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« Le souverain m'appela, et me remit un gobelet de vin, écrit Rafael Barberini, un noble italien qui, en 1564, apporta à Ivan le Terrible une lettre de la reine Elisabeth d'Angleterre. Immédiatement après cela, le houblon délia considérablement nos esprits, de sorte que, oubliant toute décence et modestie, nous nous précipitâmes à travers les portes... jusqu'à ce que nous atteignîmes enfin le porche du palais, d'où, à vingt pas ou plus, on nous attendait avec chevaux et serviteurs. Mais quand nous descendîmes du porche pour rejoindre nos chevaux et rentrer chez nous, nous dûmes marcher péniblement dans la boue, qui arrivait jusqu'au genou, et la nuit était noire, il n’y avait de lumière nulle part ; nous étions donc assez fatigués quand nous pûmes enfin nous asseoir sur nos chevaux ».
Les aventures alcoolisées décrites par Barberini n'étaient pas un cas isolé. « Beaucoup d'étrangers, connaissant la coutume de l'hospitalité russe, prenaient place à table avec la pensée anxieuse qu'ils seraient obligés de boire beaucoup », a écrit l’historien Vassili Klioutchevski.
Un festin au Palais à Facettes du Kremlin de Moscou, XVIIe siècle
Domaine publicAu début, aux XVe-XVIe siècles, les princes et tsars de Moscou fournissaient personnellement chaque ambassade. Au XVIIe siècle, il y a eu un plus grand nombre d'ambassadeurs étrangers et tous les États n'avaient pas de bonnes relations – à partir de là, un repas en présence du tsar, avec des boissons d’autant plus, n'est devenu un privilège que pour les membres les plus honorables et les plus respectés de l'ambassade. La façon dont cela se produisait est décrite par Andreas Rhode, secrétaire de l'ambassade du Danemark en Russie sous l'envoyé Hans Oldeland en 1659.
Un gobelet
BKHV (CC BY-SA 4.0)« Des boissons furent apportées : du vin, du miel et de la vodka, dans sept cruches en argent et dorées de différentes tailles et dans cinq grandes cruches en étain ; quant à la bière, elle était apportée sur un traîneau. Quand la table fut dressée, ils y mirent autant de plats qu'ils pouvaient y mettre, tandis que le reste était remis à nos serviteurs ; puis on invita l'envoyé à dîner. Selon la coutume russe, tout d'abord, pour stimuler son appétit, on lui proposa de boire de la vodka très forte dans un très beau gobelet cerclé d'or. Ensuite, tout le monde assis à table se vit verser un grand verre de vin du Rhin, mais en prévision des toasts à venir, personne n'a osé y toucher », a écrit Rhode.
Un gobelet d'un serviteur russe
Shakko (CC BY-SA 4.0)Un gobelet au XVIIe siècle pesant plus de 120 grammes, il n'est pas surprenant qu'après une telle mise en bouche, l'envoyé danois ne soit pas pressé de boire du vin du Rhin. Mais que faisaient les Russes eux-mêmes lors de telles fêtes ? Selon les considérations des dignitaires russes et de la noblesse de l'époque, s'enivrer lors d'un festin royal, et en fait de n'importe quel festin, était un acte digne, une marque de respect pour l'hôte. Comme l'a noté un autre étranger au XVIIe siècle, le diplomate autrichien Augustin von Meyerberg, « la seule limite à la consommation d'alcool est l'ivresse, et personne ne quitte pas la salle à manger si on ne le sort pas ». Soit dit en passant, Meyerberg n'était pas non plus un grand amateur des réceptions d’ambassades. Lors d’un de ses séjours en Russie, il a rendu visite à Afanassi Ordine-Nachtchokine, le chef de facto de la diplomatie russe. Meyerberg a noté avec soulagement que Nachtchokine n’est « pas du tout un imitateur stupide des coutumes, avec une courtoisie amicale il nous libérés du devoir de boire et de la loi consistant à s'enivrer ».
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Cependant, lorsqu'ils avaient affaire au tsar, les ambassadeurs peu habitués à la vodka russe ne pouvaient échapper à la coutume - apparemment, les diplomates russes se fixaient pour objectif direct de saouler les étrangers.
