Pianiste français Hugo Martin: «Le conservatoire Tchaïkovski c’est un peu comme une deuxième maison»

Kira Lisitskaïa (Photo : Archives personnelles; Andreï Filippov (CC BY 2.0); Freepik.com)
Passionné par la culture russe, le pianiste français Hugo Martin n’a pas eu peur de se rendre dans le plus grand des pays pour intégrer l’une des meilleures écoles de musique du monde – le conservatoire Tchaïkovski. Grâce à son témoignage, nous franchirons les portes de cette institution, qui reste terra incognita pour les non-musiciens, et apprendrons comment se présente son expérience d'adaptation en Russie.

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Je suis un pianiste français de 26 ans originaire d’Albi, une petite ville à côté de Toulouse. J’ai commencé à jouer du piano à l’âge de 10 ans dans l’école privée de Robert Graczyk, avant d’intégrer à 18 ans le conservatoire de Toulouse dans la classe d’Irène Blondel, puis d'entrer 3 ans plus tard au conservatoire Tchaïkovski de Moscou dans la classe de Mikhaïl Voskressenski.

Que ce soit les compositeurs, les interprètes, le jeu musical ou plus généralement l’art russe, tout m’inspirait et m’appelait au plus profond de mon être et je ressentais le besoin de découvrir ce que je ressentais. Après trois années d’études supérieures en France, j’ai donc décidé d’intégrer un conservatoire russe. Je comprenais bien qu’aucun musicien français ou presque ne s’était aventuré récemment en Russie, mais je voulais néanmoins essayer.

Le choix du conservatoire s’imposa à moi comme une évidence. Le conservatoire Tchaïkovski de Moscou est sans aucun doute l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur, pour étudier le piano, et me dire que j’allais peut-être étudier dans ce lieu mythique à l’histoire si riche et où certains des plus grands musiciens sont passés me rapprochait déjà un peu de ceux que j’admirais.

Choisir un conservatoire est plutôt simple. En revanche, l’intégrer est une autre paire de manches. Au conservatoire Tchaïkovski, les épreuves – piano, entretien avec le jury sur la culture musicale et nos motivations, solfège écrit, solfège oral, langue russe et – oui ! – littérature russe – sont organisées de telle manière que, la première semaine, nous assistons à des cours sur les disciplines sur lesquelles nous serons évalués la semaine suivante. De cette manière, les enseignants perçoivent non seulement notre niveau, mais également notre capacité à écouter, appliquer et surtout nous approprier ce qu’on nous dit. Chaque épreuve est éliminatoire, c’est-à-dire que peu importe la manière dont on avait passé notre examen de piano, si notre note en littérature russe était insuffisante nous étions disqualifiés sur le champ. À charge d’exemple, si j’avais obtenu 5 points sur 100 de moins en littérature russe, je n’aurais probablement jamais intégré le conservatoire.

Tous les examens se déroulaient en russe, et à peine 4 mois auparavant, je ne connaissais pas un mot de cette langue. J’ai essayé de l’apprendre à l’aide d’une application mobile, mais presque tout mon temps a été consacré à la préparation de l’examen de piano. En conséquence, lors des tests d’entrée, il m’était difficile de procéder à un échange technique sur les subtilités du solfège en russe. Je baragouinais quelques mots, peinais à utiliser les déclinaisons et ne comprenais que rarement ce qu’on me disait, mais je savais faire illusion et, finalement, j’ai dû faire bonne impression puisque tout est passé (à peu de choses, mais tout est passé).

Quand on se retrouve au сonservatoire de Moscou, on sent que tout y respire la magnificence, l’histoire, la grandeur, que ce soit les salles de concert, les salles de cours, avec ces rideaux et voilages digne d’un palais du XIXe siècle, la sculpture en bronze de Tchaïkovski etc.

Je me souviens de ma salle de cours de piano, la 45, dans laquelle se tenaient deux Steinway D (des modèles de concert). Lorsque j’étais assis au piano, je voyais en face de moi, accroché au mur, le professeur de mon professeur, et à sa droite, le professeur du premier. On sent tout un respect pour ceux qui nous transmettent leur passion et leur savoir et on comprend la place que prend la tradition en Russie. On sent la lignée dans laquelle s'inscrit notre enseignement.

Le conservatoire Tchaïkovski, c’est un peu comme une deuxième maison. On y passait toutes nos journées, connaissait ceux qui y travaillaient, et les professeurs étaient un peu notre famille musicale. Ce conservatoire était donc, malgré son histoire riche et sa volonté de conserver ses traditions, un endroit vivant et dynamique.

