Telegram en lutte face à la justice américaine dans son désir de révolutionner la cryptomonnaie

Pavel Dourov

Pavel Dourov

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Le Russe Pavel Dourov, icône de la technologie, a été convoqué au tribunal cette semaine par la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine pour une déposition officielle. Pour rappel, ce natif de Saint-Pétersbourg est devenu célèbre en cofondant les plateformes de réseaux sociaux VK et Telegram, qui comptent toutes deux des centaines de millions d'utilisateurs.

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L’affaire en question concerne le Gram, une cryptomonnaie qui devait être incorporée dans l'application de messagerie Telegram. Elle sera générée au sein du Telegram Open Network (TON), une plate-forme encore non dévoilée, basée sur le blockchain et qui, si elle est intégrée à la messagerie au moment de son lancement, sera rendue accessible aux 300 millions d'utilisateurs de l'application. Cela pourrait ainsi en faire la cryptomonnaie la plus rapidement adoptée de l'histoire.

Telle était en tous cas la vision initiale annoncée par Dourov à la fin de 2017, mais sa mise en œuvre controversée a suscité des critiques importantes de la part de la SEC.

Un type d’entrave familier pour ce magnat de la technologie qui, à 35 ans, a déjà connu de multiples démêlés avec la justice, notamment en Russie. Au printemps 2018, les responsables russes ont exigé la remise des clés de cryptage de Telegram (les messages envoyés sur cette application sont cryptés), faute de quoi la société serait accusée d'être complice du terrorisme. Dourov a refusé, et Roskomnadzor, l'organe exécutif chargé de superviser les télécommunications et les médias, a lancé une campagne notoirement infructueuse pour bloquer l’application dans le cyberespace russe.

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Depuis 2014, les frères Dourov vivent par ailleurs en exil volontaire, Pavel ayant acheté la citoyenneté de Saint-Kitts-et-Nevis tout en passant une grande partie de son temps à Dubaï. Depuis 2017, son projet principal est la création conjointe, avec son frère Nikolaï, du TON.

Principale innovation de la plateforme, l'intégration du portefeuille Gram dans les services de messagerie de Telegram permettrait d'envoyer facilement des devises conventionnelles et numériques sur le réseau mondial de l'application. Cela entrainerait sans doute un abaissement du seuil d'adoption des cryptomonnaies dans leur utilisation quotidienne, un problème qui traîne en longueur depuis la création du Bitcoin en 2009. Le TON lui-même, qui inclurait la messagerie populaire dans son écosystème numérique, serait sécurisé par une technologie de blockchain de troisième génération.

Méfiance de la justice américaine

L'annonce a fait tourner les têtes fin 2017, et une série de documents ayant fait l'objet d'une fuite a encore suscité l'enthousiasme pour la prochaine Initial Coin Offering (ou ICO, méthode standard pour lever des fonds en vue de financer des cryptomonnaies potentielles) du Gram. L'événement a permis de réunir un montant inattendu de 1,7 milliard de dollars, alors qu’à l'époque, l’ICO la plus réussie avait permis de réunir moins de 300 millions de dollars seulement. C'est par conséquent cette somme faramineuse qui a initialement attiré l'attention de la SEC.

Mais avant même que cette dernière ne déclare son intention de poursuivre Telegram en justice, le projet a connu de nombreux retards. Les rapports à la fin de 2018 prétendant que son lancement serait effectué quelques mois plus tard se sont avérés trop optimistes. Les dates limites ont été dépassées les unes après les autres, avec la perspective imminente de devoir rembourser les fonds des investisseurs si TON n'était pas lancé avant le 31 octobre 2019. Le 11 octobre, afin d'empêcher Telegram de respecter cette échéance, la SEC a demandé avec succès une ordonnance de blocage empêchant la distribution du Gram aux États-Unis.

Le litige porte en réalité sur la question de savoir si le Gram est ou non une valeur mobilière plutôt qu’une monnaie. Or, les valeurs mobilières sont des actifs financiers qui exigent que les négociants les enregistrent auprès de la SEC avant de les mettre en circulation sur les marchés américains. Dourov n'a pas contacté la SEC avant l'ICO pour enregistrer le Gram, et a donc été confronté à une ordonnance de gel du lancement jusqu'à ce que l'affaire soit résolue devant les tribunaux.

