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Le 25 mai, le cimetière de Jouy-en-Josas, une commune située à quatre kilomètres au sud-est de Versailles, a été témoin d’un événement peu anodin. En présence des grognards coiffés de leurs imposants bonnets en poil d'ours noir, une cérémonie d’inauguration d'une plaque commémorative apposée à côté de la pierre tombale du capitaine d’infanterie russe Pavel Petrov, participant à la guerre contre Napoléon, s’est déroulée en petit comité de passionnés d'histoire.
Maria Tchobanov
Si un nombre assez considérable de dépouilles de Russes, tombés en France pendant la Seconde Guerre mondiale, est répertorié, il est moindre pour la Grande Guerre et il est vraiment rare de voir sur les sépultures des inscriptions renvoyant aux événements de 1814-1818.
Comment ce jeune officier, originaire de la ville de Toula, a-t-il fini sa vie ici, dans un petit cimetière, à 19 kilomètres de Paris, alors que des milliers de ses frères d'armes, morts sur le sol français, n'ont laissé aucune trace d'eux-mêmes ?
Tout a commencé il y a quelques années à la décharge du cimetière de Jouy-en-Josas, où, Alexandre Troubetskoy, un habitant d’origine russe de cette commune, a remarqué, en passant, une pierre tombale avec des inscriptions gravées en langues russe et française : « Ci-git le capitaine de l’Armée impériale russe Paul Petrow, mort à Jouy à la 29e année de vie le 19 avril 1814, des suites d’une blessure reçue près de la ville de Paris le 30 mars précédent ».
Fils d’un officier de l’Armée blanche exilé en France et respectueux de l'histoire militaire russe, Troubetskoy a initié une recherche en s’adressant à un autre féru d’histoire, le président de l’association Mémoire russe, Sergueï Dybov, qui, de son côté, a sollicité la mairie de Jouy-en-Josas pour retrouver les informations concernant cette tombe, qui a failli disparaître.
Bien que rongée par le temps, la pierre a pu livrer quelques données, qui ont permis de poursuivre l’enquête et de découvrir, grâce au Groupe de recherche historique de Jouy-en-Josas, l’origine de la dépouille.
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Alexandre Langeron
Domaine publicEn avril 1814, la France est envahie par les troupes des coalisés. Le maire de Jouy, Jacques Pétineau, demande à Alexandre Langeron (Alexandre Louis Andrault de Langeron), général de l’armée du tsar Alexandre Ier d’origine française, de prendre la ville sous la protection de l’armée russe. La requête est acceptée et Jouy voit arriver le célèbre régiment des chevaliers-gardes, une unité de cavalerie de la Garde impériale russe, formée uniquement de nobles, issus des plus grandes familles de l’aristocratie de Russie, sous commandement du colonel Vladimir Kabloukov. Ce régiment s'est distingué à Austerlitz, Friedland, Smolensk, Borodino, Leipzig, Fère-Champenoise et Paris.
On trouve les traces de cet épisode dans le Mémorial de la manufacture de Jouy (Widmer/Labouchère), un document volumineux sur la vie de Christophe-Philippe Oberkampf, un personnage, qui a apporté à Jouy une renommée internationale. Protestant venu de Suisse, il fonde dans le village en 1760 une manufacture de toiles imprimées, dont les créations sont très appréciées par la cour royale et qui deviennent sous le Consulat la troisième entreprise industrielle de France, après les Mines d’Anzin et la manufacture de glaces de Saint-Gobain. En 1806, Napoléon vient à Jouy avec l’impératrice Joséphine et décore Oberkampf de la Légion d’honneur.
