Comment les femmes ont participé pour la première fois à des élections en Russie

Russia Beyond (Photo: Dmitri Levitsky/Galerie Tretiakov; Domaine public; russiainphoto.ru)
Le cadre rigide entourant la situation de la femme russe, même noble, est un stéréotype bien connu. Mais comment dès lors comprendre le fait que les femmes nobles russes aient eu le droit de vote depuis le milieu du XVIIIe? Malgré des droits incomplets et passifs, les femmes pouvaient néanmoins influencer le résultat des élections dans les ouïezd et les provinces.

Russia Beyond désormais sur Telegram ! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr

« Un moyen d'augmenter la force du parti est de recruter davantage de femmes. Pour cela, bien avant les élections, les chefs de partis et leurs associés actifs reçoivent toutes sortes de propriétaires terriennes femmes. Il s'agit le plus souvent de vieilles filles ou de veuves. Ils vont trouver celles qui vivent dans les villages, font de nouvelles connaissances, agissent sur elles par l'intermédiaire de leurs proches, se confondent en politesses devant elles, leur promettent d’être loyaux à leur cause et reçoivent ensuite d'elles des formulaires de lettres, dans lesquelles seul un espace est laissé pour écrire le nom et le patronyme de ce gracieux monsieur, à qui une boule est remise. Tout cela nécessite parfois des ennuis et des dépenses considérables, mais les gens ambitieux ne lésinent sur rien », a rappelé l'écrivain russe du XIXe siècle Vassili Selivanov. La boule, c’est-à-dire une voix ; le vote sur les candidats était effectué en plaçant une boule dans une boîte avec deux trous - « j’élis » et « je n’élis pas ».

De quel genre d'élections s'agissait-il ? La citation fait référence à la participation des femmes propriétaires terriennes via leur « procuration », c'est-à-dire le transfert de leur vote, aux élections nobles. C'était déjà le XIXe siècle, mais pour la première fois, les opinions des femmes avaient été prises en compte dans les élections en Russie sous Catherine II, et ce furent les élections des députés à la Commission législative.

Lire aussi : Comment les féministes russes se sont battues pour leurs droits à travers l'histoire

Catherine et le droit de vote

L'assemblée de la noblesse à l'époque de Catherine II

Le droit de vote des femmes russes a en fait été accordé par la femme la plus célèbre du trône russe - Catherine la Grande. Son mari Pierre III en 1762, avec son Manifeste des libertés, a libéré la noblesse russe du service public obligatoire (militaire ou civil). Le manifeste a été confirmé par Catherine, qui a renversé Pierre III - la nouvelle impératrice, consciente de la précarité de sa position, n'a pas voulu irriter l'aristocratie russe et confirmé ses privilèges.

Cependant, Catherine avait des plans pour attirer les nobles dans les activités de l'État. Les nobles constituaient une partie des députés de la Commission législative, un organe collégial convoqué par Catherine pour rédiger de nouvelles lois de l'État en 1766. Il y avait 564 députés au total, dont 161 étaient des nobles. Et en 1766, les femmes de Russie ont obtenu pour la première fois le droit de vote à ces élections.

La base de la participation d'un noble aux élections des députés à la Commission législative était la présence de propriétés - des villages avec des serfs. Et les femmes pouvaient elles aussi posséder des villages, selon les lois russes ! En 1753, une loi selon laquelle les femmes pouvaient vendre leur propre domaine sans le consentement de leurs maris a été adoptée. Cette loi confirmait la norme bien établie selon laquelle les biens d'une femme n'étaient pas aliénés lors de son mariage. Si elle héritait de l'argent, des biens, des entreprises de ses parents ou de son premier mari, tout lui appartenait.

Natalia Golitsyna

« Une femme jouissait des mêmes droits de propriété qu'un homme, écrit dans le livre Femmes marchandes, femmes nobles, femmes magnats. Femmes-entrepreneuses dans la Russie du XIXe siècle, l’historienne Galina Oulianova. Le principe de la propriété séparée prévalait. Après le mariage, le mari ne recevait pas de droits légaux sur les biens de sa femme (domaine, maison, terrain, meubles, vêtements, bijoux, etc.), comme c'était le cas dans d'autres pays. »

Ainsi, les femmes propriétaires de villages, dont elles pouvaient hériter de leurs parents ou par testament après la mort de leur mari, donnaient également aux élections à la Commission législative. Selon le Manifeste du 14 décembre 1766, les femmes nobles propriétaires des villages avaient le droit d'envoyer des documents spéciaux (on les appelait « relations écrites ») par courrier à l'ouïezd ou à la ville de province, dans lesquels elles pouvaient exprimer des souhaits pour le choix des députés à la Commission législative. Et de tels documents étaient bel et bien envoyés - 204 femmes nobles propriétaires terriennes ont participé aux élections, indiquant les noms de députés dans leurs « relations ».

