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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe de photographie offrant des couleurs vives (voir encadré ci-dessous). Sa vision de la photographie en tant que forme d'éducation et d'illumination s’est illustrée avec une clarté particulière à travers ses clichés de monuments architecturaux dans les sites historiques du cœur de la Russie.
Dans le cadre de ses voyages le long de la rivière Oka (un affluent de la Volga) à l'été 1910, Prokoudine-Gorski réalise de nombreuses photographies à Riazan, capitale provinciale située à 190 km au sud-est de Moscou. Le plus grand monument de cette ville est la cathédrale de la Dormition-de-la-Vierge, reconstruite à la fin du XVIIe siècle selon les plans du remarquable architecte serf Iakov Boukhvostov.
Les photographies réalisées par Prokoudine-Gorski montrent une utilisation très décorative de la sculpture en calcaire sur les énormes façades en brique de la cathédrale. Un mélange similaire de structure et d’ornementation élaborée est visible dans une autre création de Boukhvostov, une église-tour située dans le domaine d'Oubory, en banlieue de Moscou, qui appartenait à l'éminent noble Piotr Cheremetiev, dit « le Jeune ».
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L'ère des églises-tours
Au cours de la même période, des églises-tours ont été construites sur d'autres domaines de la région de Moscou, la plus célèbre étant l'église de l'Intercession-de-la-Vierge édifiée en 1690-1693 dans le village de Fili. Bien que ce soit maintenant l'un des quartiers de l’ouest de Moscou, à la fin du XVIIe siècle, Fili était un domaine appartenant à l'influent boyard Lev Narychkine (1664-1705), oncle de Pierre Ier (dit « le Grand » ; 1672-1725).
L'église de l'Intercession de Fili a reçu de nombreux éloges lyriques pour sa beauté extraordinaire. Il n'existe aucune preuve documentaire quant à l'identité de son architecte, mais le maniérisme ornemental de sa conception, rappelant l'église d'Oubory, reflète les changements fondamentaux initiés dans l'architecture russe sous le règne de Pierre le Grand.
La transformation de la société et de la culture russes à la fin du XVIIe siècle annonçait des changements plus radicaux, avec la fondation par le tsar Pierre de la nouvelle capitale de la Russie, Saint-Pétersbourg, en 1703. Les églises-tours parrainées par les familles les plus puissantes de Russie peuvent être considérées comme l'expression d'une identité culturelle changeante, d’une réceptivité accrue aux nouvelles idées associées à la culture occidentale.
« Baroque Narychkine »
Le style qui en découle est souvent appelé « baroque Narychkine », du nom d’une famille de boyards qui a construit de telles églises sur ses domaines. Natalia Narychkine (1651-94) était la deuxième épouse du tsar Alexis Ier (1629-76) et la mère de Pierre le Grand.
Avec la mort du tsar Alexis en 1676, la cour russe est entrée dans une dangereuse période d'incertitude, qui impliquait une lutte de pouvoir complexe entre les familles des deux épouses d'Alexis, les Miloslavski et les Narychkine. D'une manière générale, les Narychkine étaient considérés comme plus réceptifs aux influences occidentales, ce qui a suscité l’hostilité des segments les plus conservateurs de la population.
Au cours de cette lutte, un certain nombre de Narychkine ont été tués en 1682, mais Natalia et son jeune frère Lev ont survécu et ont finalement triomphé. Avec l’ascension en 1689 du jeune Pierre, qui deviendrait tsar puis premier empereur de la Russie, la famille Narychkine a triomphé et accumulé au cours d’une brève période un immense pouvoir qui se reflétait dans les églises que ses membres avaient construites.
Cette même année (1689), Lev Narychkine a obtenu le domaine de Fili, du nom de la petite rivière Filka et, l'année suivante, les travaux de construction de la nouvelle église du domaine ont commencé. En effet, la légende veut que Narychkine ait conçu l'église comme une offrande votive pour sa survie en 1682. En outre, elle était destinée à proclamer la puissance et la majesté du clan tsariste.
Les termes « style Narychkine » et « baroque Narychkine » sont apparus parmi les historiens de l'art russes du XXe siècle au sein du phénomène plus large du « baroque moscovite ». Il y a de nombreux débats sur l'exactitude de ces termes, en particulier compte tenu de leurs différences avec l'architecture baroque européenne.
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Influence de l'architecture européenne
Pendant la majeure partie du XVIIe siècle, l'architecture des églises russes a généralement affiché un style très décoratif et maniéré, avec peu d'innovation structurelle. Cette approche convenait aux goûts traditionnels des marchands, des guildes d'artisans et des hommes d'église qui soutenaient la construction d'églises.
Le « style Narychkine » fait généralement référence aux églises-tours ornementales érigées sur les domaines d'un petit groupe d’influents personnages, tels que les Narychkine et les Cheremetiev, tournés vers la culture occidentale et étroitement associés au tsar Pierre. Composées de gradins octogonaux placés au-dessus d'un cube central, ces églises-tours distinctives sont apparues pour la première fois dans la construction en maçonnerie au début des années 1680.
La vingtaine d'églises-tours de la fin du XVIIe siècle connues allaient de premiers exemples maladroits, comprenant peu d'ornementation, à la somptueuse structure de Fili. Ces structures muti-niveaux représentaient une nouvelle version des silhouettes verticales arborées par certains des exemples les plus distinctifs de l'architecture des églises russes. Il y avait aussi des églises avec une tour en bois, bien qu'il soit difficile de déterminer quand les premiers exemples en bois sont apparus.
