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Des étendues vides à mille lieues de la première ville, de la forêt dense et des marécages. La ville provinciale de Sarov, connue sous le nom de code « Arzamas-16 », a été choisie précisément pour son environnement peu avenant. Elle a disparu des cartes soviétiques en 1946, passant du statut de lieu abandonné de tous à celui de site stratégique pour la recherche et le développement d’armes nucléaires et thermonucléaires.
Sarov est devenue une ville fermée. Toute entrée ou sortie étaient strictement contrôlées. Il était interdit de prendre des photos, même dans la rue. Parler de ce que vous y aviez vu également. Avant la révolution de 1917, Sarov attirait les pèlerins, car le célèbre monastère de Saint-Séraphin de Sarov s’y trouvait. Après la guerre, les meilleurs physiciens du pays sont arrivés dans la ville.
Vue de la ville d'Arzamas-16
V.Loukianov/Ermitage de la Sainte-Dormition de Sarov/russiainphoto.ruIakov Zeldovitch - un homme d’âge moyen petit, trapu, toujours joyeux et énergique, qui portait des lunettes rondes - arrivait tous les matins au centre nucléaire de Sarov. Chacun ici le connaissait. Il était au centre du projet nucléaire soviétique, mais le monde ne le savait pas encore. Quand ce fait a été révélé, le choc fut intense : un seul homme pouvait-il réaliser autant de choses ?! « Maintenant, je sais que vous êtes une vraie personne et non un groupe de scientifiques comme Bourbaki », a déclaré Stephen Hawking lorsqu’il a rencontré Zeldovitch dans les années 1970.
Iakov Zeldovitch
E. Kassine/SputnikDans l’ensemble, Zeldovitch avait de quoi étonner en Union soviétique. Chacune de ses biographies mentionne que l’un des scientifiques soviétiques les plus respectés du pays n’avait pas fait d’études supérieures.
À l’âge de 17 ans, refusant de suivre le programme d’études standard, il a d’abord obtenu un emploi d’assistant de laboratoire à l’Institut de traitement mécanique des minéraux. Là, il a émis une série d’idées lumineuses, qui, dans le même temps, irritaient ses supérieurs. Mais bientôt, Zeldovitch lui-même en a eu assez : il s’ennuyait et a voulu être transféré dans un autre laboratoire, à l’Institut de physique chimique. Les directeurs des instituts ont résolu le problème à l’amiable : le transfert du talentueux laborantin a été effectué en échange... d’une pompe à huile. « On m’a échangé contre une pompe ! », répétait Zeldovitch à qui voulait bien l’entendre.
Le bâtiment, qui en 1947 est devenu l'un des ateliers de l'usine n° 1, où les pièces de la première bombe atomique soviétique ont été fabriquées et assemblées.
Institut panrusse de recherche scientifique en physique expérimentale/russiainphoto.ruIl a tenté d’obtenir un diplôme, étudiant en parallèle au département de physique de l’Université de Leningrad. Mais il a rapidement abandonné sa formation. Zeldovitch a ensuite commencé à assister aux conférences ouvertes d’un physicien dans une autre université, l’Institut polytechnique. Mais là aussi, le jeune homme a jeté l’éponge assez rapidement.
Il n’avait donc pas vraiment de diplôme, seulement une formation autodidacte. Dans les années 1930, cela ne constituait pas un obstacle à une carrière scientifique. Zeldovitch a demandé et obtenu l’autorisation de soutenir sa thèse sans diplôme d’enseignement supérieur. À 22 ans, il défend son doctorat ; à 25 ans, il devient docteur en sciences physiques et mathématiques, et à 29 ans, il reçoit son premier prix Staline (il en décrochera quatre au total) pour ses découvertes dans le domaine des explosions et de la combustion, sa grande passion.
Zeldovitch est arrivé à Sarov après avoir, avec un autre physicien, Iouli Khariton, découvert comment créer une bombe nucléaire. Leurs calculs ont montré qu’une réaction en chaîne ne pouvait pas se dérouler dans de l’uranium naturel et qu’il était nécessaire d’augmenter considérablement la proportion de l’isotope uranium 235. Un autre académicien, Igor Tamm, a alors déclaré : « Savez-vous ce que signifie cette nouvelle découverte ? Qu’il est possible de créer une bombe qui détruira une ville dans un rayon d’environ dix kilomètres de l’épicentre de l’explosion ». Certains de leurs articles sur les réactions nucléaires en chaîne ont été publiés entre 1939 et 1941.
