Pourquoi les habitants d'un village russe, austère vedette à Cannes, haïssent-ils les touristes?

Viktoria Riabikova
Suite à la sortie du film Léviathan, nominé aux Oscars et à la Palme d’Or, le village nordique de Teriberka, bien qu’à l’agonie, est devenue La Mecque des touristes et des chasseurs de belles photographies dans un style artistico-chaotique. Les locaux cependant expriment leur mécontentement face à cette soudaine popularité. Russia Beyond s’est rendu sur place afin de connaitre les raisons de cette hostilité.

Un minibus lutte depuis déjà deux heures contre la neige s’abattant sur le pare-brise. Deux touristes chinois, un homme et une femme, s’accrochent de toutes leurs forces aux poignées des sièges et à l’un l’autre, mais tombent tout de même de temps à autre. Le regard du conducteur, il est vrai, loin de se contenter de la chaussée, se promène sur les environs : « Ce n’est même pas de la beauté, c’est carrément un écran de veille pour Windows ».

Le business de Léviathan

Le drame produit par le réalisateur russe Andreï Zviaguintsev, Léviathan, est sorti en 2014 et a reçu un Golden Globe, le prix du Meilleur scénario au Festival de Cannes et a été nominé pour l’Oscar du Meilleur film en langue étrangère. La vie ordinaire de Kolia, un habitant porté sur la boisson, s’effondre : il est impuissant face à l’État, qui souhaite raser sa maison. Une tragédie amplifiée par les paysages austères de la nature nordique, desquels Zviaguintsev se délecte.

En Russie, le film a suscité de vives polémiques, mais tous ont ressenti l’envie de venir et de voir de leurs propres yeux ce à quoi ressemble la bourgade de Teriberka, où s’est en majeure partie déroulé le tournage.

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Sur ce fond d’essor de la popularité du village, il y a un an et demi, Evgueni et sa petite amie Tatiana ont déménagé ici depuis la capitale régionale, Mourmansk. Ils y ont fait l’acquisition d’un terrain sur lequel se dressait une maison abandonné et où vivait par-dessus le marché un cabot répondant au nom de Laïma. Après avoir détruit l’édifice, ils ont bâti sur cette parcelle une auberge de jeunesse proposant des nuits à 1 300 roubles (17,90 euros). Teriberka compte également un hôtel de plus haut standing, offrant un tarif journalier de 6 500 roubles (89,30 euros).

L’auberge m’a accueillie avec son poêle allumé, ses deux chambres de quatre lits, sa salle de douche moderne et une bouteille de vodka au piment dans la cuisine. Selon Evgueni, il fallait boire cette dernière sans plus attendre, non seulement pour ne pas tomber malade, mais également pour que la chasse aux aurores boréales soit fructueuse.

Au printemps et en été, des touristes russes viennent ici pour pêcher, admirer les paysages de Léviathan, ou encore participer à des festivals. En hiver, ils sont relayés par les visiteurs chinois, qui n’ont jamais entendu parler de ce film, mais qui rêvent d’observer des aurores boréales.

Evgueni les emmène d’ailleurs faire des tours sur la plage en motoneige ou en voiture, cette dernière ayant toutefois une capacité de franchissement insuffisante et reste donc régulièrement en rade. Pour les Russes, il organise par ailleurs des randonnées sur une presqu’île voisine.

« C’est vrai que je ne m’occupe quasiment pas de la promotion des randonnées, et je forme les groupes sans grand entrain. Avec les randonnées tu ne gagnes rien, juste de quoi compenser les frais pour la location de l’équipement ».

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Excursion à Teriberka

Evgueni n’aime pas emmener les touristes en excursion à motoneige. Il consomme trop de carburant et est trop apprécié par les Chinois, qui ne souhaitent se déplacer que par ce moyen. D’ailleurs, aujourd’hui il fait asseoir une Chinoise dans son minivan, mais après littéralement quelques instants, tout se termine de manière inattendue.

« Voilà, l’excursion est finie ! », indique Evgueni, avant de partir libérer le véhicule, coincé dans l’épaisse couche de neige. La « boukhanka » (minivan typique) n’a pu s’éloigner que d’environ 10 mètres de l’auberge. Avec Tatiana, nous tentons d’expliquer avec des signes à la touriste asiatique qu’il faut déjà sortir de l’automobile. Elle se voit alors dans l’obligation de traverser elle-même le blanc manteau revêtant le sol pour gagner la route et faire de l’autostop (pour 800-1000 roubles, 11-13,75 euros) afin de rejoindre l’autre extrémité du village, et y contempler une plage de galets et une cascade gelée.

Pendant ce temps, nous revenons à l’auberge, et Tatiana s’en va s’affairer dans la cuisine. Rapidement l’air s’emplit d’un fumet de crevettes frites, tandis que sur les assiettes apparaissent des pinces de crabe et d’autres délicatesses tout droit sorties de la mer de Barents. À Teriberka, il n’existe que deux points lieux où il est possible de se sustenter : l’auberge et un restaurant. Mais ce dernier, d’après Tatiana, jouit d’une piètre réputation tout en affichant des prix élevés.