Par la suite, avec ces mêmes lettres, les nobles propriétaires terriennes reçurent le droit d'exprimer leurs opinions sur les décisions prises lors de l'assemblée noble. En effet, pour élire un député à la Commission législative, les nobles de chaque district formaient des assemblées nobles - elles deviendraient des organes de gouvernement autonome noble sous Catherine II.

Une vieille propriétaire terrienne

À partir 1766, des élections à ces assemblées, ainsi que des représentants nobles de comté et de province avaient lieu régulièrement (tous les trois ans) - cependant, il n'y a pas de données sur la participation des femmes à ces élections. Cela signifie-t-il qu'elles ont voté une seule fois par correspondance en 1766, et c'est tout ? Il semble que c’est en effet le cas.

La participation des femmes avec leurs « opinions » aux élections n'a repris qu'en 1831 - à partir de cette année-là, les femmes nobles, qui possédaient plus d'une centaine d' « âmes » (serfs), ont reçu le droit de transférer leur vote à un parent ou à n’importe quel homme noble - ceci était appelé « habilitation » (procuration). En 1832, le législateur expliqua que ce « droit électoral » ne désigne que « le droit de voter, pas d’être élu ».

Comment les femmes faisaient-elles usage de leur vote ?

Femmes de marchands à Kinechma

« Je vous demande humblement, lors des prochaines élections nobles de cette année, de disposer de ma boule à votre gré tant pour le scrutin départemental que provincial sur la base des dispositions légales existantes » : c'est ainsi que la « procuration » était approximativement formulée. Comme vous pouvez le constater, ce droit électoral n'était plus actif. Si lors des élections à la Commission législative, les femmes nobles pouvaient désigner un candidat donné, désormais elles ne pouvaient que transférer leur droit de vote à un homme.

Et pourtant, les voix « féminines » jouaient un rôle important dans les manipulations que les nobles tentaient de mener avec les élections aux assemblées départementales et provinciales. Par conséquent, elles étaient démarchées par les représentants des différents partis nobles, qui faisaient de « lobbying » pour leurs candidats auprès de la noblesse.

Vera Firsanova (1862-1934)

Mais combien y avait-il de femmes nobles à avoir envoyé ou transmis leurs « pouvoirs » ? L'historienne Elena Kortchmina a étudié les données sur cette question pour l'un des comtés - Ranenbourgski. En 1832, 18 nobles se sont présentés aux urnes, disposant de 24 voix, dont six transmises par des femmes nobles. Dans le même temps, 43 femmes nobles de la province avaient le droit de vote. En 1847, dans différents districts de la province de Riazan, le pourcentage de votes « féminins » par procuration était de 14 à 40 parmi le nombre total d'électeurs. Ainsi, des personnes ambitieuses qui voulaient renforcer leur parti, avaient un vivier de voix - la part des voix féminines dans les élections pourrait atteindre un tiers !

À en juger par les mémoires de la propriétaire terrienne Maria Nikoleva, les femmes, bien qu'elles ne pussent formellement assister aux assemblées de la noblesse, y étaient cependant présentes pour surveiller le déroulement du scrutin. « Pendant les élections nobles, le congrès de Smolensk était particulièrement impressionnant, écrit Nikoleva. Nous (les femmes) étions dans les chœurs quand le débat se déroulait. Le bruit et les cris étaient tels qu'aucun mot ne pouvait être compris. » C'est-à-dire que les femmes étaient dans les chœurs, vraisemblablement, de la cathédrale ou de l'église où les élections avaient lieu - peu importe la façon dont elles étaient présentes, elles pouvaient observer le processus.

Lire aussi : Comment une femme de province devint la première féministe russe 

Âge du droit de vote des femmes en Russie

Cours supérieurs pour les femmes

Les grandes réformes d'Alexandre II ont également bouleversé la position des femmes russes. Tout d'abord, en 1864, la réforme du zemstvo (assemblées territoriales) a eu lieu, instituant des élections aux organes de l'autonomie locale. La loi stipule que les hommes âgés de 25 ans et plus ont le droit de vote. Cependant, les femmes qui possédaient la qualification foncière nécessaire en tant que propriétaires de terres ou de biens immobiliers urbains pouvaient autoriser leurs pères, maris, fils, beaux-frères et frères à voter. C’était le même modèle que l’« autonomisation » des femmes nobles dans les élections nobles.