Le Rituel du baiser
Constantin MakovskiLa vodka (« vin de pain », comme on l'appelait à Moscou à l'époque) était généralement l’une des principales provisions livrées aux ambassadeurs étrangers. Aux XVIe-XVIIe siècles dans le royaume de Moscovie, c'était encore une boisson exceptionnellement chère, dont l'État avait le monopole de la production. Voici par exemple la quantité d'alcool qui a été remise à John Meyrick, l'ambassadeur britannique à Moscou sous le tsar Michel Ier. Chaque jour Meyrick recevait personnellement quatre gobelets de vodka (environ un demi-litre), une carafe (1,1 litre) de vin de raisin, trois gobelets de boisson de miel fermenté, une tasse et demie de medovoukha (hydromel) et un seau de bière. Les nobles qui accompagnaient l'ambassadeur recevaient quatre gobelets de vin de pain (moins fort que celui de l'ambassadeur), un gobelet de boisson de miel fermenté, trois quarts d'un seau d'hydromel et un demi-seau de bière. Même les serviteurs ordinaires de la suite de l'ambassadeur recevaient deux verres de vodka et un demi-seau de bière. Les quantités sont certainement bien supérieures à ce que l'on pourrait boire en une journée. Pourquoi tout cela était-il été fait ? Bien sûr, afin de montrer la richesse et la générosité du tsar russe, et aussi, si possible, pour rendre bavards les ambassadeurs et leur suite lors des festins.
Les fêtes données pour les ambassadeurs de haut rang ne se terminaient pas au palais du tsar. À partir de la fin du XVe siècle est apparue la coutume consistant à « faire boire l'ambassadeur » directement dans sa cour d'ambassade, qui était fournie par les Moscovites pour la résidence d'un hôte étranger et de sa suite. Ceci est décrit en détail par Sigismund von Herberstein, qui a visité Moscou au XVIe siècle.
Sigismund von Herberstein
Domaine public« Après le départ des ambassadeurs, ceux qui les avaient accompagnés au palais viennent les ramener à l'hôtel, disant qu'ils avaient pour instruction de s’y trouver et de distraire les ambassadeurs. Des gobelets et des récipients en argent sont apportés, chacun avec une certaine boisson, et tout le monde essaie d'enivrer les ambassadeurs. Et ils savent parfaitement comment faire boire une personne ; quand ils n'ont plus de raison de lever la coupe, ils se mettent à boire à la santé de l'empereur, du souverain, et enfin au bien-être de ceux qui, à leur avis, possèdent une sorte de dignité ou d'honneur. Ils s'attendent à ce que personne ne doive et ne puisse refuser une coupe en leur honneur. Ils boivent comme suit. Celui qui commence prend la coupe et va au milieu de la pièce ; debout, tête découverte, il déclare avec éloquence à la santé de qui il boit et ce qu'il lui souhaite. Puis, ayant vidé et renversé la coupe, il en frôle le sommet de sa tête, afin que chacun puisse voir qu'il a bu, et souhaite bonne santé au monsieur pour qui l'on boit. Puis il se rend à l'endroit le plus élevé, ordonne de remplir plusieurs coupes, après quoi il distribue chacune des coupes, en nommant celui à la santé qui il faut boire. Chacun doit se rendre un à un au milieu de la pièce et, après avoir vidé le bol, retourner à sa place. Ceux qui veulent éviter de boire plus longtemps doivent nécessairement faire semblant d'être ivres ou endormis, ou du moins s'assurer qu'ils ne peuvent plus boire d'aucune façon, car ils sont convaincus que bien recevoir des invités et se comporter décemment avec eux, c'est forcément les enivrer ».
Tant au palais du tsar que lors des fêtes dans les cours des ambassades, les serviteurs russes chargés de faire boire les ambassadeurs apportaient avec eux une longue liste des noms de personnes à qui il fallait boire des toasts, de sorte que les occasions de s’enivrer n'en finissaient pas. Comme l'écrit Klioutchevski, « les serviteurs chargés des beuveries atteignaient souvent leur objectif - saouler l'ambassadeur, et l'affaire ne se déroulait pas sans épisodes regrettables. Mais en même temps, d'autres objectifs importants ont parfois été atteints : l'ambassadeur ivre a laissé échapper plus d'une fois ce qu'il lui était ordonné de ne garder que dans son esprit ».