Un groupe d'ouvriers de l'usine secrète n°550 et des officiers
Institut panrusse de recherche scientifique en physique expérimentale/russiainphoto.ruMais le plus surprenant est que dans les années 30 et au début des années 40, peu de gens s’inquiétaient des armes nucléaires : la plupart des scientifiques soviétiques étaient encore sceptiques quant à la possibilité de sa création, et Zeldovitch et Kharitonov y travaillaient pendant leur temps libre, après leur travail, sans être payés pour cela. Lorsqu’ils ont demandé 500 roubles pour réaliser des expériences, ils ont essuyé un refus. Le gouvernement n’était pas intéressé lui non plus.
Le transfert à Sarov avait autre cause : Zeldovitch était chargé de créer une nouvelle arme, un missile. Il a découvert un nouveau type de combustion de la poudre en quelques mois seulement. C’est ainsi que le système de tir en salves BM-13, qui deviendrait connu comme le légendaire lance-roquettes Katioucha, est apparu. Jusqu’à la fin de la guerre, l’Allemagne n’a pas réussi à percer les secrets du projectile élaboré par Zeldovitch.
Un système de tir en salves BM-13
Anatoli Egorov/SputnikOn ne s’est souvenu de ses articles « nucléaires » que quelques années plus tard, en 1945, lorsque la situation avait radicalement changé : les États-Unis venaient de larguer une bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. Les articles écrits par Zeldovitch et Kharitonov étaient en même temps les derniers publiés de façon ouverte, avant que ce domaine ne soit classé top secret. Zeldovitch lui-même, personnage clé du projet nucléaire, a subi le même sort.
>>> Andreï Sakharov, l'inventeur soviétique de la bombe H devenu croisé des droits de l'homme
Une course nucléaire éreintante s’engageait entre les grandes puissances. Zeldovitch, en tant que théoricien en chef, avait son propre groupe, des physiciens talentueux eux aussi enfermés à Sarov. Quelques années plus tard, Andreï Sakharov y a également été envoyé pour renforcer le groupe. Bientôt, cependant, la situation a changé : Sakharov a proposé sa propre conception de la bombe nucléaire, et c’est sa version qui a été approuvée en vue de son développement et testée en 1949 sur le site d’essai de Semipalatinsk.
En parallèle, le groupe de scientifiques travaillait sur une bombe à hydrogène, qui fut testée en août 1953. La RDS-6 avait une puissance 20 fois supérieure aux premières bombes atomiques de l’URSS et des États-Unis. Cela constituait un facteur clé dans la course aux armements : la bombe soviétique était transportable (elle tenait dans un bombardier Tu-16), tandis que la bombe américaine pesait 54 tonnes et avait la taille d’une maison de trois étages.
Mais le projet nucléaire le plus ambitieux de Zeldovitch est apparu en 1958, un an avant que la sonde soviétique Luna-2 ne soit envoyée sur la Lune. La sonde est devenue le premier appareil au monde à atterrir à la surface de notre satellite. Un an avant cette mission, Zeldovitch a eu une idée folle (pour être exact, les États-Unis avaient exactement la même) : équiper la sonde d’un projectile nucléaire et provoquer une explosion sur la Lune.
Iakov Zeldovitch
Anatoli Morkovine/Sputnik« L’idée était que lorsque l’explosion aurait lieu, elle serait accompagnée d’un éclair si puissant que chaque observatoire spatial, le regard braqué sur la Lune, serait capable de l’enregistrer », a écrit le scientifique et ingénieur soviétique Boris Tchertok, le plus proche assistant du chef du programme spatial soviétique Sergueï Korolev.
Et bien que cette idée ait été soutenue par certains, décision fut finalement prise de ne pas équiper la sonde d’une ogive nucléaire : le risque qu’elle ne vole pas et retombe sur Terre était trop élevé.
Zeldovitch a payé cher son implication dans le projet atomique. Tout d’abord, à travers l’épreuve du silence. Ses travaux n’ont pas été publiés et tout ce qui se passait à Sarov était classé secret d’État. Une seule fois, il a évoqué les premiers tests d’armes nucléaires : « J’ai été frappé par l’herbe. Il y avait un silence étonnant, et soudain j’ai vu l’herbe se coucher - c’était l’onde de choc. Le silence et l’herbe qui se couche : telle est l’impression principale d’une explosion nucléaire ».
