Détective du tsar: quand d’incroyables enquêtes dignes de Sherlock Holmes sont tout sauf fiction

Kira Lisitskaïa (Photos: DRPJ de Paris, Domaine public, Maria Tchobanov)
Authentique trésor d'informations sur la société russe, les mœurs et le mode de vie des sujets de l'Empire russe dans sa dernière décennie et à la veille de la Révolution bolchévique, mais aussi une lecture policière fascinante – c'est ainsi qu’on peut présenter le livre du journaliste et écrivain Dimitri de Kochko «Détective du tsar», publié récemment par la maison d’édition Macha Publishing.

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Le génial et perspicace Sherlock Holmes a bel et bien existé, en chair et en os, mais il était Russe et son nom est Arkadi Frantsevich Kochko (1867-1928). Cet enquêteur brillant, dont la vie surpasse tout roman d'aventure, l’arrière-grand-père de l’auteur du livre, a fait de la police criminelle de Moscou, qu’il a reprise en 1906 dans un état désastreux, un modèle de référence mondiale.

Le nom même de ce détective a terrifié les caïds du monde criminel de l’époque. C'est lui qui, le premier en Russie, a créé l’unique, en termes d'exactitude, système de classement des données sur les criminels. Il a également développé et introduit des méthodes d'identification des personnes, qui ont ensuite été adoptées par Scotland Yard. Mais commençons dans l'ordre.

Un appel du cœur

Issu d’une famille de la noblesse russe, comme la majeure partie des jeunes hommes de son milieu, Arkadi était destiné à une carrière militaire. Or, féru de romans policiers depuis son enfance, qu’il a passée dans le domaine de ses parents près de Minsk, il rêvait à tout autre chose.

L'idole du jeune Arkadi fut le prédécesseur littéraire de Sherlock Holmes – le détective rusé Lecoq, le protagoniste des romans policiers du français Emile Gaboriau. Lecoq trouvait facilement les solutions de crimes complexes. Magistralement maquillé et déguisé, il ne dédaignait pas à fréquenter les couches les plus basses de la société à la recherche de preuves. Cette méthode d'enquête a ensuite été utilisée par Conan Doyle pour décrire les aventures de Holmes.

Arkadi Kochko

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En 1894, l'officier Arkadi Kochko présenta sa lettre de démission, laissant ses parents désespérés. Il partit alors à Riga (aujourd’hui en Lettonie) rejoindre la police de la ville en tant qu'ordinaire inspecteur criminel.

Habillé en modeste ouvrier, le détective novice parcourait sans crainte les marchés, les tanières et les pubs de Riga, écoutait les conversations ivres des habitués, faisait les connaissances nécessaires, recrutait des agents, obtenait des informations, accumulant et systématisant une base de données de la communauté criminelle de toute la Livonie (la Lettonie actuelle). Il créa tout un réseau d'agents qui empêtra le monde de la pègre de Riga. Le taux d’élucidation des crimes dans la ville explosa littéralement et, à 33 ans, il se retrouva à la tête de la police criminelle de la cité.

Le nouveau chef gagna le respect de ses subordonnés : il savait trouver une approche vers n'importe quelle personne, même des criminels endurcis lui faisaient confiance, révélant leurs secrets.

Arkadi Kochko n'a jamais négligé les moindres détails dans ses enquêtes. C'était précisément le secret du succès phénoménal du détective russe. Il ne trouvait pas embarrassant d’écouter les plaintes des gens ordinaires, d’aider les femmes provinciales naïves trompées ou les grands-mères, volées par une progéniture sans scrupules, de chercher des maris-escrocs qui s'enfuyaient avec le bien de la mariée. Il recevait les victimes 24 heures sur 24 pour les questions urgentes.

En 1905 Kochko fut nommé chef adjoint de la police judiciaire de Pétersbourg.

À la pointe du progrès

Tout au long de sa carrière, Arkadi Frantsevich Kochko a utilisé dans son travail les acquis de la science médico-légale européenne, y compris la méthode d'identification anthropométrique des criminels, inventée par le Français Alphonse Bertillon vers 1880.