La famille Oberkampf par Louis-Léopold Boilly
Domaine publicCe Mémorial évoqué plus haut est consultable au musée de la Toile de Jouy. Sur la page 357 on peut lire, après le passage sur les cosaques, auxquels la Manufacture a offert une barrique d’eau-de-vie et des cornets de tabac pour « les congédier promptement » : « Les premières troupes régulières des Alliés qui arrivèrent à Jouy, après la capitulation, furent les chevaliers-gardes de l’empereur Alexandre. Ils descendirent un soir par le Chemin Neuf, au son d’une belle musique toute en instruments de cuivre, qu’on entendait de fort loin. Ils restèrent à Jouy longtemps, tous logés chez les habitants. Leurs officiers étaient des jeunes gens des premières familles de Russie, aimables et bien élevés, sous le colonel Kablukoff. Il y avait des Pestel, Scheremetieff, Worontzoff, Menzenkamp etc. Ils maintenaient la discipline parmi leurs soldats et l’on n’eut qu’à se louer de leur obligeance. On n’osait pas se plaindre d’eux à la moindre offense, car aussitôt ils faisaient administrer la schlague au coupable.
Le colonel Kablukoff, avec ses domestiques, était logé chez M. Oberkampf. Deux autres de ses officiers, chez M. Widmer, un chez M.M. Pétineau et la capitaine Pestel chez Gottlieb. Ces messieurs donnaient des sérénades aux dames ».
Cosaques en France
Domaine publicPar le biais de la même source, on apprend que la famille Oberkampf a également hébergé deux officiers russes blessés, deux frères Petrov. Ainsi, dans une lettre, écrite le 6 avril 1814 par Emile Oberkampf (fils de Christophe-Philippe Oberkampf) à sa mère, on lit:
« Je t’ai expédié un des officiers blessés, ma chère maman ; il voulait ne partir que demain parce que son frère, qui est blessé aussi et que vous recevrez demain, ne pouvait partir avant. J’ai pensé qu’un seul te rassurerait toujours et je me félicite bien d’avoir pris ce parti. Il vous aura un peu tranquillisé… ».
Dans les notes, faites par Emilie Oberkampf, la fille du célèbre manufacturier, épouse de M. Jules Mallet (fils du baron Mallet, banquier et régent de la banque de France), on trouve la suite de cette histoire : « Jules prit le meilleur parti, en allant demander des sauvegardes au Val de Grâce… Là, on lui confia deux officiers russes blessés dont il se chargea de prendre soins dans sa famille. Ils étaient frères, l’un capitaine, l’autre lieutenant. Il envoya le premier le jour même, 6 avril, dans sa voiture, à sa mère à Jouy pour la tranquilliser, et le second, le lendemain.
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On les installa ensemble dans la grande chambre à côté du salon et ils furent soignés par le docteur Balzac. Le capitaine mourut le 13e jour. Son frère, qui n’avait qu’une blessure légère, guérit promptement ».
Les pages suivantes du Mémorial de la manufacture révèlent plus de détails sur le décès de Pavel Petrov et donnent des indications sur l’emplacement de son tombeau : « Capitaine d’infanterie au service de Russie, né à Toulow, avait eu l’épaule traversée d’une balle. La blessure était en voie de guérison, lorsqu’une fièvre produite par les imprudences du malade, l’emporta en peu de jours, le 20 avril 1814, à l’âge de 29 ans. Il fut inhumé au cimetière de Jouy, près du mur, à l’angle inférieur de droite.
Son frère fit placer sur la tombe une pierre tumulaire horizontale, ornée d’une longue épitaphe russe. Au bas, se trouve cette inscription en français : "Ci-git le capitaine Paul Petrow, officier russe mort à Jouy, le 19 avril 1814, des suites d’une blessure reçue à la bataille de Paris, le 30 mars précédent" ».
Le texte évoque également l’existence de l’inscription en russe, qui se traduit ainsi :
« Ces dépouilles sont enterrées par la main d’un ami. C’est l’amitié qui a élevé ce monument. L’amitié, en traçant ces lignes, versait des torrents de larmes. Passant, arrête-toi et en lui donnant un regret, dit aussi une prière et tu auras rempli son désir ».
L’acte de décès inscrit sur les registres de la mairie est signé par les frères Gottlieb et Christophe Widmer (neveux de de Christophe-Philippe Oberkampf) et Monsieur Pétineau, maire de Jouy.