Suite à notre excursion avortée, notre compagne de route chinoise a justement décidé de tenter sa chance dans cet établissement. Mais la déception l’y attendait : uniquement un thé vert et des crêpes surgelées. Il lui a donc fallu revenir à l’auberge, pour déguster les fruits de mer de Tatiana.

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The Best Love et la haine de l’esclavage

Sur le rivage, non loin du restaurant, se dresse une maisonnette d’allure étrange et portant l’inscription prometteuse The Best Love.

 « Maintenant à Teriberka on a une nouvelle tendance suite à Léviathan : le tourisme, étant donné qu’il n’y a rien d’autre pour survivre. Mais en quoi ces touristes nous sont-ils utiles ? », s’insurge Vitali, 57 ans, propriétaire de la bâtisse et pêcheur autochtone, un homme de petite taille à l’épaisse et noire moustache. Selon lui, le tourisme est comparable à l’esclavage, « satisfaire une personne revenant à travailler comme serviteur ».

Ceci dit, parfois la tentation de se faire de l’argent se fait plus forte que le dégoût pour l’esclavage, et Vitali emmène donc sur son bateau quelques pêcheurs, mais aussi des photographes ainsi que des touristes, et leur propose des excursions le long des côtes.

Vitali aime trois choses : la pêche, les animaux domestiques et les femmes. Et si avec sa sixième épouse, ses cinq chats et chiens il n’a aucun problème, avec la pêche, qu’il a pratiqué toute sa vie, les choses sont plus compliquées.

En conformité avec la législation du pays, il ne peut en effet capturer dans la mer de Barents que des poissons d’une taille précise, des aiglefins de 40 centimètres et des morues de 42. Or, ces espèces vivent loin du rivage, cependant Vitali ne peut les chercher là-bas, car pour cela il est nécessaire d’obtenir un permis spécial, qui n’est accordé qu’aux gros navires de pêche.

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Dans un certain sens, Vitali reproduit en réalité l’intrigue de Léviathan. D’après ses dires, les autorités locales souhaitent en effet qu’il déménage dans le village voisin, dans un appartement neuf, son logement n’étant pas considéré comme convenable en tant que lieu de résidence, tandis que la propriété de son terrain est revenue à l’État, qui ambitionne d’y bâtir de nouveaux hôtels et auberges.

« Mais je ne veux pas partir, j’aime cet endroit, j’ai ici mon style vénitien », assure-t-il, devant un calendrier arborant une femme dénudée, accolé à une couverture de magazine soviétique, près d’icônes religieuses et d’un drapeau russe.

Après un coup d’œil rêveur au calendrier, il précise qu’il ne serait pas contre le tourisme, à une condition : que l’État l’autorise à pêcher.

Comme dans la réalité

Dans la maison locale de la culture, un édifice d’un étage en béton gris et au toit rouge, on se dit également las des flux de touristes et des conversations à propos de Léviathan, cependant, aux yeux des employés, le tourisme est l’unique issue pour ce village.

« Honnêtement, ce Léviathan nous gonfle ! Nos paysages sont magnifiques, mais l’intrigue est débile ! En revanche, à présent il n’y a plus besoin d’expliquer à la Russie ce qu’est Teriberka », affirme la directrice Olga Nikolaïeva.

De son côté, la bibliothécaire du coin, une femme âgée et maigrichonne, tourne les pages d’un album photo de ses mains tremblantes, pour me montrer la fierté locale.

Sur un cliché, de jeunes hommes tentent de s’introduire dans la gueule d’une baleine, capturée par des pêcheurs locaux environ au début des années 70. D’après mon interlocutrice, la tête du cétacé aurait été découpée et aurait fait office d’attraction locale. Le seul inconvénient, avec le temps, une odeur pestilentielle s’en est dégagée, et personne ne se souvient déjà plus de ce qu’il en est advenu ensuite.

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« Auparavant, le village vivait uniquement grâce à la pêche et il y avait presque 5 000 habitants, raconte Olga Nikolaïeva. Il y avait ici une usine poissonnière, qui a cessé son activité en 2015 faute de rentabilité, tandis que l’école a été fermée pour la même raison, les enfants et le corps enseignant ont été transférés dans l’école du village voisin. Les quelques enfants restés à Teriberka sont envoyés en bus, et c’est le prof de sport qui joue le rôle de chauffeur ».

Aujourd’hui, Teriberka abrite 617 âmes, ainsi que toute une série de bâtiments abandonnés, qui peuvent être utilisés comme objets d’art ou de décor pour de prochains films d’horreur.

« Néanmoins tout est nature, comme dans la vraie vie. Je ne construirais même pas de route, c’est aussi ça la couleur locale, l’extrême, l’aventure, c’est ce qu’il nous faut. Et il y aura du tourisme, il sera juste singulier », conclut-elle.

Les noms de famille des personnes citées ne sont pas mentionnés à leur demande.

Dans cet autre article, découvrez notre récit de voyage dans la région de Mourmansk, et notamment à Kirovsk, autre lieu de tournage de Léviathan.

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