Ce principe a persisté longtemps et a finalement donné naissance aux premières lois russes sur les élections à la Douma d'État en 1905. Le premier territoire de l'Empire russe où les femmes ont obtenu le droit de vote actif était la Finlande en 1906.

Cependant, le développement de la conscience juridique des femmes n'a pas pu être freiné - dans une large mesure, cela a été influencé par la participation active des femmes à l'activité entrepreneuriale. Dès le XVIIIe siècle, comme le prouve l'historienne Galina Oulianova, les femmes avaient les mêmes droits que les hommes pour faire des affaires. Une partie importante des usines et des entreprises de textile et de cuir de l'Empire russe appartenait à des femmes qui avaient hérité de leurs maris et pères. De plus, les femmes géraient le plus souvent elles-mêmes leur entreprise. La Russie connaissait des centaines de femmes entrepreneurs et propriétaires terriens - Maria Morozova, Vera Firsanova, Natalia Golitsyna, pour ne citer que les plus célèbres d'entre elles.

Lecture de textes littéraires

Le 14 janvier 1871, Alexandre II approuva la loi Sur l'admission des femmes dans les institutions publiques et gouvernementale. Les femmes ont reçu le droit de travailler officiellement comme sages-femmes, pharmaciennes, enseignantes et éducatrices, télégraphistes et comptables. Et en 1873, un recueil de lois et de documents Loi des femmes a été publiée en Russie.

Ce recueil expliquait que les femmes peuvent prendre des certificats de commerçant, occuper le poste de commis (gérant) de la propriété de quelqu'un d'autre à condition d’avoir un enregistrement approprié. Et bien que le divorce pour une femme russe restât un problème grave, les représentantes du beau sexe étaient néanmoins prêtes à défendre leurs droits de propriété lois en main.

« Dans les familles des femmes nobles russes, de commerçants et même des femmes plus pauvres - bourgeoises et autres -, lorsqu'elles se mariaient, un inventaire détaillé des biens avec lesquels la femme emménageait dans la maison de son mari était dressé, écrit Galina Oulianova. Cet inventaire était confirmé et transmis au marié en présence de témoins et du père de la mariée. Si la vie de famille ne fonctionnait pas, le mari offensait sa femme et la femme voulait retourner vivre avec ses parents, elle prenait tous ses biens apportés du logement, et s'il manquait quelque chose, elle pouvait se tourner vers la police pour forcer son mari à tout rendre. »

Tout est passé

Bien sûr, toutes les femmes ne parvenaient pas à divorcer et à conserver leurs biens, mais dans tout l'empire, il y en a eu des centaines, voire des milliers. L'historienne Anna Lavrenova, dans l'article La tunique bleue dans le miroir de Vénus : interaction entre la vie personnelle et la carrière des fonctionnaires des Corps séparés de gendarmes, montre que les épouses de gendarmes russes n'hésitaient pas à contacter personnellement les supérieurs hiérarchiques de leurs maris pour formuler des exigences et demandes. L'une des plaintes les plus fréquentes des épouses était que le mari, qui avait été envoyé dans un lieu d'affectation éloigné, n'envoyait pas de sommes suffisantes à sa femme restée au foyer. Dans le même temps, il ressort clairement de nombreux cas que les maris et les femmes vivaient séparément pendant des années, dans un divorce de fait - le moyen le plus populaire de divorcer dans la seconde moitié du XIXe siècle sans participation de l'Église.

À la fin du XIXe siècle, les femmes dans la société russe n'étaient donc pas aussi clairement exclues qu'on le pense généralement. Elles avaient trouvé des moyens de résoudre leurs problèmes conjugaux, de gérer des entreprises et des sociétés, et même de peser, formellement et dans une certaine mesure, sur la vie politique du pays. Bien sûr, toutes ces opportunités n'étaient pas faciles à mettre en œuvre, et seules les femmes les plus énergiques et persistantes, qui ne baissaient jamais les bras même face à tout un empire, y sont parvenues.

Dans cette autre publication nous expliquons comment la révolution sexuelle a explosé (et implosé) dans la Russie des années 1920 

Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.

À ne pas manquer

Ce site utilise des cookies. Cliquez ici pour en savoir plus.

Accepter les cookies