Présent à la cérémonie du 25 mai, le descendant de la famille Oberkampf Mallet, le journaliste, écrivain, Président de Cinéfrance, Président de l’Association des Amis du Musée de la Toile de Jouy et auteur du livre Vivre pour entreprendre, consacré à Oberkampf, Etienne Mallet a souligné, en parlant de l’épisode du séjour du régiment des chevaliers-gardes à Jouy, que cela avait été « une occupation exemplaire ».
Sergueï Dybov, madame la maire de Jouy Marie-Hélène Aubert, Etienne Mallet
Maria Tchobanov« Obercampf accueille chez lui le colonel Kablukoff, les autres officiers de son entourage sont accueillis par les membres de la famille Oberkamf Mallet et par les habitants de Jouy. La plupart des officiers russes sont jeunes, appartiennent souvent à des grandes familles, très éduqués et parlant français. Cette bonne entente entre les uns et les autres a peut-être fait en sorte que ma famille s’est donné beaucoup de mal pour essayer de sauver le capitaine Petrov et a fait des pieds et des mains pour obtenir ce qu’on appelle à l’époque une sauvegarde, c’est-à-dire un sauf-conduit pour qu’il puisse traverser des villes et être soigné dans des conditions à peu près normales », a-t-il précisé.
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Il a trouvé également important de noter que la cérémonie, qui commémorait un jeune soldat mort dans la force de l'âge, était aussi une occasion de célébrer le fait que, pendant une guerre, il peut y avoir des moments où des lois humaines sont respectées. « Je trouve que c’est une belle leçon et une belle manière d’évoquer qu’au-delà des différences, de nationalités, croyances, d’intérêts entre les uns et les autres, il reste l’humanité », a déclaré Etienne Mallet.
L’année 1814 ne se résume pas seulement à la capitulation de Paris et à la présence des vainqueurs dans la capitale de l’Empire, qui a tant impressionnée la population locale par l’exotisme de certains corps de l’armée d’Alexandre Ier, ce sont aussi les combats, souvent très meurtriers, qui ont précédé la capitulation et l’abdication de Napoléon Bonaparte.
Entre décembre 1813 et avril 1814, la 6e coalition, formée par la Grande-Bretagne, la Russie, la Prusse, des États allemands de la Confédération du Rhin et de l'Autriche, a mené une campagne en France contre l'armée napoléonienne. La bataille de Paris, qui a eu lieu le 30 mars (18 mars selon le calendrier julien, utilisé par les Russes à l’époque) 1814, fut l'une des plus sanglantes pour les Alliés, qui ont perdu plus de 8 000 soldats en un jour (plus de 6 000 Russes). Au total, 63 000 Russes (sur 100 000 des troupes alliées) ont participé à la prise de la capitale française. Notamment, c’est le détachement commandé par le général Langeron qui a pris d’assaut la position retranchée de Montmartre, la colline dominante sur Paris, avant que les conditions de la reddition ne soient convenues. Ironiquement, c'est ce général d'origine française, émigré à la Révolution et qui a fait une brillante carrière dans l’armée du tsar russe, qui est entré le premier à Paris.
Entrée du tsar Alexandre Ier à Paris, 1814
Getty ImagesLe manque de moyens, de temps, de main d’œuvre, et la désorganisation des instances administratives ont fait que la plupart des militaires tombés lors des batailles de la fin du Premier Empire sont enterrés dans des sépultures collectives, sans identification. Beaucoup de cadavres sont abandonnés, brûlés ou jetés dans des cours d’eau. Les archives du département de Seine-Saint-Denis témoignent : à Pantin, le 21 avril 1814, trois semaines après les combats qui ont accompagné la chute de Paris, un habitant du lieu a noté que les cours et jardins « furent longtemps jonchés de morts ».
À Sainte-Croix, près de Colmar, la présence d’une sépulture est signalée par un toponyme – le champ des Cosaques – Kosakenfeld. Y reposent les guerriers morts au combat du 24 décembre 1813.