Il a « promu » de toutes les manières possibles au ministère de l'Intérieur de l'Empire russe l'idée de l'utilisation généralisée des empreintes digitales pour l’identification des criminels. Il a été le premier en Russie à commencer à compiler un index unique des empreintes digitales d'individus, pris en vue par la police.

Bâtiment de la police judiciaire de l'Empire russe, à Saint-Pétersbourg

C’est surtout la période moscovite de la carrière de l’enquêteur, commencée en 1908, qui lui a valu sa véritable renommée. Kochko fut convoqué auprès du président du Conseil des ministres Stolypine, qui lui a suggéré de rétablir l'ordre dans la police judiciaire de Moscou, et de la réorganiser, car la falsification, l'extorsion, la corruption et le détournement de fonds de l'État avaient gangrené la ville sous le règne du général Reinbot. Environ un an plus tard, il a réussi à « purger » la maison et à rétablir la légalité de fonctionnement de ses structures en construisant son propre système d'enquête. C’était une sorte de système de police des polices à trois niveaux. Au sommet, se trouvaient des agents secrets, que seul Kochko connaissait, et qu'il rencontrait lors de réunions tout aussi secrètes.

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Un détachement d'une quarantaine de personnes, chacune étant spécialiste dans différents types de crimes, a été créé, afin de rendre les enquêtes plus efficaces. Le département de la police judiciaire a équipé un cabinet de déguisement et de maquillage, où Kochko a enseigné à ses employés l'art de la transformation.

Parmi d'autres nouveautés, fut également l'utilisation active de chiens renifleurs par la police judiciaire de Moscou. Un chenil spécialisé a même été fondé.

D’autres approches, comme des rafles, qui étaient effectuées selon un plan bien pensé trois ou quatre fois par an avant les grandes fêtes, ont considérablement réduit la statistique des cambriolages, à tel point qu’au cours de la quatrième année du service de Kochko à Moscou, aucun vol majeur n'a été enregistré à Pâques, moment de l’année généralement très lourd en matière d’escroqueries de toute sorte dans des grandes villes de l’Empire.

Arkadi Kochko a perfectionné à Moscou son système d'identification personnelle basé sur une classification spéciale des données anthropométriques, photographiques, et d'empreintes digitales. Il a créé un index extrêmement précis des criminels, entre autres, grâce à son propre système de comparaison des empreintes digitales, qui met en évidence les principaux paramètres du dessin au doigt (la similitude devait être d'au moins 65%). Par la suite, cette méthode a été empruntée par Scotland Yard.

Le détective échangeait par correspondance avec des collègues anglais et français, il a publié ses travaux sur l'anthropométrie au Danemark et a envoyé des experts russes étudier en Europe.

En 1913, lors du Congrès international des criminalistes en Suisse, la police judiciaire de Moscou a été reconnue comme la meilleure au monde en termes de taux d'élucidation des crimes. Les médias occidentaux ont nommé son chef « Le Sherlock Holmes russe ».

Secrétariat de la police judiciaire

À partir du janvier 1915, Kochko dirige la police judiciaire de tout l’Empire russe. En 1914, avec le début de la guerre avec les Allemands, il dirigea également le service de contre-espionnage russe.

Génie de la déduction

Il s'est vu confier les enquêtes les plus complexes, embarrassantes et désespérées dans tout le pays. Il a démantelé un important réseau de contrefacteurs dont les traces remontaient jusqu'à la Suède, il a recherché du radium volé à Piatigorsk, a dirigé une opération pour dénoncer une bande d'escrocs ayant falsifié des lettres de change de plusieurs de millions de roubles de valeur. Grâce à ses efforts, l'insaisissable Vaska Beloous, le chef des pillards qui dévalisaient des propriétés près de Moscou, s'est retrouvé derrière les barreaux.