Pour de nombreux observateurs, l'église de l'Intercession de Fili est l'expression la plus aboutie du « style Narychkine », où les contours structurels symétriques sont rehaussés par l'équilibre des corniches en calcaire sculpté, des encadrements de fenêtres et des colonnes. Cette approche ordonnée de l'ornement suggère une sophistication nouvelle en matière de goût chez le mécène et le constructeur.
Extérieur de l’église de l’Intercession de Fili
Non seulement l'église de l'intercession de Fili réinterprète la structure de la tour centralisée, mais on y trouve le clocher (généralement attaché à l'extrémité ouest des églises paroissiales orthodoxes) placé dans un étage octogonal situé au-dessus de la structure principale. Cela permet une symétrie au premier niveau, l'abside (contenant l'autel) située à l'extrémité orientale étant équilibrée par un vestibule de forme identique à l'extrémité ouest.
L'église de l’Intercession de Fili a également des lobes en saillie aux façades nord et sud de la structure principale, créant ainsi un motif tétralobé. Le plan est à la fois décoratif et serré, un cube à quatre prolongements arrondis, dont l'est et l'ouest sont légèrement allongés.
Chacun de ces lobes - à l'exception de l'abside à l'est - comporte un escalier à balustrade descendant de l'élégante terrasse soutenue par une arcade ouverte qui ceint la structure. L'arcade donnait également accès à une « église d'hiver » située au rez-de-chaussée, ainsi nommée parce qu'elle pouvait être chauffée pour les services durant la saison froide.
En raison de son utilisation plus fréquente, l'église d'hiver accueillait le maître-autel, dédié à l'Intercession. L'autel de la plus grande église surélevée était dédié à l’Icône miraculeuse du Sauveur, devant laquelle Lev Narychkine aurait prié lorsque sa vie était menacée en 1682.
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À l'extérieur, chaque escalier mène à des portes massives en fer qui jouent également un rôle dans la décoration. La fonction festive et cérémonielle de cette conception de marches, en deux paliers tournant à angle droit, est renforcée par des sculptures en pierre calcaire typiques du style Narychkine.
La galerie surélevée de la terrasse renforce la plasticité des lobes saillants, dont chacun possède sa propre coupole dorée. La tour, composée de murs de briques peints avec des couleurs vives et rehaussés via du calcaire sculpté, est couronnée d'une coupole dorée au-dessus du beffroi.
L'ornement extérieur se compose de crêtes en corniche, de panneaux encastrés et de colonnes attachées à des axes sans ornements. La décoration de l'église exigeait de grandes dépenses, mais les ressources étaient à portée de main : le tsar Pierre donna personnellement 400 pièces d'or pour son achèvement.
Intérieur de l'église du domaine Narychkine
Un trait distinctif de l'église de Fili est sa gestion impeccable des proportions et du développement de la structure, renforcée par l'application de détails décoratifs. Malgré la distance stylistique qui sépare l'église Fili de l'architecture européenne contemporaine, son architecte inconnu possédait un sens aigu d'un système tectonique ordonné, dont toutes les parties sont reliées au sein d’un tout harmonieux.
La forme compacte qui en résultait ne permettait pas d’obtenir un grand sanctuaire, ce qui, de toute façon, n'était pas nécessaire dans une église de domaine. L'espace intérieur - essentiellement un cylindre - était en outre limité par des murs épais, qui non seulement supportaient le poids de la structure haute, mais contenaient également les marches menant au niveau octogonal contenant les cloches. La partie supérieure du cylindre était renforcée par des tirants en fer reliés à la base de la coupole principale.
Malgré sa taille modeste, l'intérieur était somptueusement orné de murs peints, de tissus et de boiseries sculptées dorées. Pour observer le service, les Narychkine avaient une loge en saillie au niveau supérieur, à laquelle on accédait par un escalier étroit à l'intérieur des murs de briques.
La pièce maîtresse de l'intérieur était une iconostase sculptée attribuée au maître Karp Zolotarev, qui aurait également conçu les sculptures en calcaire. Malheureusement, l'iconostase d'origine et une grande partie du reste de l'intérieur ont été gravement endommagés lors de l'occupation française de Moscou à l'automne 1812. L'intérieur a été refait dans un style similaire au XIXe siècle et a dans l’ensemble subsisté.
Une histoire tumultueuse
Avec le début d'une guerre beaucoup plus destructrice, à l'été 1941, l'église de l'Intercession a été fermée et une grande partie de sa structure supérieure a été démantelée pour éviter qu'elle ne serve de point d'orientation par les bombardiers allemands. La restauration du chef-d'œuvre s'est prolongée, avec des interruptions, pendant trois décennies, à partir du milieu des années 1950. Fonctionnant en tant que musée, l'église a été reconsacrée dans les années 1990 avec des offices se tenant dans l'espace « hivernal » inférieur.
L’aspect festif, joyeux, voire somptueux de l'église de Fili créait une fusion entre l'extérieur et l'intérieur. Les motifs de l’iconostase sculptée ont été repris sur les façades extérieures, où ils servaient à encadrer la structure en tant qu’expression de richesse et de goût innovant.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a inventé un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l'Empire et pris plus de 2 000 photographies avec ce nouveau procédé, qui implique trois expositions sur une plaque de verre. En août 1918, il a quitté la Russie avec une grande partie de sa collection de négatifs sur verre et s'est finalement installé en France. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu sa collection à la Bibliothèque du Congrès américain, qui, au début du XXIe siècle, a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Un certain nombre de sites web russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d'une période de travail en Russie débutant en 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les clichés pris par Brumfield des décennies plus tard.
Dans cet autre article, William Brumfield vous emmenait à la découverte de Miass, une ville née de l’or de l’Oural.
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