À Montmirail, des militaires tués lors de la bataille en 1814, sont inhumés dans des carrières désaffectées, en un lieu appelé depuis le « bois-des-Cosaques ». On trouve un chemin des Cosaques à Autreppes, un trou des Cosaques à Rozet-Saint-Albin…
La cruauté de la part des civils à l’égard des adversaires, retrouvés en position de faiblesse, n’est pas non plus exclue dans le contexte de la guerre. Des témoignages de l’époque rapportent de nombreux cas de lynchage, particulièrement barbare.
À Chambry (au nord de Laon), se trouve une butte boisée, où la tradition locale affirme qu’auraient été ensevelis les blessés russes et cosaques, massacrés par la population après la bataille de Laon. Plusieurs puits du Laonnois sont restés longtemps condamnés, à cause des soldats adversaires qui y avaient été noyés.
Les témoignages de l’époque évoquent également, que le 18 février 1814, un habitant de Montmirail a mis le feu à l’hôpital temporaire. Environ 500 militaires russes seraient morts asphyxiés, malgré les secours apportés par les habitants, qui avaient auparavant pris soin de l’ennemi.
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Les 7 et 8 mars 1814, après la bataille de Craonne, des militaires russes ont tenté d’enfumer des civils réfugiés dans des grottes. En représailles, des hommes et des femmes de la région ont enterré vivants ou brûlé en recouvrant de paille des blessés ennemis. Certains de ces militaires ont brandi des croix de paille pour indiquer qu’ils étaient chrétiens.
Le signalement des crimes commis par les cosaques et les cas de vengeances paysannes se retrouvent dans toute la zone des combats : en Lorraine, dans le Dauphiné, dans l’Orléanais, en Bourgogne, en Champagne, dans les Ardennes.
Il faut avouer, néanmoins, que certaines autorités locales, même dans le contexte de la guerre, ont essayé de procurer aux corps un mode de sépulture décent dès que la possibilité se présentait. Les officiers bénéficiaient d’un sort particulier.
Dans le cimetière de Chaumont, le monument sur le tombeau du lieutenant-colonel russe Blamov, mort en mars 1814, comportait une inscription en russe, qualifiant le défunt de « frère d’armes ». Une autre tombe, visible aujourd’hui à Connantre près de l'église, garde la dépouille d’Alexandre Chepeleff. Comme l’indique la pierre tombale, il était lieutenant au Régiment des chevaliers-gardes de l’Armée impériale russe, mort au champ d’honneur au combat de Fère-Champenoise le 25 mars 1814.
Par ailleurs, le plus célèbre des charniers identifiés des Russes garde des ossements d’environ deux mille personnes, cavaliers de l'empereur Alexandre Ier, morts dans cette même bataille, qui a ouvert la voie aux troupes russes vers Paris.
Au cimetière du Sud de Reims, se dresse un monument aux morts lors du combat du 13 mars 1814, comportant une face à la mémoire des soldats russes, morts à Reims. Une autre face de ce même monument évoque le Prince Gagarine, « commandant des baschkirs tué à la porte de Paris le 5 mars 1814 âgé de 23 ans » et Joseph de Heck, « capitaine de l’état-major russe chevalier des Ordres de Sainte-Anne et Vladimir né en 1785 tué au combat des Promenades le 7/19 mars 1814 ». Sans donner de détails, notons seulement que le sort du Prince Gagarine ne semble absolument pas clair, selon les affirmations des historiens.
La Bataille de Craonne, qui a eu lieu le 7 mars 1814 a également mérité son mémoriel, mais beaucoup plus tard. C’est vers 1904 que le monument d'Hurtebise, qui devait « honorer la mémoire des soldats français et russes tombés en héros dans cette mémorable journée du 7 mars 1814 » a été érigé sous forme d’obélisque couronné d'une étoile. Ce sont des combats de septembre 1914 qui l’ont fait disparaître.
À cette courte liste s’ajoute aujourd’hui la pierre tombale fixée au mur du cimetière de Jouy-en-Josas et accompagnée d’une plaque commémorative, offerte par l’association Mémoire russe, qui nous a fait découvrir une nouvelle page de l’histoire franco-russe.
Dans cet autre article, nous vous présentions les victoires les plus remarquables de l’armée russe sur Napoléon.
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