Comment les habitants des petites villes russes luttent-ils contre la dépression?

AFP
Comment prendre plaisir à vivre si autour de vous s’étend le royaume du gel, de la nuit et du délabrement, et si le sommeil et les larmes veulent prendre le dessus?

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D’octobre à mars, Dmitri sort le matin de son immeuble gris et, traversant des congères de neige, se dirige vers son véhicule. À l’intérieur, il ressent le froid glacial du salon gelé. Les vitres sont couvertes de neige si bien qu’il ne voit rien dehors. D’ailleurs, il n’y a pratiquement rien à voir, il fait encore nuit.

Dmitri sait qu’en rentrant du travail il ne verra pas le Soleil, et d’ailleurs il ne verra pas cet astre lumineux avant quelques mois.

« J’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre », lance-t-il, donnant un coup de poing sur le volant. Mais personne ne l’entend et le vent lève dans l’air un nouveau nuage de neige.

Tous les jours ce jeune homme de 26 ans, qui sert dans les rangs de la Marine à Mourmansk, sur la péninsule de Kola (Nord-Ouest de la Russie), tente de lutter contre la dépression que la nuit polaire engendre. Il n’est pas le seul à en souffrir : d’après les données de Zourab Kekelidze, directeur général du Centre de psychiatrie et de narcologie Serbski, en 2017, 8 millions de citoyens russes – soit 5,5% de la population – souffraient de dépression. Qui plus est, les pathologies psychiques sont plus fréquentes chez les habitants du Grand Nord, à en croire les statistiques du ministère russe de la Santé pour l’année 2018. 

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Adrénaline, silence et douceurs

« Je suis, à vrai dire, de Voronej (463 kilomètres au sud de Moscou). Mon épouse et moi, nous sommes arrivés à Mourmansk en 2012. Non seulement c’est à 2 500 km de la maison, mais il y a aussi ces conditions climatiques. La première idée qui a traversé mon esprit lorsque j’ai vu tout cela était "p*tain" », évoque Dmitri sa première rencontre avec le Grand Nord russe. Il dit que les jours s’enchaînaient vite, mais la routine...

« Tu sors du boulot et il fait nuit. Tu as la flemme même d’aller faire des courses. Et il faut encore sortir promener ma fille, bien qu’il n’y ait même pas d’aires de jeux normales », relate-t-il.

Le problème ne se limite pas au froid, assure-t-il. L’infrastructure mal développée, les salaires bas et les prix élevés ne sont pas moins source de dépression.

« Les dépenses pour le loyer sont assez élevées, mais le salaire des habitants ordinaires de Mourmansk ne dépasse pas 28 000 roubles (400 euros environ). On pêche du poisson ici – c’est une ville portuaire, mais dans les magasins il ne coûte pas moins qu’à Moscou », s’étonne-t-il.

Il y a un an, il s’est acheté une Toyota Mark2 et apprend à drifter sur la neige.

« L’adrénaline me remplit immédiatement et l’humeur s’améliore brusquement », avoue-t-il.

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Mais, comme il le souligne, il est impossible de surmonter définitivement la dépression, vu les circonstances. Il compte donc travailler ici encore quelques années, puis retourner à Voronej.

Kristina, cette manager de 29 ans vivant dans la ville voisine d’Apatity, souffre souvent d’insomnie et de modification de l’humeur pendant la nuit polaire.

« Parfois, le matin je n’ai pas envie de me lever. Parfois je m’endors au boulot et parfois je bois des boissons énergisantes pour ne pas rester trop atone. Et les sucreries – si je n’en mange pas au moins une fois par jour, je me sens mal », partage-t-elle son expérience.

À en croire Evgueni, serrurier de 28 vivant à Norilsk (l’une des villes les plus froides de Russie et des plus polluées au monde), beaucoup de locaux trouvent la consolation dans l’alcool. Quant à lui, avec ses coups de colère, il préfère ne pas parler.

« Nous essayons de nous défaire de la dépression à l’aide du travail laborieux. Mais aujourd’hui cela ne m’a pas aidé. En un seul instant et sans aucune raison ma bonne humeur a cédé place à la colère », se plaint-il.

Pendant de tels moments il essaie de se distraire en pensant aux choses positives, par exemple aux voyages dans des pays chauds. Il ne veut pas dévoiler sa dépression à sa famille, si bien que lorsqu’il rentre, il ne parle à personne et va au lit.