Mon premier cours de piano au conservatoire symbolise assez bien mes années d’études. Une semaine avant mon cours, je rencontre mon professeur : Mikhaïl Voskressenski. Il m’a demandé d’apporter en cours la semaine suivante la sonate en si bémol majeur de Mozart (que je n’avais jamais jouée) en entier, par cœur et au tempo. Par rapport à ce que j’avais connu en France, c’était un choc. J’apprenais l’équivalent d’une sonate entière en un an environ et là il me fallait tout apprendre en une semaine. 

Évidemment, c’était impossible pour moi d’obtenir un résultat parfait en si peu de temps, mais je fis au mieux. Finalement, il me dit que ce n’était pas trop mal et que, maintenant que je connaissais le texte musical, on allait pouvoir travailler. En fait, il voulait à la fois tester ma capacité de travail et aussi ne pas perdre de temps à l’apprentissage des notes. Ce qui l’intéressait, c’était le cœur de la musique : pour la technique, il y avait les assistants.

En Russie, on pousse les élèves au maximum, mais s’ils craquent ou s’ils ont des problèmes extérieurs, alors on est là pour eux, on va faire attention à leur santé, à leur environnement, on va les appeler pour prendre des nouvelles. C’est une méthode qui peut ne pas convenir à tout le monde, mais qui est stimulante et permet d’accomplir des choses que l’on pensait impossibles.

L’une des principales choses que mon professeur de piano russe m’a apprises était la suivante : pour être un grand musicien, il faut avant tout être quelqu’un de bien et cultiver cette bonté. Mikhaïl Voskressenski en était le digne exemple et m'a permis de sentir l'importance de ces mots. Les cours avec lui étaient vivants. Il lui arrivait de danser, de chanter, de discuter de philosophie ou de littérature et c’est un peu cette manière d’être et de penser qui m’a marqué je pense, cette manière de voir la musique et l’art comme un moyen pour l’homme de se dépasser et de rendre sensible et exacerbée l’essence même de son humanité.

Il me semble que l’un des éléments centraux de l'école russe est que chaque musicien ait une conception de l'œuvre qui lui est propre, mais qui doit être réfléchie et cohérente. Je me souviens d’un cours où mon professeur de piano me dit : « Tu peux venir en cours et faire quelques fautes, tu peux venir en cours et avoir des difficultés techniques ou de mémoire ou même si tu ne joues pas encore le morceau au tempo ; il n’y a là rien de terrible ou de grave. Par contre, si tu n’as pas ta propre vision du morceau, reste chez toi et réfléchis sur l’œuvre que tu joues ».

De plus, on estime que le fait d’être ouvert sur le monde et de ne pas être « enfermé » dans la musique est une qualité nécessaire afin d’être un musicien accompli. C’est pourquoi dans le programme des étudiants du conservatoire, vous trouverez non seulement les matières de base, mais aussi de nombreux cours supplémentaires, comme la rhétorique musicale, l’histoire des arts, l’esthétique, ou même sans lien direct avec la musique comme l’histoire, l’économie, la philosophie, le droit, le sport etc. On pourrait penser que tous ces cours nous empêchent de travailler notre instrument, mais en fait le but du conservatoire de Moscou n’est pas seulement de faire de nous des instrumentistes, mais des musiciens ayant une vision générale du monde et de la société, et capables de penser par eux-mêmes. 

En Russie, je n’avais pas d’autres choix que d’apprendre le russe. Tous nos cours étaient en russe et exclusivement en russe. Les premières semaines étaient compliquées, je ne comprenais que peu de tous les cours collectifs que nous avions et j’avais du mal même pour les choses usuelles, telle que choisir un plat pour manger, demander des renseignements (et surtout les comprendre) si bien que le premier mois, mon professeur de piano me parlait un peu en anglais, en français et en russe. 

Pour surmonter la barrière linguistique, j’ai fait ce que beaucoup font lorsqu’ils sont dans un pays étranger : j’ai parlé en russe avec les gens, même avec des étrangers. Je me suis fait quelques amis et à force de discussions, certains réflexes s’acquièrent, certaines logiques se débloquent et finalement, au bout de 5 ans dans ce pays, je peux dire que, même si je fais encore de nombreuses fautes avec un fort accent français et que j’ai encore du mal à lire la grande littérature, je peux parler librement de n’importe quel sujet et comprends la quasi-totalité de ce que j’entends.