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Stephanie Avakian, co-directrice de la Division of Enforcement de la SEC, a déclaré que l'action était « destinée à empêcher Telegram d'inonder les marchés américains avec des jetons numériques qui, selon nous, ont été vendus illégalement ». Steven Peikin, co-directeur de cette même institution, a ajouté qu'ils « ont déclaré à plusieurs reprises que les émetteurs ne peuvent pas se soustraire aux lois fédérales sur les valeurs mobilières simplement en étiquetant leur produit comme cryptomonnaie ou jeton numérique ».

Misant sur les rendements potentiels, la majorité des investisseurs ont choisi de ne pas récupérer les fonds donnés pour le développement du TON pendant l'ICO, même après la date limite du 31 octobre, ce qui a donné à Dourov et à l'équipe de Telegram plus de temps pour préparer le lancement et leur journée au tribunal. La société a ensuite annoncé une nouvelle date limite, celle du 30 avril 2020, mais on ne sait pas encore si l'affaire de la SEC permettra un lancement dans ces délais. Au cours des deux derniers mois, deux employés du TON ont fait l'objet de convocations au tribunal, tandis que Dourov devait être entendu cette semaine à Dubaï. Étant donné le manque d'information sur sa convocation, certains médias ont exprimé des doutes quant à savoir si elle avait déjà eu lieu.

Entretemps, le 2 janvier, soit avant la déposition, la SEC a demandé l'accès aux dossiers financiers de Telegram, précisant qu’ils sont « très pertinents quant aux questions en litige dans cette affaire » en particulier. La requête a d'abord été rejetée, mais le 13 janvier a vu cette décision annulée. Ces documents devraient ainsi indiquer si Dourov a continué de vendre des jetons aux souscripteurs après la date limite autorisée de vente.

Changement de vision

Plus tôt, le 6 janvier, la société a publié un communiqué de presse qui constituait sa première déclaration publique sur la question. Elle a alors annoncé que la principale caractéristique du TON, à savoir l'intégration d'un portefeuille de cryptomonnaie dans une importante plateforme de réseaux sociaux, est actuellement hors de question. Si la SEC autorise éventuellement le lancement du TON, ce sera en tant qu'application distincte qui pourrait, à l'avenir, être compatible avec la messagerie Telegram. Il a également été précisé qu'une fois que la blockchain du TON sera lancée, elle sera indépendante de ses développeurs et ne sera soumise à aucun contrôle direct. On ne sait pas encore si ces conditions ont été directement stipulées par la SEC à huis clos.

La principale priorité, selon le communiqué de Telegram, est par conséquent de « construire la plateforme de blockchain du TON et de mettre au point les détails exacts du projet pour s'assurer que la blockchain du  TON et les Grams puissent fonctionner d'une manière qui soit conforme à toutes les lois et réglementations pertinentes ».

Bien que cela puisse décevoir les investisseurs et les enthousiastes de la cryptomonnaie, qui s'attendaient à une petite révolution technologique, la vision originale de Dourov a tout de même changé la donne pour les entreprises technologiques qui cherchent à percer dans l'industrie. Des géants comme Facebook se sont en effet depuis engagés dans ce qui sera probablement une course aux armements pour obtenir la première monnaie numérique entièrement intégrée à une vaste plateforme de réseaux sociaux.

La question de savoir si Telegram sera autorisé à concourir ou non dans cette compétition sera décidée dans ce qui pourrait très bien s'avérer être l'une des plus grandes affaires de l'histoire de cette jeune technologie. Peu d'informations ont été publiées sur le contenu des dépositions jusqu'à présent, et aucune annonce précise de nouvelle convocation au tribunal n'a été faite.

Cependant, indépendamment de l'affaire de la SEC ou de l'aveu de Telegram selon lequel « les Grams ne vous aideront pas à devenir riche », les investisseurs et les experts en cryptomonnaies attendent avec impatience de savoir si le dernier projet de Dourov sera vraiment le prochain bouleversement de l'Internet.

Pavel Dourov fait partie des nouveaux visages de la Russie moderne, dont nous vous présentons d’autres exemples dans cet article.

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