Enfin, il a prouvé l'innocence du bourgeois de Kiev Menahem Mendel Beilis, faussement accusé de meurtre rituel. Véritable affaire Dreyfus russe, ce procès antisémite a divisé toute la société en deux camps opposés dans les années 1911-1913. Beilis a été accusé du meurtre d’un adolescent, élève du Séminaire orthodoxe, Andreï Iouchtchinski, dont le corps a été retrouvé attaché avec des cordes en position assise, percé par 47 coups de poinçon et complètement exsanguiné. Après deux ans d’enquête inefficace et ébranlée par les passions politiques, l'empereur Nicolas II a personnellement confié cette affaire à Arkadi Kochko. Ce dernier n'a pas eu peur d'aller contre le puissant ministre de la Justice Ivan Chtcheglovitov, qui insistait sur la culpabilité de Beilis. Un mois plus tard, Kochko a présenté un rapport qui arrivait à la conclusion que l'enquête avait été menée de manière incorrecte, unilatérale et partiale. Sa conclusion était sans équivoque : Beilis est innocent, il n'y a pas eu de meurtre rituel.

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Dimitri de Kochko

C’était un homme extrêmement honnête et incorruptible, mais en même temps, selon les témoignages de ses proches, rapportés par l’auteur du livre Dimitri de Kochko, même dans le criminel le plus incorrigible, il voyait, avant tout, un être humain. Il ne s'est jamais permis d'être irrespectueux ou excessivement brutal envers les coupables arrêtés. Ayant pourtant vu plus d'un meurtrier cruel au cours de son service à la police judiciaire, il était fondamentalement contre la peine de mort.

Dimitri cite le cas décrit dans l'histoire du vol dans la cathédrale de la Dormition à Moscou, qui est incluse dans le livre. Après avoir attrapé le voleur et vu à quel point il avait l'air misérable, sale et affamé, le détective a tout d'abord ordonné de le nourrir et d'apporter les vêtements de son fils aîné (décédé pendant la Première guerre mondiale) pour que le criminel puisse s’habiller proprement.

Parmi les toutes dernières enquêtes du détective figure l’affaire de l’assassinat de Grigori Raspoutine, cet homme connu comme guérisseur et confident de l’impératrice Alexandra Fiodorovna. Il a donc dû enquêter sur les circonstances de la mort du confesseur de la famille impériale dont le corps a été repêché sous la glace de la Neva portant des traces de coups et de trois blessures par balle. Après la Révolution de février, l'affaire a été complètement classée par ordre du gouvernement provisoire.

En 1917, ce même gouvernement a aboli tous les services d’enquêtes de l’ancien régime, ce qui s’est traduit en peu de temps par une montée colossale de la criminalité. Les personnes d'origine noble ont été interdites de servir en Russie, la carrière du brillant détective ainsi que ses réalisations ont par conséquent été détruites. Les prisons de Moscou, de Saint-Pétersbourg et d'autres villes ont été vidées, tous les criminels libérés.

L’exode

Au début de 1919, à Moscou, où Arkadi Kochko essayait péniblement de survivre avec sa famille, un inconnu l'a approché dans la rue, pour le prévenir de son arrestation imminente. Malgré son adhésion aux nouveaux pouvoirs, cet admirateur de longue date d'Arkadi Frantsevich a aidé ce dernier à partir à Kiev, dans le cadre d'une troupe de théâtre, sous une fausse identité et déguisé en acteur. Plus tard, une personne de confiance a emmené à Kiev le reste de la famille du détective avec de faux passeports.

Or, cette partie de l’ancien empire n’étant pas plus sûre, les Kochko cherchaient désespérément une opportunité d’atteindre la zone contrôlée par le général Denikine, l’un des chefs des Armées blanches. Le hasard a fait qu’ils ont pu partir grâce à l’aide des « vieilles connaissances » du détective – des membres du gang de Varsovie (des criminels hautement qualifiés avec leur propre code d'honneur), autrefois démasqués par Arkadi. Ils l’ont reconnu dans la rue animée de Kiev, mais se souvenant de son attitude humaine et respectueuse lors de l’arrestation, non seulement ils ne l'ont pas dénoncé aux bolcheviks, mais lui ont offert de l'aide et de l'argent, tout en l’assurant de l’honnêteté de ces moyens. Dimitri de Kochko, l'auteur du livre, a appris cet épisode de sa grand-mère Olga Kochko (elle était mariée à Ivan, le deuxième fils d'Arkadi Frantsevich).