La Russie est très différente de la France dans tous les aspects de la vie, que ce soit sur le mode de vie, la nourriture, la culture, le système de fonctionnement, les mentalités, le rapport aux autres etc. On peut par exemple être surpris de voir si peu de gens sourire par politesse dans la rue, mais les Russes trouveraient hypocrite ou en tout cas étrange de sourire dans la rue ou à un inconnu juste comme ça, sans raison.

Vivre en Russie demande un certain temps d’adaptation. D’un côté, Moscou était à la pointe de la technologie, le système bancaire permettait de faire aisément des transferts instantanés et on voyait par exemple la localisation des autobus en tant réels, mais de l’autre côté, l’eau du robinet n’était pas potable et il fallait soit la filtrer soit l’acheter en bouteille. Pour moi c’était assez étrange, mais finalement on s’y fait assez vite. 

Je ne peux qu’être d’accord avec ceux qui disent qu’il y a Moscou, et la Russie. J’ai eu l’occasion de voyager dans quelques villes, parfois pour jouer en concert, parfois pour simplement visiter. Je suis notamment allé à Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg, Ouglitch ou encore Nijni Taguil et ses villages alentours. Je dois dire que ce sont des mondes radicalement différents. 

Il faut vraiment voyager en Russie pour pouvoir comprendre ce qu’est le peuple russe, sa mentalité et son attachement aux traditions et je regrette simplement de ne pas encore avoir été dans l’est du pays mais ce sera peut-être pour un prochain voyage. 

S'il y a bien une chose qui nous marque lorsqu'on vit en Russie, c'est probablement l'hiver. Je souhaite à tout le monde de passer un hiver entier en Russie pour comprendre ce que c’est que de passer plusieurs mois presque sans voir le soleil, dans la neige et le froid. En fait l’hiver n’a d’intérêt que dans sa longueur et parce que s’ensuit le printemps. Quand le soleil commence à pointer le bout de son nez, que la neige fond et que les visages dans la rue s’illuminent, on ressent une sorte de joie, de bonheur difficilement explicable. Vraiment, ça en vaut la peine.

La vie en Russie m’a permis de découvrir ce que cache vraiment la musique russe (ou au moins une partie) et certains des joyaux qu’elle abrite. Je me suis notamment découvert une passion pour Scriabine et Chostakovitch que mon professeur m’a révélés au travers de nos cours. Je pense que ces compositeurs vont chercher au plus profond de la musique ce qu’est l’art, ce dont il est capable et prouvent par leurs œuvres sa nécessité pour l’homme. Ils parlent au cœur comme à l’intellect et sont porteurs d’une vision de l’art que je partage.

La Russie fait partie de ces pays qui restent accrochés à votre cœur et desquels il est très difficile de partir pour toujours. À la fin de mes études, j’ai, pour diverses raisons, décidé de rentrer m’installer en France. Mais je ne souhaite pas couper les ponts avec ce merveilleux pays et je retourne régulièrement en Russie pour divers projets professionnels. Je rentre par exemple d’un séjour, au cours duquel j’ai aidé des chanteurs russes à prononcer correctement le français à l’opéra pour se préparer à un concert-gala clôturant une académie. Je retournerai aussi en Russie fin janvier pour donner quelques concerts organisés par Zoya Arrignon et la Renaissance Française dans la région de Iaroslavl, et j’ai encore d’autres projets à Moscou ou plus généralement en Russie.

Pour ceux qui hésiteraient à partir en Russie, partez ! C’est un pays magnifique dont la richesse de la culture vous enchantera et qui enrichira votre regard sur le monde et la diversité des êtres qui y vivent, sur la diversité des mentalités, des traditions et des modes de vie.

Cela peut paraître effrayant au début et cela demandera des efforts, mais le jeu en vaut la chandelle. Vous apprendrez une langue riche et dont la structure si différente vous permettra de réfléchir différemment, vous allez vivre des expériences uniques, rencontrer des personnes exceptionnelles, et finalement en découvrir plus sur vous-même que vous ne l’imaginez. Certes ce ne sera pas simple tous les jours, mais vous ne le regretterez pas.

Dans cet autre article, découvrez le témoignage d’un autre Français parti sur les traces de ces ancêtres et tombé amoureux de Saint-Pétersbourg.

Propos recueillis par Daria Gridiaïeva

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