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Après avoir vu plusieurs fois le mélodrame Moscou ne croit pas aux larmes réalisé par Vladimir Menchov (certains affirment qu’il l’aurait même vu huit fois), le président américain Ronald Reagan aurait dit « Je n’ai rien compris ». Il a expliqué qu’il souhaitait mieux comprendre « l’énigmatique âme russe », dans un contexte de réchauffement entre les États-Unis et l’Union soviétique et avant une rencontre avec Mikhaïl Gorbatchev. En vain.
Sorti en 1980, ce long métrage au titre énigmatique a obtenu l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Il est devenu culte pour plusieurs générations de Soviétiques, mais ceux-ci associaient l’expression « Moscou ne croit pas aux larmes » exclusivement à cette œuvre. Que signifie-t-elle vraiment, et d’où vient-elle ?
Ce film montre la réalité d’une ville « brutale »
Le film raconte l’histoire de trois jeunes provinciales qui vont à Moscou dans le but d’entrer à l’université. Elles vivent dans la même chambre de dortoir et ont bien l’intention de réussir leur vie dans la capitale. Dans la première partie du film, l’héroïne Katia suit l’exemple de sa colocataire et se fait passer pour la fille d’un professeur afin d’entamer une relation avec un sympathique Moscovite de la classe moyenne. Elle tombe rapidement enceinte, il découvre son mensonge et la quitte.
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Dans la seconde moitié du film, qui se déroule 20 ans plus tard, Katia est une femme qui a réussi. Tisseuse dans une usine quand elle était jeune, elle est ensuite devenue dirigeante d’une grande entreprise et a élevé sa fille seule. Sa vie personnelle est la seule ombre au tableau.
Cependant, ce conte soviétique finit bien. L’histoire de cette femme de la classe moyenne qui s’est faite toute seule se termine comme elle a commencé : à la fin du film, Katia rencontre l’homme de ses rêves.
On considère aujourd’hui que le film est représentatif de la vie réelle : déménager à Moscou et s’y installer est le rêve de beaucoup de provinciaux, et leur manière de procéder est toujours la même.
« Moscou ne croit pas aux larmes », dit-on quand les soucis, les plaintes et les pleurs de quelqu’un ne provoquent aucune sympathie et ne servent à rien pour résoudre le problème. La mégalopole en est un parfait exemple : dans Proverbes du peuple russe, Vladimir Dahl y note la phrase et précise : « il ne faut s’apitoyer sur le sort de personne. Ce sont tous des étrangers ».
Nikolaï Leskov, lui, écrit ceci dans La Guerrière (1866) : « Eh bien, regardez, me dit-il, mes larmes. Eh bien quoi, mon ami, dis-je, tes larmes ? Ce ne sont que des larmes, et j’ai de la peine pour toi, mais Moscou ne croit pas aux larmes, dit le proverbe. Personne ne te donnera d’argent pour ça ».
Les exactions tatares
Cependant, le proverbe était déjà utilisé quatre ou cinq siècles avant Leskov.
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Selon certains, il serait apparu du temps d’Ivan Ier Kalita, célèbre pour ses extorsions d’argent exorbitantes. Au XIIIe siècle, la Horde d’or, dirigée par Batu, le petit-fils de Gengis Khan, a vaincu les principautés russes. Pour la Rus’, c’était une période de fragmentation féodale : il n’y avait pas de gouvernement central, et les princes rivalisaient les uns avec les autres pour les terres et le pouvoir. Certaines principautés se sont battues contre l’oppresseur, s’affaiblissant encore plus. D’autres ont tenté de négocier, pour essayer d’éviter les attaques sanglantes et dévastatrices.
Ivan Ier Kalita, prince de Moscou, était partisan des négociations. Après avoir conclu un accord avec le khan, il a donc commencé à récolter le plus gros tribut possible auprès des princes russes, en échange duquel ils évitaient de subir les expéditions punitives. Selon les chroniqueurs, ce nouveau système de relations entre la Horde et la Rus’ a porté ses fruits : les raids tatars ont cessé pendant 40 ans. Pendant cette période, les principautés se sont relevées et ont retrouvé leurs forces. Elles ont donc pu résister face aux Tatars.
Cependant, les tributs toujours plus lourds ont poussé les princes au désespoir. Nous n’en connaissons pas les montants exacts, mais les historiens estiment que les sommes étaient comparables au budget d’un petit État. Parfois, pour rassembler autant d’argent, les princes devaient emprunter aux marchands, y compris à des commerçants étrangers. Il arrivait même qu’ils soient incapables de payer la dette de leur vivant. Ils la transmettaient alors à leurs héritiers. On appelait cette taxe « l’impôt bessermien » (pour les Russes, tous les musulmans étaient des Bessermiens, ce terme désignant aujourd’hui un peuple minoritaire de Russie).
Kalita, qui avait déjà un pouvoir phénoménal sur les autres princes, a commencé à leur demander une somme d’argent supérieure à celle de l’impôt, pour les « besoins de la principauté de Moscou », ce qui a causé des différends au sein de la population : combien d’argent faudrait-il encore donner à Kalita ? Certains se sont alors rendus à la principauté de Moscou, dans le but de formuler des requêtes. Pleurant, suppliant, ils ont demandé à Kalita de réduire le montant de la taxe, mais ce dernier s’est montré intransigeant. Il a de plus sévèrement réprimé les contestations populaires et a châtié publiquement les requérants. C’est de là que viendrait la phrase « Moscou ne croit pas aux larmes ».
Kalita a régné jusqu’en 1340 et a amassé d’immenses richesses qui lui ont permis d’acquérir de nouvelles terres. De son vrai nom Ivan Ier, son surnom « Kalita », sous lequel il est connu, signifie d’ailleurs « escarcelle ».
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La tyrannie moscovite
Selon une autre version de l’histoire, la phrase serait apparue après le joug tataro-mongol, au XVe siècle, sous le règne du tsar Ivan III (dit Ivan le Grand). Ce surnom était justifié : son principal accomplissement fut la libération de la Rus’ de la domination de la Horde d’or, en 1480.
C’est également sous le règne d’Ivan le Grand que les diverses principautés sont devenues un État unique. La taille du territoire a augmenté de six fois, en faisant un pays plus grand que n’importe quelle nation européenne. Le tsar a acheté les terres pour les annexer à la principauté de Moscou, ou les a simplement conquises. La République de Novgorod fut la principale conquête de Moscou, dans la seconde moitié du XVe siècle. Avec son accès à la mer et ses richesses naturelles, la république peu peuplée a alors perdu toute indépendance, et est passée sous le contrôle de Moscou.
Il est possible que l’expression soit apparue à ce moment-là, bien que sous une forme plus longue et un peu différente de celle que l’on connait aujourd’hui : « Moscou frappe de son pied et Moscou ne cède pas face aux larmes ». « Frappe de son pied » désigne une technique de combat où les jambes de l’ennemi étaient fauchées pour qu’il perde l’équilibre et tombe à la renverse.
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