevo, intérieur de l’atelier de céramique avec le poêle en faïence dessiné par Mikhaïl Vroubel

L’église du Sauveur

La petite église construite sur le domaine d’Abramtsevo témoigne aussi de la vitalité artistique qui y régnait. Le monastère Khotkov se situe à moins de trois kilomètres. Mais, les inondations fréquentes au printemps, c’est-à-dire durant la saison où est fêtée Pâques, ont décidé Mamontov à ériger une église dans le parc de sa propriété.  

Domaine d’Abramtsevo, église de l’icône miraculeuse du Sauveur, vue nord-ouest de la chapelle funéraire des Mamontov

La coopération des artisans et des artistes qui ont œuvré à la construction de cette église, dédiée à l’icône du Mandylion, est devenue légendaire dans l’histoire russe. Il s’agissait pour eux de montrer comme il est important de conserver aux arts la place qu’ils doivent tenir dans la vie spirituelle du peuple. Cette église était le projet d’« amateurs » qui n’étaient pas bridés par des comités administratifs , des règles académiques ou des méthodes complexes d’ingénierie.

Les toutes premières esquisses de Vassili Polenov pour l’église s’inspiraient de l’architecture du Novgorod médiéval. D’autres éléments, dans lesquels on reconnaît notamment l’influence de l’architecture de la ville de Vladimir au XIIe siècle, sont présents dans le projet élaboré par le peintre Viktor Vasnetsov.

Domaine d’Abramtsevo, vue sud de l’église de l’icône miraculeuse du Sauveur

La construction de cette église a été pour lui l’occasion de prouver que les décisions architecturales sont capables de souligner la clarté structurelle  et la relation entre forme et matériau. Grâce à ces éléments, Vasnetsov, peintre russe d’œuvres historiques et semi-mythiques, a créé une perle structurelle. Construite en 1881–1882, cette église a des contours exagérés et une grande fenêtre segmentée sur le mur sud.

Domaine d’Abramtsevo, iconostase de l’église de l’icône miraculeuse du Sauveur avec des icônes de Victor Vasnetsov, Dimitri Polenov et d’autres peintres

On doit la conception de l’intérieur et l’aménagement non seulement à Polenov et Vasnetsov, mais aussi à des peintres tels que Ilia Répine et Apollinaire Vasnetsov (frère de Viktor), au sculpteur Mark Antokolski et à Élisabeth Mamontova, qui ont participé activement au cercle d’artisans d’Abramtsevo. L’esprit collectif des artisans et des artistes travaillant à Abramtsevo à la recherche de l’harmonie esthétique a aboli les limites conventionnelles  existant entre leurs modes d’expression.

Domaine d’Abramtsevo, église de l’icône miraculeuse du Sauveur. Poêle en faïence dessiné par Mikhaïl Vroubel

Les ateliers d’Abramtsevo ont contribué à consolider cette unité. Les représentants de tous les corps de métiers qui y étaient représentés ont ouvragé des meubles et des éléments décoratifs pour l’église du Sauveur. Les carreaux de céramique sont particulièrement remarquables : ils sont présents à la fois à l’intérieur (sur le poêle russe traditionnel) et à l’extérieur (en une frise qui entoure le tambour sur lequel repose la coupole).

Héritage de la communauté d’Abramtsevo

Parc du domaine d’Abramtsevo, banc en faïence dessiné par Mikhaïl Vroubel

Dix ans après avoir achevé l’église, Vasnetsov lui a adjoint du côté nord une chapelle funéraire  où, en 1892, l’on a enterré Andreï, le fils infirme de Mamontov. En 1918, Savva Mamontov a été enterré dans la même chapelle délicatement décorée de céramiques d’Abramtsevo. L’église du Sauveur où structure, fonction et matériau sont étroitement liés, était une expression novatrice du lien entre la tradition et la modernité dans l’architecture russe.  

Parc du domaine d’Abramtsevo, l’oiseau fantastique Sirine sur un banc en faïence dessiné par Mikhaïl Vroubel

En plus des bâtiments principaux, on trouve aussi à Abramtsevo des constructions fantastiques telles que la «Hutte sur des pattes de poule », créée par Viktor Vasnetsov en 1883, ainsi que la datcha de Polenov.

« Hutte sur des pattes de poule » dans le parc du domaine d’Abramtsevo

La créativité de la communauté d’Abramtsevo s’inscrivait une tendance culturelle qui mettait l’accent sur les domaines esthétiques et spirituels. Cette renaissance culturelle a stimulé une symbiose entre les différents domaines artistiques, qui s’est exprimée dans tant d’activités d’Abramtsevo. Il est question non seulement de l’artisanat, des arts visuels et de l’architecture, mais aussi du théâtre, de la musique et de la scénographie.

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Domaine d’Abramtsevo, église de l’icône miraculeuse du Sauveur, angle nord avec la chapelle funéraire des Mamontov

*Au début du XXe siècle, le chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski développa un procédé complexe de photographie en couleur. Il consistait en une triple exposition sur une plaque de verre. Entre 1903 et 1916, il parcourut l’Empire russe et prit plus de deux mille clichés. En août 1918, il quitta la Russie et s’établit en France. Il y retrouva une grande partie de sa collection de négatifs sur glace et treize albums de tirages contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers vendirent sa collection à la Bibliothèque du Congrès. Au début des années 2000, la Bibliothèque numérisa la collection Prokoudine-Gorski et la rendit accessible en ligne gratuitement. Plusieurs sites internet russes la présentent également. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield organisa à la Bibliothèque du Congrès la première exposition consacrée aux photographies de Sergueï Prokoudine-Gorski. Lors de ses séjours en Russie depuis 1970, William Brumfield marcha sur les traces de Sergueï Prokoudine-Gorski et visita les mêmes sites que lui. Dans cette série d’articles sont juxtaposés les clichés de monuments architecturaux pris par les deux photographes à plusieurs décennies d’écart.  

Dans cet autre article, William Brumfield vous emmène à la découverte des superbes églises en bois du littoral de la mer Blanche.

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