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En 1920, après la défaite de l’Armée blanche, comme des milliers d’autres fidèles à la monarchie, Arkadi Kochko n’a pas eu d’autre choix que de quitter son pays. Passé par Constantinople, en 1923 il se retrouve avec sa famille à Paris. Malgré son expérience et sa renommée internationale, il ne pouvait pas exercer la profession qu’il aimait tant. Pour travailler dans la police, il fallait la nationalité française, qu’il ne voulait accepter. Il a été invité par Scotland Yard, qui lui offrait la citoyenneté britannique et le poste de directeur du département des enquêtes. Kochko a renoncé à ces propositions : comme beaucoup d'émigrés blancs, il croyait fermement que de jour en jour les Soviets seraient renversés et qu’il serait appelé de nouveau à servir la Russie. En attendant, l'ancien « principal détective de l'Empire russe », comme il se nommait lui-même, travaillait comme gérant dans un magasin de fourrures.

Incroyable talent de narrateur

À table, entouré d’amis et de la famille, Arkadi Kochko se plongeait parfois dans ses souvenirs et se mettait à raconter avec enthousiasme des anecdotes de son passé de détective. Ses récits étaient si fascinants et riches en détails, que beaucoup lui ont conseillé de commencer à écrire et à publier ses mémoires.

Il s'est avéré qu'il avait un vrai talent pour l'écriture. À partir de 1925, le magazine parisien russophone La Russie illustrée a publié ses histoires dans ses pages. En 1926, une vingtaine de textes ont été réunis dans un livre intitulé A.F.Kochko. Essais sur le monde criminel de la Russie tsariste. Mémoires de l'ancien chef de la police judiciaire de Moscou et chef de tout le département des enquêtes criminelles de l'Empire. Volume I. En 1929, deux autres volumes ont vu le jour, à titre posthume.

C’est dans le grenier de la maison de ses parents, que le journaliste Dimitri de Kochko a découvert quelques exemplaires de ces volumes, âgés presque d’un siècle. Plus tard, en triant les archives familiales, en parcourant la correspondance et les notes laissées par Arkadi et les autres membres de la famille, Dimitri a commencé, page après page, à reconstruire l'histoire de son arrière-grand-père, les circonstances de son départ de Russie et des années vécues en France.

« Pour nos contemporains, les histoires et les notes d'Arkadi Kochko ont une double valeur – ce sont d'abord des faits historiques fiables sur les dernières années de l'existence de l'Empire russe, décrits par un témoin, les faits non dénaturés par quelconque idéologie ou engagement politique. Deuxièmement, il s'agit d'une image incroyablement réaliste, finement détaillée et polyphonique des couches les plus diverses de la société russe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle », commente Dimitri de Kochko, qui a traduit en français les textes de son arrière-grand-père et les a adaptés pour les lecteurs contemporains, en situant l’action dans son contexte historique. 

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Psychologue subtil, Arkadi Kochko dessine des personnages très authentiques et fiables dans ses histoires, décrit des situations avec humour et beaucoup de détails quotidiens, transportant le lecteur dans la Russie prérévolutionnaire.

« Ces histoires véhiculent très bien l'atmosphère des marchands de Moscou, les soucis et les joies des gens vivant à une époque pas si lointaine, mais complètement différente de la nôtre. En sachant que le narrateur transmet avec une précision incroyable les particularités de la langue des différentes couches de la société, traduire de tels textes, trouver des équivalents en français sans perdre cette richesse stylistique et linguistique est une tâche très difficile, que j'ai essayé de faire du mieux que je pouvais, en évitant la lourdeur des notes de bas de page et donnant autant d'informations que possible à l'intérieur du texte », explique son travail Dimitri.

« Ces mémoires sont des témoignages historiques, mais qui n’en sont pas moins de véritables histoires policières très prenantes, non dénuées d’humour, qui proposent une lecture fascinante et enrichissante à la fois », affirme Marie Renault, éditrice du recueil francophone, intitulé Détective du tsar. Les incroyables enquêtes du dernier chef de la police judiciaire de l’Empire russe.

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