Iouli Khariton à côté du premier produit de KB-11 - la bombe nucléaire RDS-1
Institut panrusse de recherche scientifique en physique expérimentale/russiainphoto.ruComme cela s’était produit plus d’une fois dans sa vie, le scientifique s’est vite lassé du projet nucléaire. Mais il est resté confiné à Sarov. La valeur de Zeldovitch l’emportait même sur le fait qu’en 1948, il avait été lié à un « nid d’espions et de traîtres potentiels » avec 14 autres chercheurs. Certains ont fait valoir que Zeldovitch avait une nationalité « douteuse » (il était juif) et des liens avec l’Occident (son grand-père, sa grand-mère et sa tante vivaient à Paris ; une autre de ses tantes avait été arrêtée par les Soviétiques en 1936). Le représentant du Conseil des ministres de l’URSS, A. Babkine, a recommandé d’exclure immédiatement le scientifique du groupe secret. Cependant, rien ne s’est passé. La lettre de Babkine a été attachée au dossier Zeldovitch. Sur décision de Staline, le scientifique était surveillé par des « esprits » - des officiers du NKVD. Il ne pouvait pas s’en débarrasser même de son plein gré, et les « esprits » l’accompagnaient partout.
Le scientifique n’a été remis « en liberté » que 20 ans plus tard. « J’ai vu qu’il était plein d’idées, mais là, il se sentait à l’étroit. D’un autre côté, une génération d’étudiants brillants avait mûri, il n’y aurait donc pas de tragédie s’il partait », a rappelé Iouli Khariton.
Zeldovitch a quitté Sarov pour Moscou en 1963 et s’est immédiatement enflammé pour un nouveau projet. « Les travaux dans le domaine de la théorie des explosions incitaient psychologiquement à l’étude des explosions stellaires et de la plus grande des explosions – celle de l’Univers dans son ensemble », a déclaré Zeldovitch. Il s’est familiarisé avec l’astrophysique et la cosmologie, ses anciens hobbies depuis l’époque où il était simple laborantin.
Après deux décennies de travail fructueux dans le domaine de la science civile, Zeldovitch a reçu en 1983 l’un des prix les plus prestigieux en astrophysique - la médaille Bruce, avec la mention « pour sa vie consacrée à l’astronomie et pour sa contribution exceptionnelle au développement de cette science ».
Vue de l'épicentre de l'explosion
Institut panrusse de recherche scientifique en physique expérimentale/russiainphoto.ruSes recherches et ses découvertes sont liées à la théorie de la formation des trous noirs et des étoiles à neutrons (Stephen Hawking a fait référence aux articles de Zeldovitch dans ses célèbres travaux sur la théorie de l’évaporation des trous noirs), à l’élaboration de la théorie de l’évolution de l’Univers « chaud », aux propriétés du fonds diffus cosmologique, ainsi qu’aux théories de la formation des galaxies et de l’inflation cosmique. L’une de ses réalisations astrophysiques les plus célèbres est l’effet Souniaïev-Zeldovitch. En 1969, avec Rachid Souniaïev, il a calculé que le fond diffus cosmologique devait se disperser dans les amas de galaxies, à la suite de quoi la température du fond changerait. En 2008, cet effet a permis de détecter un nouvel amas de galaxies grâce au South Pole Telescope.
Au total, son héritage comprend près de 500 articles scientifiques et plus de 30 monographies et manuels, dont beaucoup ont été traduits dans d’autres langues. En 1979, il a été élu membre étranger de l’Académie des sciences des États-Unis et de la Royal Society de Londres, de la Royal Astronomical Society de Grande-Bretagne et d’une douzaine d’autres académies dans différents pays.
Iakov Zeldovitch
I. Balyrine/SputnikLe scientifique est décédé en 1987 à l’âge de 73 ans. Peu de temps avant sa mort, il a évoqué avec enthousiasme ses réussites astronomiques avec son collègue au sein du projet nucléaire, l’académicien Lev Feoktistov. En le quittant, il lui a dit : « Tu ne devineras jamais quelle époque m’a le plus marqué. Oui, oui, celle-là... Il me reste un rêve : écrire un autre livre sur la détonation ».
Dans cette autre publication, découvrez comment et pourquoi on teste les armes nucléaires sous terre.
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