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Mais que se passait-il si l'ambassadeur ne pouvait tout simplement pas boire autant ? Dans de tels cas, le souverain de Moscou permettait gracieusement à l'invité venu de terres lointaines « de ne pas finir de boire », comme cela s'est produit avec Ambrogio Contarini sous le grand-duc Ivan III - l'Italien a eu toutes les peines du monde à boire le quart de la tasse qui lui était servi par le souverain, mais Ivan III lui-même a permis à l'ambassadeur de ne pas finir la coupe.
Mais celui qui aimait le plus enivrer les ambassadeurs et hôtes étrangers était, bien sûr, Pierre le Grand. La plupart des preuves en ont été laissées par Friedrich Wilhelm Bergholtz, un noble du Holstein qui connaissait personnellement le tsar et a été forcé à plusieurs reprises de se saouler en sa compagnie. « J'avais terriblement peur des beuveries », a-t-il admis. Même son souverain, le duc Charles-Frédéric de Holstein-Gottorp, l'a compris : « Son Altesse m'a chuchoté que je devrais verser de l'eau rouge dans la même bouteille en osier que celle contenant du Bourgogne et la mélanger un peu avec du vin » - c'est ainsi que le duc a conseillé à son sujet de faire face aux torrents d’alcool déversés par Pierre.
Charles-Frédéric de Holstein-Gottorp
Domaine publicDe telles méthodes n'ont pas sauvé Charles-Frédéric lui-même - le tsar Pierre surveillait de près que ses invités boivent à sa santé « comme il se doit ». Lorsque le duc de Holstein a essayé de boire du vin dilué pendant une fête, Pierre a pris le verre et, après l'avoir goûté, l'a rendu avec les mots : « Votre vin n'est pas bon ». Lorsque le duc a essayé d'objecter qu'il était malade et ne pouvait pas boire autant, le tsar a dit que l'alcool dilué était encore plus nocif que le pur, « et lui a versé de sa bouteille un vin hongrois fort et amer, qu'il déguste habituellement ». Lorsque Pierre découvrait que quelqu'un ne buvait pas assez, il se mettait en colère. Comme le rappelle Bergholtz, « le tsar a découvert qu'à la table, du côté gauche, où les ministres étaient assis, tous les toasts n'étaient pas bus avec du vin pur, ou du moins pas avec les vins qu'il demandait. Sa Majesté s’est mise très en colère et a ordonné à tout le monde à table de boire en punition en sa présence un grand verre de vin hongrois. Puisqu'il a ordonné de le verser à partir de deux bouteilles différentes et que tous ceux qui ont bu sont immédiatement devenus terriblement ivres, je pense que de la vodka a été ajoutée au vin ».
En un mot, le tsar Pierre, dans sa passion de l'ivresse, n'épargnait ni ses sujets ni les étrangers. Les bagarres et situations embarrassantes étaient monnaie courante pendant les fêtes tsaristes. Bergholtz a écrit que « l'amiral [Apraksine] s'est tellement saoulé qu'il a pleuré comme un enfant, ce qui lui arrive généralement dans de tels cas. Le prince Menchikov est devenu tellement ivre qu'il est tombé mort et les serviteurs ont été forcé d'envoyer chercher la princesse et sa sœur, qui, avec l'aide de divers spiritueux, l'ont quelque peu ramené à la raison et ont demandé au tsar la permission de rentrer avec lui. En un mot, il y en avait très peu qui n'étaient pas complètement ivres... »
Pierre le Grand lève un verre après avoir décapité un des streltsy (infanterie d'élite)
Hulton Archive/Getty ImagesOn sait que l'ivresse de Pierre a parfois eu des conséquences terribles - par exemple, le duc de Courlande Friedrich Wilhelm, à qui Pierre a donné sa nièce Anna Ioannovna pour épouse, n'a pas survécu à une fête avec le tsar russe - deux jours après la fin des célébrations de mariage, le marié est décédé sur le chemin de Saint-Pétersbourg, et les contemporains ont attribué ce qui s'est passé précisément au fait que le jeune duc avait imprudemment décidé de rivaliser avec Pierre lors d’un concours de boisson. Pierre le Grand, cependant, fut le dernier des monarques russes prêt à boire si ouvertement avec ses invités et ses subordonnés. Sous les Romanov suivants, l’exubérante tradition russe de la « diplomatie de l'alcool » s'était déjà estompée.
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