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« On peut essayer de trouver un hobby, cela distrait. Depuis mon enfance, pour ne pas penser au froid, je faisais de la danse folklorique, et ce, jusqu’à l’âge de 11 ans. Mais j’ai jeté l’éponge, maintenant je cuisine tout simplement », assure l’homme.

Plus de lumière et des entrainements en groupes

En premier lieu, c’est le manque de Soleil qui développe la dépression, est persuadée la psychologue Olga Valle. D’ailleurs, pendant les saisons froides, la dépression ne frappe pas que les petites villes, mais aussi les mégapoles. Qui plus est, la pollution lumineuse et sonore ne fait qu’aggraver les choses.   

« Notre cerveau se repose au mieux dans le calme et l’obscurité. L’habitant d’une mégapole est pratiquement privé de ce luxe. Explique la psychologue. Un sommeil superficiel et de mauvaise qualité, ainsi que le manque de repos débouchent inévitablement et plus que toute nuit polaire à la baisse de l’immunité et au manque de forces ».

En outre, les Russes ont l’habitude de ne pas prêter attention aux premiers signes de la dépression, ce qui ne fait qu’aggraver la situation.

« Pour les Russes, la mauvaise humeur n’est pas une raison de s’inquiéter. Puisque ce n’est pas douloureux, cela se soignera tout seul », explique-t-elle.

Pour surmonter la mauvaise humeur pendant la nuit polaire, il faut consommer plus souvent de la nourriture chaude, porter des vêtements chauds et bien dormir. On peut, en outre, acheter une lampe-réveil imitant la lumière naturelle, conseil la psychologue. Mais si malgré tous ces efforts, l’état ne s’améliore pas, il vaut mieux voir un psychologue ou un neurologue.

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À Norilsk, un centre pour la jeunesse organise des entrainements censés lutter contre la dépression saisonnière. Le dernier s’est tenu en 2017. Des cours similaires sont annuellement mis sur pied à Mourmansk.

Par ailleurs, dans cette ville de la péninsule de Kola, on installe des constructions lumineuses à l’approche de la tombée de la nuit polaire, dans le souci de compenser le manque de lumière.  

La dépression n’est pas que dans le Nord

Sur le chemin du retour de l’école, Alexandra, étudiante en terminale, a de nouveau le chat dans la gorge. Cela lui arrive à chaque fois qu’une usine locale émet des gaz nocifs. La jeune fille s’y est habituée et ne veut pas voir de spécialiste – elle considère que cela n’a aucun sens. En outre, des idées suicidaires dominent son esprit plusieurs fois par mois. C’est rare qu’elle fasse quelque chose après l’école : elle s’allonge et fixe le plafond.

« Des cours d’immeuble qui se ressemblent, quelques écoles et maternelles, une usine. Deux cathédrales et une chapelle. Les gens ici sont simples. Ils ne sont pas méchants, mais fatigués. Et où ils ne le sont pas ?», c’est ainsi qu’Alexandra décrit Karabach, sa ville natale qui compte 11 000 habitants et est située dans la région de Tcheliabinsk, dans le Sud de l’Oural, non loin du Kazakhstan. Depuis plusieurs années, cette région fait partie des zones les plus polluées de la Fédération de Russie, à en croire les données de l’ONG Patrouille verte. Terre rouge, montagnes noires à l’herbe brulée et ruisseaux orange – tel est le décor dont la cause est une usine de traitement de minerai de cuivre.

Le temps gris et morne joue, lui aussi, un rôle dans la dépression d’Alexandra, nous avoue-t-elle. Ce qui la sauve, ce sont les services religieux auxquels elle assiste, mais aussi les montagnes, les lacs et les forêts situés à plusieurs kilomètres de la ville.  

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« Les services aident à retrouver l’harmonie spirituelle. Et il suffit de s’éloigner de la ville et des paysages magiques s’ouvrent aux yeux. Et le blues s’évapore immédiatement. Et la soif de vivre revient », est persuadée la jeune fille.   

Maxim, cet autre habitant de Karabach âgé de 20 ans, ne décrit pas son état comme dépressif, mais plutôt comme un spleen. Ce dernier l’a frappé il y deux mois et peut durer de plusieurs mois à une année.

« Chez moi, cela se traduit par une absence totale de toute émotion, une volonté de terminer cette vie. Le loisir se réduit à la musique », explique-t-il.

Il est persuadé que ce spleen est provoqué par la vie et par la situation dans le monde. À la question de savoir comment il lutte contre cet état, il s’étonne :

« Comment peut-on lutter contre soi-même ? Pourquoi lutter ? Ici, on ne survit pas, on vit tout comme dans les autres villes provinciales du pays », conclut-il.

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